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L’Époque de la peinture (prolégomènes à une utopie) par Jérôme Thélot, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2024.

par | 21/06/2024 | Arts, Peintures, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

La peinture est l’origine. Dans cette affirmation qui vaut quasiment pour une thèse (même si personnellement on ne goûte pas philosophiquement les thèses qui, précisément, n’ont rien de philosophique puisqu’elles auront figé, tétanisé et souvent fasciné la pensée – en somme, un philosophe ne peut ni avoir de thèses ni en pratiquer), c’est beaucoup moins la notion d’origine qui peut faire difficulté que l’expression « la peinture ». Cette dernière désigne un genre, qui n’a pas toujours existé, qui se tient au-dessus ou à l’écart des multiples activités et manières de peindre, en vérité il s’agit d’une abstraction. En revanche, la notion d’origine qui apparaît la plus difficile et la plus abstraite, désigne la formation de la forme, son dégagement et puis son élargissement. Clairement, c’est en effet l’humanité qui s’exprime à cette occasion, non en ce qu’elle serait déjà toute constituée et s’admirerait dans ses représentations, mais en ce que le geste, le mouvement, l’effort et fondamentalement la poussée ou la pulsion de peindre, encore informes, tendent à leur incarnation, par conséquent à prendre place dans le dehors de l’existence. La pensée, disait Hegel, de façon irréfutable, se présente hors d’elle-même, donc dans le monde de l’espace et du temps, et devient ainsi une pensée particulière se mouvant dans le marbre, la couleur, le son ou les phrases. Et ce serait cela l’origine, à chaque fois recommencée, répétée, toujours différente dans ses surgissements et avènements. L’origine n’est en aucun cas le commencement, un commencement. Celui-ci est datable, il relève d’une temporalité chronologique là où l’origine marque une répétition mais dans sa différence.

À cet égard, Jérôme Thélot, dans ce beau livre, quoique parfois doctrinal (René Girard s’impose beaucoup, de façon cryptique, de même que l’affect compassionnel – qu’on ne s’y trompe pas, ces très faibles restrictions ne nuisent en rien au principe de pensée de l’ouvrage !) a par conséquent parfaitement raison de frayer les espaces renouvelés de la peinture, des espaces qui excèdent ce que, à strictement parler, la peinture est puisqu’elle porte l’humanité en tant que telle, ou bien, c’est-à-dire sa réaffirmation à des moments souvent les plus cruciaux de son Histoire. Partant, l’Histoire elle-même ne se résume pas à ce qu’on entend sous ce nom et que la langue allemande a la capacité de comprendre dans le mot peu germanique de Historie là où en vérité c’est Geschichte qui s’impose, soit un envoi et une projection, un penchant si l’on préfère, et plus activement un effort vers la formulation au sens le plus strict du terme à savoir ce qui se pousse dans l’existence. (Heidegger parlerait à ce propos, on l’a compris, d’historialité.) – Heidegger ? parce qu’il a dégagé, à des fins comme celle-ci de pensée des mots qui permettent de la laisser passer et par conséquent comme au principe de l’articuler. – Ainsi, la pensée en a certainement traversé l’esprit, sauf qu’il faut dégager le sens d’historialité, qui ramasse, condense et délivre le noyau de l’être de l’humanité et sans doute à jamais dans l’humanité.

Une telle délivrance porte ici le beau nom d’utopie, que l’on apprend à considérer tout autrement, justement dans, par et à travers des images, comme il est dit « de Holbein à Soutine, de Zurbaran à Morandi, de Frans Hals à Hopper… ». De même que l’ombre de l’humanité en son essentialité apparaît fugitivement, en descendant de la tour, dans En bleu adorable de Hölderlin, de même ces images, par leur acte de naissance, ouvrent l’espace toujours inexploré, inapproprié, de ce que l’on appelle « homme » et plus profondément en eux, « humanité ». D’où, en effet, la reconnaissance, même fugitive, et au fond éblouissante dans le fond des images, de cette humanité et, en cette reconnaissance même, ce qu’on a souligné plus haut par les termes d’ « affect compassionnel » le mouvement qui nous porte, depuis la nuit des temps hors d’elle, depuis l’ombre des cavernes jusqu’aux sombres lumières qui se reflètent toujours en nous de Soulages et de Rothko (on veut dire que l’humanité en question s’y trouve encore prise, que l’articulation qui y travaille et peine cherche sa lumière qui se trouve être en vérité le rayonnement de sa forme manquante ou plutôt impossible). La réalité est, heureuse autant qu’il est possible, que les images qu’on dira donc surgissantes, ou bien en avenance, fassent « époque », comme le montre l’ouvrage de Jérôme Thélot. Non qu’il s’agisse d’appuis par défaut, mais d’éclairements qui permettent à l’humanité l’expression qui lui fait cette fois-ci effectivement défaut, mais qu’elle peut aussi, tout de même, entrevoir.

