Ligeti est à la recherche d’une forme de stase musicale, sa musique est travaillée par des mouvements aux rythmes s’enchaînant de manière à influer sur le temps de durée entre chaque mesure afin de brouiller le temps de perception de l’écoute. Les intervalles apparaissant dans la partition sont décrits par Ligeti comme des interstices sonores, des lieux de passage entre chaque micro-structure musicale définis par un temps de durée asymptotique, donc difficilement saisissable et perceptible.
C’est une successivité désirée imperceptible à travers le truchement d’une distorsion temporelle. Ligeti recherche un tissu polyphonique homogène dans lequel la hiérarchie entre les paramètres musicaux tend à s’effacer. Cela suppose nécessairement une quantification précise, mathématique, des éléments sonores. Le procédé cinétique employé produit une illusion de continuité inchangée, et non une stase effective. Ligeti confronte ainsi l’écoute au défi de s’abandonner à une expérimentation illusionniste qui ambitionne de repousser les limites de l’audible autant que les capacités sensibles de réception sonore de l’écoute.
Le compositeur illustre sa réflexion musicale par un modèle perceptif en forme de toile, une « typologie de toile », structure qui le fascine depuis l’enfance, afin d’illustrer sa définition et sa recherche de statisme musical. Cette modélisation de la structure musicale ne restitue cependant ni la dimension cinétique de l’enchaînement des tranches sonores, ni la dimension surimpressive qui la sous-tend. L’on serait plutôt tenté de proposer un modèle plus complet, une typologie musicale spiralique.
Cette structure a pour vertu d’allier un dynamisme jumelé et synchrone de concentration et de creusement que le modèle arachnéen absente. Elle dessine un relief que la typologie en toile ne suggère pas car celle-ci accentue particulièrement l’effet de statisme en offrant un modèle éclaté et apparemment immobile de la structure musicale. Les parties constituantes, dont le volume diminue à mesure que l’on se rapproche du foyer nodal de la toile, sont mises à plat sur un même plan temporel, telle la coupe transversale d’un objet. Autrement dit, la verticalité des éléments est renoncée au profit, non pas de leur égalisation, mais d’une commune polarité (la distorsion des figures de la toile s’accentue à l’approche du foyer nodal, comme une sorte de happement).
Le modèle spiralé, en revanche, introduit à la dimension dynamique du phénomène en intégrant l’idée d’un mouvement composite et sans cesse sous tension. Cependant, si Ligeti, à notre sens, ne fait pas référence à un modèle intégrant la dimension de dynamisme alors qu’elle n’est aucunement occultée de sa réflexion musicale, c’est qu’il ne répond pas aux paramètres de son expérimentation illusionniste. Et pour cause, le modèle en toile est la figuration d’une hypothèse de travail, à savoir la possibilité de la création d’une musique statique. Ligeti s’efforce de donner l’impression d’un équilibre musical en rendant imperceptible le travail du mouvement de fond qui met en co-présence active les éléments sonores.
Il s’agit, avant tout, de tendre vers un idéal de statisme musical, une recherche reposant essentiellement sur une manipulation perceptive de l’écoute, une véritable orchestration de la scansion temporelle. Ce procédé exige une profonde connaissance des forces et des corps qui sont en jeu afin de pouvoir ambitionner de maîtriser un équilibre de leurs puissances. Le mouvement n’est pas occulté, ou absenté, au contraire, il est utilisé pleinement par le compositeur-orchestrateur comme une variable d’ajustement de l’illusion perceptive. L’écoute subjuguée, trompée, aura l’impression d’un immobilisme, mais la musique demeurera, elle, en permanence sous tension.
La recherche d’un statisme musical permet à Ligeti de faire subir à la musique diverses et fructueuses distorsions en employant des techniques musicales présentes en d’autres musiques. Ces dernières mèneront, d’ailleurs, le compositeur-expérimentateur à s’approcher de musiques ethniques qui les avaient déjà intégrées de manière profondément sensible sans pour autant asseoir une théorie préalable. Ligeti affirme ne pas être animé par une pensée musicale dogmatique, systématique, telle la théorie d’une musique sérielle, minimaliste. Il dit tâtonner, progresser à l’aveugle, et se refuse à toutes formes d’hermétisme. Ses influences sont éclectiques, pluriethniques, la recherche d’une musique syncrétique travaillée par des surimpressions de rythmes différents. Ce savoir encyclopédique, érudit, est fondamental car il permet au compositeur de travailler sur le phénomène de reconnaissance.
