(Texte d’une conférence prononcée lors de la journée d’étude « Arendtien ? » du Réseau Arendtien Francophone (RAF), le 19 juin 2025).
Au cours de mon cheminement, ma compréhension de ce qui est, ou de ce qui pourrait bien être arendtien, s’est modifiée, compréhension qui, par définition, ne saurait être achevée. Il me semble (c’est en tout cas l’expérience que je fais, expérience au long cours) que les textes d’Arendt ouvrent à ce processus infini décrit dans cet article magnifique qu’est « compréhension et politique », qui engage ce qu’elle appelle l’imagination. C’est-à-dire qu’ils instituent un espace sans clôture pour l’élaboration infinie du sens.
C’est ainsi que je suis amenée lorsque, dans les sombres temps qui sont les nôtres, je tente de me réconcilier avec la réalité, et exemplairement, en cours, à désigner comme arendtiens, et à me nommer comme tels, entre autres :
– certains concepts : le concept arendtien de totalitarisme, celui d’idéologie, de travail. Font l’objet d’une opération de conceptualisation, toujours très serrée, ce qui fait époque et qu’il faut dès lors constituer en nouveau support de mémoire et d’intellection ;
– certaines conceptions : la conception arendtienne de l’action, de l’espace public, de l’autorité, de l’éducation, de la pensée, du jugement, qui ne sont donc pas des concepts « serrés » mais qui indiquent plutôt des constellations d’éléments ou de traits favorisant la reconnaissance. Relève de « conceptions » ce qui s’opère à travers un travail de mémoire. Cette mémoire est celle d’expériences qui tendent à être oubliées, ou encore de questions fondamentales, et elle s’efforce de faire éprouver comme réelles, à notre portée, des capacités qu’il s’agit de considérer comme de tout temps ;
– certaines figures et contre-figures : le paria, le réfugié, le travailleur sans travail, Eichmann, Achille ou Socrate. Issues d’événements et de pratiques réelles, elles procèdent d’une élaboration spécifique de l’imagination, qui déploie leur expressivité propre et les constitue en repères, en éléments décisifs d’un espace mental à l’intérieur duquel il s’agit de circuler. Elles font voir la dimension intrinsèquement événementielle du réel ;
– certaines métaphores : le désert, les oasis, les tempêtes de sable dans le désert, l’enfer. Relève de métaphores ce qui ne peut être abordé que par des évocations imaginaires. La mobilisation de l’imagination y est alors directe, pour réveiller un certain sens des situations vécues sans le détour de l’intellection ;
– une certaine manière arendtienne d’écrire : en voulant tout dire, en faisant feu de tout bois, en vertu d’un sentiment d’exigence et d’urgence, en prenant le risque de l’erreur. Car le risque de l’écriture est contenu dans la fixation que celle-ci peut opérer de la pensée en objet du monde : à nous d’y entendre la pensée et de penser avec le texte, en l’inscrivant dans le dialogue de soi avec soi ;
– une certaine manière d’être au monde, de prendre position, de parler : intervenir par l’exercice public d’un jugement, par l’articulation expressive d’un point de vue ancré et d’une perspective commune.
Seules une parole et une écriture tranchantes peuvent produire un tel système ouvert d’échos. Où la question n’est jamais de savoir : comment telle considération est-elle cohérente avec l’ensemble des autres ? Il s’agit de lire ce qui s’y trouve, non pas de chercher ce qui devrait s’y trouver, ou ce que l’on voudrait y voir. S’il n’y a chez Arendt aucune intention de totalisation, il n’y a pas non plus de quête de plénitude : sa pensée est une pensée inquiète, et qui travaille les failles.
Mais la question n’est pas non plus : qu’Arendt essaie-t-elle absolument de penser à l’aide du langage considéré comme un outil qui nous permettrait de faire retour, dans un second temps, à nous, à des expériences par la médiationlangagière, théorique, conceptuelle ?
C’est que le rapport aux expériences n’est pas occasionné par un aller-retour, celui de la réflexion. Il est un rapport entre les expériences, et ne passe donc pas par l’opération appauvrissante, asséchante et trompeuse de l’objectivation. Il traverse l’écriture même, et c’est à mon sens ce qui produit cette impression à la fois qu’énormément (presque trop) de choses sont dites, et que l’essentiel de ce qui se trouve dit l’est entre les lignes, entre les mots, dans les mots eux-mêmes, dans ce qu’ils portent, transportent et s’efforcent de propager, à savoir les activités mêmes de comprendre et de penser. On ne lit pas le réel à partir d’une grille arendtienne : mais la lecture d’Arendt permet de garder vivant ce qui importe ; et une multitude de choses importent.
