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L’héroïque conquête de l’écoute, La 3° Symphonie Eroica de Beethoven (en écoutant Claudio Abbado).

par | 18/02/2024 | Classique, Musique, Notes d'écoute

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

(NB : en hommage à Claudio Abbado, au grand musicien et au grand homme, pour X° anniversaire de sa mort. André Hirt)

 Une marche emplie d’un sentiment belliqueux s’entame, une conquête essentielle s’annonce qui concerne un territoire immense, presque infini, comme un « volume d’aura » grandiose qui gronde. L’ambition est telle que tout horizon est invisible, une ambition folle, qui désarme tant l’annonce de la conquête semble inquiétante. L’on pressent intimement et confusément que cette conquête-là nous concerne et que l’on devra s’y engager. L’insistance d’un martèlement, d’une exhortation, à peine attaquée l’exposition – à l’instar d’une entrée in medias res -, traduisent l’urgence, la nécessité d’un geste radical, fort, entreprenant, presque révolutionnaire. Pour qui, pour quoi, d’emblée, tremble-t-on ? L’écoute est-elle déjà affaiblie par l’angoisse, l’attente fébrile installée par une menace de catastrophe ? Ou, au contraire, se renforce-t-elle à la trempe d’un appel féroce au combat qui sera mener jusqu’au bout ? La résistance de l’écoute est mise à l’épreuve, et l’on redoute même sa capitulation. Dès l’entame de la musique, l’incertitude quant à son maintien se pose. C’est, par conséquent, le lieu même de l’écoute qui constitue l’espace à conquérir, ouvrant, dans un même temps, la possibilité d’en creuser la genèse.

Cet enjeu autour de l’écoute se pose avec d’autant plus d’acuité que le contexte de composition de la Symphonie III est particulier puisque lorsque Beethoven l’entame, sa surdité se déclare et s’installe irréversiblement. En perdant peu à peu l’ouïe, c’est un instrument de création unique et singulier dont il se voit privé. Nonobstant cette perte, elle n’engage en rien celle d’autres manières à investir afin de construire une œuvre d’écoute. Une structure de création de formes disparaît, mais d’autres sont susceptibles d’être développées, et qui jusque-là ne trouvaient pas le contexte propice à leur activation.

 Il s’agira, par conséquent, de trouver la forme d’un instant. Mais, qu’engager de soi lorsque la forme que l’on existe s’épuise et tend à disparaître ? Comment, par quels moyens, se continuer ? Malgré la perte – et c’est là une condition de possibilité de l’identité, de continuum identitaire -, l’âme demeure hantée par la mémoire des écoutes qu’elles a créé auparavant. Et, pour cause, l’on parlera plus justement de réorientation des structures d’écoute plutôt que de révolution, radicalité qui semble oblitérer le passé alors qu’elle se fonde sur lui, demeure en partie définie par lui parce qu’il s’inscrit malgré tout dans la forme à venir à travers un acte de négation.

Le dédicataire initial de la Symphonie III était à l’origine Napoléon Bonaparte, Beethoven désirant glorifier la majesté d’une entreprise au souffle héroïque destinée à diffuser des valeurs fédératrices et démocratiques. Il devra renoncer à cette figure tutélaire réalisant le dessein véritablement tyrannique de l’Empereur. Ce changement de dédicataire présuppose, dans une plus large mesure, au-delà de l’anecdotique, la nécessité d’une sorte de déroute impliquant la restructuration d’un maillage d’écoute particulier. Beethoven compose avec une désillusion mais non un renoncement à l’idéal originaire. Il s’agira de réanchanter autrement le terrain d’écoute.

Dès le début de la musique, l’appel martial est déjà et demeure soutenu, il se maintient entêté dans une intensité exigeante. L’on ne note guère de décrochage, d’affaiblissement, comme si la tension musicale se contenait violemment dans une maille de contention. La tension est menée jusqu’au bout, jusqu’au seuil ultime de la marche funèbre, un basculement, non pas dans la mort, mais dans une résurrection. La marche funèbre constitue le terrain de recomposition des modes d’écoute. À travers le mode mineur, la catabase de l’écoute permet de sonder ce qui est profondément disponible.