Et, l’on comprend, dès lors, que si le modèle perceptif ligetien de la musique ne privilégie pas, du moins lui donne une visibilité à la hauteur de son importance, la composante dynamique, c’est avant tout parce que le travail de reconnaissance est profondément intime et sensible, et qu’il n’est pas ausculté à l’instant même de la reconnaissance. Le mouvement surimpressif qui y mène est mis en sourdine afin de rendre l’illusion d’un acte magique. Ligeti ne peut renier la représentation du mouvement dans son modèle musical perceptif car la reconnaissance constitue une expérience bouleversante, une véritable collision qui menace l’équilibre de l’ensemble.
En effet, un jour, Ligeti est subitement fasciné, même sidéré. Il reconnaît le son des cloches de son village natal lorsque résonnent celles de son pays d’exil. Peut-on parler ici d’une forme d’existence statique à travers la résurgence du passé dans le présent, d’une stase à travers la reconduite d’une même identité par la répétition ? N’est-ce pas de l’illusion d’un temps immuable dont il s’agit ici plus particulièrement, un temps à l’équilibre ?
L’on comprend dès lors que si la recherche d’un statisme musical repose sur une expérimentation illusionniste jouant sur la perception d’écoute, c’est que Ligeti tente de reproduire le phénomène de réminiscence à l’œuvre dans l’impression d’un temps immuable, du moins stabilisé – à l’instar des « paroles gelées » rabelaisiennes, qui demeurent suspendues, en permanence disponibles, dans l’attente d’une réactivation, d’une réanimation.
L’œuvre Atmosphères constitue une illustration exemplaire et radicale de la tension permanente qui travaille la musique statique. L’orchestre se surveille, est tendu vers le travail de chaque instrument, une sorte de vigilance contraignante, sévère, afin de ne pas relâcher l’équilibre des forces conquis et qu’il faut maintenir. La clarté souveraine de la reconnaissance repose sur et est permise par l’équilibre conquis de la puissance mécanique et physiologique de l’ensemble du corps orchestral et des corps humains et instrumentaux, individuellement.
Cela requiert une profonde connaissance de son propre corps, du corps de l’instrument et du volume de l’espace, du lieu dans lequel se déploie, se diffuse, la musique. Le mécanisme, l’outillage, la matière, viendra le sublime équilibre de toutes les puissances. La justesse, la connaissance et la délicatesse absolues. Un véritable pouvoir, peut-être même une omnipotence. Là, une musique audible, disponible, à toutes les écoutes.
Rien d’autre que ce moyen de subsistance. L’on perçoit profondément cette fébrilité de la tension permanente, comme s’il en allait de la survie de l’ensemble orchestral, de son accord, de la survie de la musique même. Cette atmosphère inquiète, intranquille, pesante, qui hante, c’est celle qui sous-tend le travail de reconnaissance. Elle est si inquiète parce qu’elle est délicate, juste, mesurée, qu’elle se veut presque imperceptible. Dans cette perspective, Atmosphères peut être considéré comme une révélation, une autopsie sonore, une spectacularisation, du travail en profondeur du phénomène de reconnaissance et que Ligeti destine à mettre en sourdine afin de sauver le jeu de l’illusion perceptive.
Désormais, attardons-nous sur Lontano, un opus qui, à l’inverse, pointe le phénomène de distorsion perceptive en semblant se jouer du mouvement. Dans cette œuvre, il est difficile de situer, de préciser, l’instant de la reconnaissance, de la rencontre avec le jadis. C’est comme si cet instant avait lieu en permanence mais qu’il ne poignait pas de manière éclatante, remarquable. L’on pressent que l’essentiel est déjà là, que sa présence a devancé l’écoute. Comme si tout ce qui se produisait, et jusqu’à la musique même, n’était qu’une mise en scène stérile, à caractère récréatif.
Pourtant, l’on note que l’horizontalité de l’axe temporel est marquée par une certaine dramaticité musicale, générant ainsi du relief sonore. Et pour cause, l’illusion perceptive ne peut être vécue de manière clairvoyante dans le présent de sa réalisation. Elle est toujours manquée, la rencontre est impossible. Une musique à l’équilibre ne signifie guère un détournement de la surprise, de l’insoupçonné, du risque, pourtant susceptibles de la menacer à travers les sursauts du mouvement.
Elle est, au contraire, un ajustement permanent de la portée pondérée, manifeste ou discrète, de chaque pôle en présence. Comme si leurs rayonnements sonores respectifs se décantaient à travers leur surimpression. Le mouvement musical ne peut disparaître, et l’on ne peut pas ni y échapper, pas même sous le régime de la répétition. L’on suppose que le modèle musical perceptif de Ligeti est en permanence modulable à travers le degré de représentativité qu’il attribue à chaque composante sonore. Ainsi, il existerait autant de variantes du modèle perceptif en toile qu’il existe de musiques.
© Sara Intili
À l’écoute (youtube), Simon et la Philaharmonie de Berlin jouent Atmosphères de Ligeti :
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