C’est alors que ce qui progressivement nous innerve, c’est moins une conceptualité arendtienne qu’une confiance spécifiquement arendtienne dans le langage, indiquée en creux par l’absence de tout jargon : le langage est ce qui porte la trace d’expériences partagées, et donc le faire vivre c’est faire voir ces traces, et faire entendre à travers elles ce qui se trouve oublié ou en danger d’oubli, et qui relève toujours, non pas de traits éternels de l’humanité, mais de capacités. On ne peut pas démontrer leur permanence, mais seulement la postuler, et sa preuve relève de son exercice : par exemple, penser effectivement prouve qu’il s’agit d’une capacité fondamentale, de même que juger, agir ou œuvrer.
Se situer entre les expériences, dans ce milieu qui permet de maintenir pour chacune d’elles un dehors, telle est la portée de la pratique arendtienne de l’histoire : que ce soit dans l’établissement très précis d’un contexte, ou dans la mobilisation de références philosophiques ou politiques anciennes, l’enjeu est toujours d’éprouver le réel dans sa différence.
C’est cette même épreuve qui exige de distinguer entre les activités : est éprouvée leur différence ; c’est, notamment, le passage d’une activité à l’autre (quand j’arrête de travailler pour œuvrer, d’œuvrer pour agir, d’agir pour travailler, ou pour penser, ou quand dans une même pratique se trouve une part de tout cela), c’est-à-dire le fait, d’expérience, que le sens (le rapport au monde, aux autres, à moi) n’est pas à chaque fois le même, qu’autre chose se joue, que je réponds à un autre son fondamental, que c’est autrement que je vis, que je réponds à un autre appel ou un autre donné. Cette différence est le trait d’une humanité commune, qui n’est pas une caractéristique commune de l’humanité ; elle peut s’entendre dans le langage commun à travers la diversité même des langues.
Éprouver ces différences, ce n’est pas les faire venir à la conscience, par exemple en en offrant une bonne représentation, mais c’est plutôt les faire venir à l’écoute.
Si l’œuvre d’Arendt est un espace ouvert pour l’élaboration infinie du sens, c’est en tant qu’il est un immense champ de correspondances, dont l’explicitation majeure se trouve dans les pages inaugurales de Condition de l’homme moderne : un champ de questions et de réponses (et non de problèmes et de solutions), un petit nombre de sons fondamentaux, qui sont de l’ordre du donné, et qui ouvrent à d’infinies vibrations. Avec ces sons nous résonnons, et ces résonnances peuvent relever de la consonance ou de la dissonance.
À cet égard, l’élaboration arendtienne des expériences, selon les modalités du concept, de la conception ou de la figure, consiste à s’efforcer d’y faire entendre les sons du monde.
Une expérience est alors toujours conjointement existentielle et mondaine : c’est ainsi que nous pouvons comprendre notamment la distinction entre les domaines (privé, public, social) ; ils sont les espaces d’expression d’expériences, dont le sens est réduit ou altéré (étouffé ou envahi), dans lesquelles il y a dissonance, lorsqu’il y a défaut de correspondance entre les dimensions existentielle et mondaine, mais aussi et surtout lorsque dans cette double dimension se perd l’écho aux conditions plurielles dites « fondamentales ». C’est exemplairement le cas dans la désolation.
L’expérience n’est donc ni un matériau à ordonner, ni un événement subjectif non partageable. Son lieu n’est pas toujours l’intimité, mais aucune objectivation ne peut lui rendre justice. Elle est ce qui arrive dans l’écart entre soi et soi, mais aussi entre le monde et lui-même. Elle ne peut advenir que du fait de la non identité à soi de l’individu comme du monde.
Ainsi, le récit d’une expérience, du fait du mouvement même de partage qui l’habite, lui institue une place dans le monde. Et une époque se définit par certaines expériences dominantes, qui en rendent d’autres inaudibles, ou difficilement audibles.
Les expériences ne peuvent jamais être des modèles mais elles sont des exemples. Voici les questions que nous leur posons : quels sons rend telle expérience ? quel son commun, partageable, peut-être même universalisable, mais sans concept et sans garantie ? Arendt nous encourage à l’écoute, qui est une forme singulière de persévérance, et qui se distingue de la quête d’une harmonie, préétablie ou à construire : si l’harmonie est une promesse du monde, elle n’en est pas la vérité. Les consonances et les dissonances doivent se dire, s’exprimer et non se représenter. C’est alors que l’on s’insère dans le tissu du monde sans s’y adapter : en s’y ajustant. Car le monde n’est fait de rien d’autre que des expressions contingentes de nos vies.