On a très souvent accusé, surtout les philosophes, les images d’être superficielles et, pire encore, source de toutes les illusions, errements et fantasmagories. Or, il s’avère qu’elles contiennent, dès lors qu’il s’agit d’images peintes en tout cas, la profondeur à laquelle la pensée seule peut accéder et qu’elles sont en mesure de refléter. Ces images ne forment pas, sauf dans les fautes du regard, des antithèses et même des ennemies de la pensée, mais leur projection ou leur activation dans le monde et comme monde, d’où le terme d’ « époque » dont fait usage, de façon très pertinente Jérôme Thélot, en référence à Heidegger, croit-on comprendre, mais en lui donnant une tout autre valeur, franchement positive et non plus un statut de « moment »  dans l’Histoire de la métaphysique.

On savait pourtant déjà que l’homme, ce qu’on désigne sous ce nom, était l’être des signes. Il aurait ainsi rompu le silence du monde et griffonné sur la nature. Le silence ? En quoi a-t-il cependant affaire avec l’image ? Parce qu’elle serait silencieuse alors qu’elle constitue une prise de parole majeure dans l’Histoire ? L’ouvrage médite sur le cri comme premier signe, et on ne résiste pas à l’envie d’y voir à notre tour l’origine conjointe de la peinture et de la musique, les deux engagées et conduites par l’ouverture du langage. Le silence s’est donc fait parlant là où, dans le Moderne, ajoutera-t-on encore, le silence s’est confondu avec le bruit, ce dernier le produisant, ou en en produisant une facture inouïe, ce qu’on a personnellement appelé « l’amusicalité ». De même, le Moderne a destitué les images en les retournant en idoles, à savoir ce que rien ne traverse sauf l’adorateur. Mais les pages de Jérôme Thélot à propos du cri dans la peinture sont majeures (p. 30-31) et pas uniquement en ce qu’elles font comprendre l’apparition de l’humanité. Mais le cri, si l’humanité en devenir en était restée à lui, aurait fait obstacle, lancé qu’il était dans la nuit, sans réponse ni répondant, est, du fait du blocage et de l’étranglement qu’il impose, désespoir originel. C’est sans doute à lui que nous avons, aujourd’hui encore et toujours, affaire. Or, c’est justement l’image qui répond au cri, c’est elle qui porte la pensée et se soustrait, on peut l’affirmer, au seul affect.

Mais pourquoi, au fond la peinture ? Parce qu’elle « soigne » le monde, répond Jérôme Thélot. Elle est « l’art d’Irène ». Peindre, ce serait « réparer », ce serait identifier son geste propre avec la salvation. C’est la « thèse » de l’ouvrage, ou mieux l’empreinte majeure qu’il laissera. Et cela est, quoi qu’on puisse penser de cette salvation, admirable dans sa prétention, déjà la beauté même de l’humanité.

(Image et images, peintures, idoles et icônes, et puis en retour iconoclasmes divers, depuis ce fond obscur, sous prétexte de rayonnement, du monothéisme originel, judaïque par conséquent. Cela ne signifie rien d’autre, et il y a peu d’originalité à l’affirmer bien qu’on l’oublie très souvent alors que l’ensemble de questions qui se trouvent ainsi embarquées travaillent au sens le plus fort des domaines entiers de l’actualité certes religieuse mais encore politique, et aussi tout simplement et immédiatement psychiques, ce que Freud a tout de même rappelé.)

Il reste néanmoins que c’est dans l’image et par les interrogations autant négatives que positives portées sur elle que l’humanité qu’on dira inachevée si elle n’est pas structurellement infantile, ne cesse de tourner comme autour d’un astre autour duquel elle cherche l’orbite exacte. Toujours est-il que rien autant que l’image, et c’est aussi ce que l’on peut inférer de ces pages de Jérôme Thélot, a répondu bien plus qu’autre chose, en vérité  comme dans la fausseté et l’illusion, à la demande de l’humain. Cette réponse fut et est un don. On ne s’arrêtera pas sur le fait, autrement problématique, sur sa dimension de pharmakon, de remède et/ou de poison, c’est en effet une autre question, parce que, et Jérôme Thélot a raison d’y insister, les images peintes ont mis en scène le don comme remède, par leur charité exemplaire, non seulement celle que certaines peintures, nombreuses, en réalité, illustrent, mais qu’elles contiennent originellement et par conséquent structurellement. Ce dehors qu’est l’image, dont on ne sait trop d’où il provient, en tout cas pas d’une volonté ou de quelque artifice, est un ressort que l’humanité se donne par ce qui lui est préalablement donné.

