NB : ces quelques lignes sont un bref extrait dans une version modifiée (dans la forme seulement, seules quelques brèves mentions ou précisions ont été ajoutées) du texte paru dans L’étoilement de l’existence, Paris, Kimé, 2005 (p 55-57) sous le titre La Défiguration, le bonheur de Kafka.
Kafka aura vu juste en défigurant la figure de la reconnaissance de soi, en activant la défiguration comme instrument et vérité de ce savoir ( La Métamorphose). On ne peut soutenir que Gregor Samsa ne sait rien. En effet, à la lecture de la Métamorphose, on sera bien sûr attentif à l’expérience du cafard, à ses expériences. Pour autant, on ne se demande que très insuffisamment ce qu’elles apprennent. On dégagera certainement de la lecture une sorte de savoir objectivé sur l’être de l’homme, sur sa nature déchue ou sur sa condition misérable enfin révélée dans toute sa nudité et sa faiblesse. En revanche, si l’on est un peu attentif à ce qui est explicitement écrit par Kafka et à la manière dont toute son œuvre est écrite, on se doit de constater que cette entreprise littéraire est celle d’une défiguration. Ici, un insecte ; là seulement une initiale, ailleurs une bobine mal enroulée… Cependant, on reprendra aussitôt l’interrogation à partir d’une exégèse des paraboles et des apologues, mais toujours dans le souci de la même finalité de reconstituer des figures consistantes. Au moins, faudrait-il souligner que l’acte de défiguration de Kafka est en réalité comme en vérité une technique de mise en ressemblance (comme on en trouve également en peinture, chez Francis Bacon par exemple, si l’on entend par ressemblance non un registre premier et commun de la mimésis, mais la constitution d’une figure dont il n’existe pas de modèle présenté ni même présentable, précisément parce que la ressemblance ne porte jamais que sur l’invisible et sur ce que le langage ne peut, à sa mesure, ni dénoter ni même en tant tel connoter). Surtout, il faut aller jusqu’à ce qui, dans le texte de La Métamorphose, par exemple, se figure en se défigurant. C’est pourquoi, la défiguration est en vérité la seule forme de la figure. Et, dès lors, elle figure bien ce qu’elle figure. La métamorphose est très exactement cela : non pas la transformation grotesque d’un homme en bête – c’est là à peine une métamorphose ; elle signifie plutôt une défiguration infinie, une fuite ou un élan vers une figure impossible. La savoir de Gregor est le savoir de cette figure-là, absolument présente dans l’impossibilité et de sa représentation et de sa mise en présence (ce que mimésis veut précisément dire, à savoir la représentation par geste ou paroles, ou encore « mime » d’une pensée ou d’une émotion – Friedrich Schlegel avait traduit « mimésis » par Darstellung). Ce savoir porte sur une perte concernant aussi bien ce qui devrait être, qui est encore tout en n’étant plus, qui pourrait pourtant être encore, en l’occurrence, littéralement, l’amour débordant que Gregor porte à la sœur. Mais comment ce savoir lui-même revient-il à la conscience de Gregor, et à Kafka dans l’écriture ? Étrangement, par la musique, par un hors-langage qui va engager, porter et phraser dans la conscience de Gregor tout un langage, un projet d’avenir, une solution, un chemin vers le bonheur. La musique est la défiguration. Au moment où la sœur s’installe devant son pupitre et saisit son violon, Gregor est quelque part dans la pièce, suspendu tout en haut, on ne sait pas vraiment où. Il vient d’assister au repas des Messieurs et de la famille, d’entendre les sons du claquement vulgaire à la fois répugnant et un instant envié de « leurs mâchoires au travail comme s’il s’était agi de lui prouver qu’il faut de vraies dents pour manger et que les plus belles mandibules du monde ne sauraient y parvenir. » Or Gregor n’a plus de mâchoires, mais sans doute possède-t-il les plus belles mandibules, car il a faim, faim d’une faim très étrange. Il a métamorphosé sa faim, il l’a défigurée. Sa faim n’est pas la nôtre, elle est d’un ordre tout autre. D’où l’élaboration d’un « art de la faim » chez cet « artiste de la faim » que devient Gregor : « J’ai bien faim, pensait Gregor tout soucieux, mais je n’ai plus faim de ces choses-là. Comme ces messieurs se nourrissent ! Pendant ce temps, moi, j’ai le droit de mourir. »En vérité, c’est bien à ce moment-là que Gregor connaît sa métamorphose, là précisément et pas à cet autre moment lorsqu’il est devenu un cafard. Et sa métamorphose consiste à entrer dans la mort, à passer de l’autre côté des vivants, de ceux qui mangent avec leurs mâchoires. La mort est la métamorphose, la défiguration du vivant en mort. Mais la mort elle-même n’est pas la mort des vivants, c’est une mort d’un ordre tout autre, un espace pour tout dire ou tout écrire, ouvert, où le sens se met à béer. Alors toute une énergie s’empare de Gregor, dans cette conscience de la mort et d’être mort, toute une énergie qui accélère le texte, le transpose et le métamorphose en futur, en optatif, en désir pour une vie de bonheur.Cette accélération enthousiaste du phrasé intérieur de Gregor est provoquée par la musique que joue la sœur sur son violon, par la métamorphose – une inversion ? – du langage des vivants en musique, par la métamorphose interne du texte en partition :« Et la sœur jouait pourtant si bien ! Le visage penché de côté, elle suivait la partition d’un regard si profond, si triste. Gregor avança encore un peu et approcha la tête le plus possible du sol pour essayer de rencontrer ce regard. N’était-il donc qu’une bête ? Cette musique l’émouvait tant. Il avait l’impression qu’une voie s’ouvrait à lui vers la nourriture inconnue qu’il désirait si ardemment. Il était décidé à se frayer un chemin jusqu’à sa sœur et à la tirer par la robe pour lui faire comprendre qu’il fallait venir chez lui parce que personne ici ne récompenserait sa musique par l’admiration qu’il saurait lui témoigner. » Et Gregor descend jusqu’ à terre pour raconter cette partition à la sœur, parce qu’elle-même s’est fermée à la musique comme à tout le sens que son frère a perçu, parce qu’elle-même s’est évanouie dans la tristesse là où Gregor pleure de bonheur. Aussitôt, Gregor fait le récit du bonheur musical, amoureux, sexuel et pour finir littéraire :« Il ne la laisserait plus sortir de sa chambre, tout au moins tant qu’il vivrait ; pour une fois sa forme horrible lui servirait à quelque chose, il serait à toutes les portes à la fois, repoussant les agresseurs de son souffle rauque. Entendons-nous, il ne voulait pas obliger sa sœur à rester chez lui ; elle devrait y demeurer volontairement, s’asseoir près de lui sur le canapé et lui prêter enfin l’oreille : alors il lui dirait en confidence qu’il avait l’intention bien arrêtée de l’envoyer au Conservatoire et qu’il eût déclaré cela devant tout le monde sans s’inquiéter des objections, pas plus tard qu’à la Noël dernière (la Noël était bien passée ?) si le malheur n’était survenu si tôt. La sœur émue par cette explication éclaterait sûrement en larmes et Gregor, grimpant alors jusqu’à son épaule, l’embrasserait sur le cou ; ce serait d’autant plus facile qu’elle ne portait plus ni col ni ruban ; depuis qu’elle allait au magasin elle était toujours décolletée. »
© André Hirt
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