C’est pour cela qu’il n’y a pas de cohérence qui vaille, que celle-ci n’est même pas souhaitable, parce que nécessairement elle nous fait passer à côté de ce qui importe, à savoir le sens. Le sens n’émerge que dans la différence, ce qui rend raison du combat arendtien contre toute réduction à l’univocité, combat qui s’exprime dans le langage comme attention aux distinctions.
Qu’est-ce qui fait le sens ? conjointement : une mémoire, une présence, une ouverture. Le sens, qui réside dans l’entre et le présent, mais se ressource dans un passé exemplaire et s’accompagne de la position d’un horizon, relève alors d’un triple mouvement de temporalisation, qui exprime l’intensité de la vie même. Car pour l’homme, « vivre et comprendre sont une seule et même chose ». C’est en ce sens que le sens peut être dit commun : il s’agit de postuler et faire advenir, faire exister cette capacité commune à l’épreuve du sens et du non-sens, alors même qu’elle n’est jamais actualisée par tous.
L’entre-les-lignes que j’ai évoqué est habité (mais non rempli) par quelques insistances arendtiennes, qui ne sont ni des thèmes ni des objets : parmi elles, le souci du monde, l’homme comme puissance de commencement (la phrase de saint Augustin), l’être-parmi-les hommes, il n’y a pas l’homme en général mais les hommes dans leur pluralité, l’agir de concert, etc.
Ainsi du souci du monde : ce n’est pas simplement la considération pour le tout lorsqu’on fait ou pense individuellement quelque chose ; c’est faire la place en soi pour le monde, c’est accepter d’être constitué par une part ouverte.
Je crois que l’œuvre d’Arendt constitue une sorte de système d’alertes et de réponses aux alertes, et c’est pourquoi nous ne cessons de comprendre avec elle : il y a alerte et exigence de partage lorsque la souffrance éprouvée ne dit pas seulement quelque chose de soi, mais aussi quelque chose du monde. Et je crois que l’expression de la souffrance comporte toujours une justesse, à la différence de la défense d’une vision du monde ou d’une image de ce que l’on souhaite.
Rappelons-le : le pire serait de ne pas souffrir dans les conditions du désert. Arendt disait par ailleurs que la philosophie pour elle était une réponse à l’angoisse : ce n’est pas parce qu’elle offre un refuge idéel loin de la souffrance matérielle ; ce n’est pas non plus, bien sûr, parce qu’elle offrirait une quelconque solution. Mais c’est parce qu’elle est une manière d’habiter l’écart, de faire du manque l’occasion d’un mouvement. C’est-à-dire qu’elle permet de prendre vie quand on a mal au monde (une amie un jour m’a dit : « j’ai mal au monde »).
Et actuellement les occurrences et les formes de ce mal sont plurielles, et les outils d’étouffement de cet espace entre les hommes, qui est aussi un espace entre soi et soi, sont nombreux. Le mal au monde prend le nom chez Arendt de désolation, et c’est sans doute la dissonance la plus fondamentale, car dans la désolation plus aucun son n’est rendu.
Parmi les insistances ou les ritournelles arendtiennes, il y a celle des nouveaux venus, réponses à l’alerte et à l’angoisse : ceux qui arrivent dans un monde qui leur préexistait et qui durera après eux. Arendt dit qu’ils contiennent un ferment d’initiative, à préserver (et c’est le sens de la conservation du monde, c’est-à-dire aussi de l’écart entre les générations ; mais c’est aussi parce que la culture classique fourmille d’exemples – et non de modèles – de pas de côté, de gestes critiques, d’invention et de création, de désaccords).
Elle dit aussi : une chose n’apparaît dans sa réalité que s’il y a désaccord à son sujet.
Mais encore : nous ne sommes familiers avec le monde qu’au moment où nous le quittons. Loin d’exprimer la vanité de nos existences, cette idée fonde l’audace arendtienne, qui consiste à faire fond de l’inadaptation, condition d’une liberté faite de gestes qui ne sont instigateurs de justice que s’ils sonnent juste, sans que les critères de cette justesse soient jamais objectivables.
Souvent Arendt parle de ce qui est fondamental : ce sont toujours des questions, des expériences et des conditions, et en ce sens le fondamental ne peut avoir le statut de fondement rationnel. Ce mot indique je crois qu’on ne peut vivre qu’en relation avec ce qui nous est donné, et parmi ce donné on trouve ce qui pour soi, directement ou par le récit d’autres que soi, fait événement, sens ou perte en monde.
L’écho au « fondamental » pourrait se dire dans la question de Deleuze, que nous devrions tous toujours faire nôtre : qu’est-ce qui est important ? Cette question est aussi la question d’Arendt.
© Carole Widmaier
Image: © Audrey Planchet – Achmelvich Bay, top of the world – Scotland, June 2024


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