La peinture est une donation de vie, écrit Jérôme Thélot quelque part dans l’ouvrage. Et il faut, à cet égard sans cesse revenir sur ceci, que la peinture ne soustrait pas, qu’elle s’érige comme le contraire radical du sacrifice, qu’elle n’est absolument pas sacrificielle, celle de ses modèles, de ses motifs, mais qu’elle fait ressortir l’humanité du modèle (Manet) comme la beauté auparavant détruite des paysages, comme si elle revenait toujours d’une fin du monde qui aurait toujours déjà eu lieu (on voit cela dans Turner). L’image, en vérité, ne retire rien, elle dont on dit depuis la nuit des temps philosophiques qu’elle se soustrait au réel et à l’original. Elle donne plutôt, présente, offre, rend jusqu’à l’invisible même qui aura été enfoui. Même si dans notre courte mémoire, l’image est très largement chrétienne, elle se laisse appréhender en elle-même, autrement dit elle possède une forme d’autonomie qui lui permet d’excéder jusqu’à la dimension religieuse qu’on lui croyait indéfectiblement attachée. Ainsi, cette proposition de Jérôme Thélot : « Dans l’historial de la peinture comme utopie, le moment d’Irène est celui où l’art reprend au christianisme son bien ». Ce point (nous) apparaît décisif parce qu’il permet de pénétrer de façon cohérente et avec exactitude dans la peinture moderne et contemporaine, ce moment dans lequel les figures humaines présentées affrontent leur solitude (Hammershoi et Hopper très exemplairement), voire leur disparition, après avoir traversé des strates de mélancolie dans la peinture romantique en particulier. Mais c’est alors la vérité jusque-là perçue de manière seulement trouble et donc aussi pour l’essentiel impensée de la peinture qui se manifeste, dans et comme (la) lumière. Jérôme Thélot écrit : « L’époque de la peinture sera un messianisme de la peinture ».

Il faut tout de même, à la lecture, s’arrêter, car on risque de ne pas y prêter attention, du moins suffisamment, sur l’expression « l’époque de la peinture ». Ce qu’elle avance, on le comprend ainsi, c’est que la peinture connaît une époque dans laquelle, présentement, elle se manifeste dans ce qu’elle a toujours voulu présenter, à savoir non seulement une altérité bienveillante, une charité, mais une altérité absolue, absolument miséricordieuse dans l’abondance de ce qu’elle propage, de la lumière. D’une certaine manière, la peinture aura dû, sur un mode quasi-hegelien, traverser toute cette histoire, dans son odyssée propre, se vider pour que la lumière soit. Certes, on ne pourra pas ne pas songer à la persistance ou au retour du monothéisme dans sa pureté originelle comme l’invisible et l’infigurable et encore irreprésentable.

Ce serait pourtant, une fois de plus, sans compter avec la puissance propre de la peinture, la positivité qui est la sienne, qui prend la figure de la « gaieté » sur laquelle insiste Jérôme Thélot, celle qu’on voit dans le portrait de Descartes par Frans Hals, un Descartes et un cogito démarqués de toute mélancolie. La peinture, en cela, fait advenir une positivité, une gaieté en effet, un cri cette fois-ci de joie (« je suis, j’existe » !), elle s’adonne, elle adore, dirait Jean-Luc Nancy.

Peut-être peut-on résumer toute l’affaire, c’est-à-dire en touchant à la vérité de la chose, si l’on se laisse guider par l’idée d’une image qui vient après la catastrophe. Et même, est-on tenté de prolonger, qu’elle vient après la fin du monde, surtout au moment où « l’homme » se trouve « sans monde », selon l’expression si exacte de Günther Anders. D’où la question posée par Jérôme Thélot, volens nolens presque heideggérienne : « Comment recommencer ? et par où ? », en décelant dans l’image peinte « une puissance d’instauration ».

© André Hirt

(Ouvrage acheté)

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