 Après l’exposition d’une nécessité de redéfinition, de l’exhortation à la lutte, telle une galvanisation des troupes avant le combat, la catabase de l’écoute que traduit la marche funèbre permet l’émergence progressive d’un nouvel agencement de l’écoute. Le scherzo qui succède à la marche funèbre est enjoué, claironnant, comme s’il représentait une forme de résilience. Il est, par ailleurs, intéressant de se demander comment la nouvelle structure d’écoute rend visible la présence de l’ancien à partir duquel elle s’est redéfinie. Chose grandement privilégiée, il nous est, peut-être, donné d’assister au façonnage de l’écoute d’un compositeur en cours de perte de son ouïe. Et, peut-on espérer du moins, une élucidation de la genèse de ses œuvres, ouvrant aux mystères de l’orchestration et de l’interprétation telles que ces dernières ont été pensées, du moins tentées. Comment le compositeur s’entendait-il lui-même, en définitive.

Durant la marche funèbre, la tension sonore semble s’efforcer de se maintenir sous une sorte de ligne d’intensité avec la fébrilité d’une prudence extrême. Ceci est le temps du recueillement, la marche ne sublime pas la perte, ni la mort, sous peine d’essentialiser l’écoute que l’être vit avant tout comme une expérience sensible. C’est dire que l’urgence d’un travail repensé de l’écoute, de sa saisie, prémunit l’être de toute solennité qui signifierait, dans une certaine mesure, apitoiement. C’est l’exigence de l’œuvre qui s’exprime ici, elle qui ne tolère pas le renoncement et sollicite l’investissement absolu des forces du créateur. Certes, la perte de l’ouïe est avant tout sensible, physique, mais le compositeur évite l’écueil d’une musique abstraite. C’est comme s’il avait développé un autre corps sensible à partir de la mémoire du sens disparu.

Il est d’ailleurs fascinant de voir la maîtrise avec laquelle est maintenue la tension d’intensité sonore sous un certain seuil, rendant ainsi compte de la saisie permanente, survivante, d’une certaine écoute, tandis que la surdité du créateur va s’aggravant. Qu’est-ce qui permet d’entendre encore l’écoute antérieure et de la restituer – véritablement la saisir – de manière concrète, dans une orchestration sensible, alors que l’être n’est plus en mesure, en quelque sorte, de la toucher ? Qu’est-ce qui écoute en l’être ? L’œuvre elle-même, qui est en cours de création et qui nécessite un passeur actif, engagé, pour naître. La surdité ne fait pas nécessairement renoncer à entendre quelque chose, simplement, elle déplace le lieu d’écoute. Elle donne accès à une intimité renforcée avec la création et affirme la responsabilité qu’elle engage.

Dans cette perspective, l’on peut admettre que, en définitive, l’être devient sourd à chaque création d’une nouvelle forme d’écoute. Il y a autant de formes de surdité qu’il ne se crée de formes d’écoute, qui leur sont complémentaires, voire consubstantielles. Mais alors, quelle nouvelle structure d’écoute émerge, ici, précisément ? À l’issue de la marche funèbre, les instruments à vents du scherzo emportent la vivacité du mouvement. Ceux-ci ajoutent un caractère facétieux, voire puéril, qui distingue la vivacité du scherzo de celle du premier mouvement, nettement autoritaire. La nouvelle structure d’écoute semble avoir réinvesti une certaine vision d’enfance, une insouciance qui crie sa joie de vivre. L’on a l’impression qu’un esprit follet virevolte, agitant frénétiquement ses ailes. Réinvestir les visions d’enfance, c’est être à l’écoute d’une musique utérine.

La nouvelle structure d’écoute qui émerge à la suite de la perte de l’ouïe, est une matrice originelle, une conque utérine à partir de laquelle les possibilités imaginaires sont infinies et traduisent une profonde et déroutante confiance à un monde. À l’instar du fœtus qui est déjà à l’écoute du monde, la matrice utérine constituant sa caisse de résonance mais également son filtre d’écoute. La rencontre avec l’écoute de la voix maternelle, clé de cryptage du monde, la mémoire de cette écoute à laquelle l’être n’a jamais renoncé mais qui lui est pourtant, dans une certaine mesure, étrangère, voilà ce qui définit précisément cette nouvelle structure d’écoute.

 © Sara Intili

Claudio Abbado dirige le Lucerne Philharmonique Orchestra dans la III° Symphonie de Beethoven.

https://www.arte.tv/fr/videos/048872-000-A/abbado-dirige-eroica-de-beethoven/

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