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La muse méconnue de Ravel, Alexis Brodsky, Jérôme Duval-Hamel et le Collectif de l’Art Faber, Actes Sud/Art Faber, 2025.

par | 3/11/2025 | Classique, Contemporaine, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Voici un livre étrange, mais bien moins qu’il n’y paraît. S’inscrivant dans la collection Art Faber des éditions Actes Sud qui prennent au sérieux l’« homo faber », et même cet homo qui serait la vérité du sapiens en raison de ses dimensions créatrices, puis productrices, ingénieuses en tous les sens, entreprenantes et entrepreneuriales, là aussi à tous égards, l’ensemble fondant une économie de la vie en commun depuis les initiatives singulières, il est présenté ici une voie nouvelle par laquelle l’inspiration vient à un créateur, en l’occurrence un artiste musicien, Maurice Ravel.

(L’ouvrage prend place dans un programme éditorial dont il convient de saluer l’originalité, mais avant tout la nécessité, tant cet aspect des choses semble avoir disparu des débats concernant et le monde du travail et de l’industrie, et celui de l’art.)

Que l’art doivent à lui-même son existence a pour  condition et médiation le travail. Ravel lui-même l’accorde, comme Paul Valéry au même moment. Ces mots de l’auteur du Boléro l’attestent : « Si tout le monde savait travailler comme je sais travailler, tout le monde ferait des œuvres aussi géniales que les miennes… L’inspiration n’est que la récompense du travail quotidien ». On songe aussitôt, entre autres, aux plus grands des écrivains pour en rester à eux : Stendhal (« pas un jour sans une ligne, bonne ou mauvaise »), Balzac (comment, sinon, aurait-il pu faire autrement ? Ravel fait usage du mot de « rendement »…), et Proust, et donc Valéry le plus étonnant entre tous dans cette affaire. La Muse est donc pratique et matérielle. Elle est horizontale puisqu’elle ne tombe pas du ciel. Le travail, en d’autres termes, vise ce moment où il passe dans autre chose, où il change de voie, et fait percoler la matérialité d’une pensée, qu’elle soit verbalisée, figurée ou bien tonalisée. Si bien que la contradiction que l’on croit apporter à la thèse d’une nécessité du travail comme condition de l’inspiration (ou encore celle qui repose sur l’opposition des deux, du travail et de l’inspiration) tombe dans la mesure où l’acte de volonté, celui de la programmation du travail, de la planification, et de l’énergie qu’on y dépose, connaît, très étonnamment, et c’est cela la grande affaire, une sorte de grâce qui se manifeste, en effet, par le surgissement et la superposition au résultat d’un dur labeur d’un éclat imprévisible, incalculable, d’une pensée matérialisée. Le calcul aura ainsi, au-delà de sa compulsivité mécanique, créé autre chose que lui-même. De même, la répétitivité mécanique déraille par chance en différence dont les raisons de la manifestation demeurent insondables. Travail, industrie et art, à cet égard et du moins sur ce plan, ne s’opposent pas, mais se conditionnent, bien que de façon non symétrique en ce que d’une part il ne saurait y avoir d’art, comme on dit (car le mot lui-même se met à trembler tout comme sous bien d’autres aspects il s’avère problématique, sans que néanmoins on sache très bien quel autre lui substituer, et peut-être ce remplacement est-il au fond inutile) sans travail, et que d’autre part le travail exige, pour être bien fait, et entrer dans son véritable concept, de toucher à une sorte de perfection, au risque donc de n’être jamais que bricolage. 

Et c’est bien là l’obsession, on peut le soutenir, de Maurice Ravel : la perfection. On se dit sans la moindre hésitation, à l’écoute, qu’elle existe, et le génie d’orchestration du musicien en est la preuve. De même, les combinaisons orchestrales du concerto en sol, de la Valse en constituent d’autres. Toutefois, Ravel, son œuvre, sa musique, ne se réduisent pas à la mécanique et à la répétition (où se trouvent-elles, pour en rester à la dimension orchestrale dans la géniale Ma Mère l’Oye, dans les deux concertos pour piano, et puis, allons plus loin, et remontons en arrière, dans le quatuor, plus loin dans le Trio ?). Enfin, la perfection inhibe. Cela est sensible dans l’échec qu’on se contentera de dire relatif s’agissant de la scène de l’opéra (L’Heure espagnole, L’Enfant et les sortilègespouvant s’intégrer dans l’obsession mécanique) … Mais peu importe ici.

L’inspiration, donc. Le mot se révèle lui aussi très problématique à l’examen. Fumeux, il l’est. Peut-être se montre-il inséparable d’une croyance. Son régime de causalité, peut-être divin, appartient-il aux drogues ? Tout cela semble bien « romantique », au sens d’une image d’Epinal du compositeur inspiré comme l’est, tenant le rôle de Berlioz, Jean-Louis Barrault dans le film de Christian-Jaque, La Symphonie fantastique. Le travail lui-même, au contraire, ne fait pas une œuvre d’art. Tout travail n’est pas artistique, sauf en un sens très large et lâche, et tout résultat du travail n’est pas une œuvre d’art (par exemple la réfection d’une toiture, la remise en usage d’un moteur). C’est que l’inspiration doit réformer son sens, et elle le trouve dans la considération non de sa transcendance, celle qui, littéralement, tombe sur le travailleur en le métamorphosant en artiste, ni de manière immanente, une sorte de don que possèderait le travailleur, mais de façon latérale, à savoir l’événement qui arrive, qui surgit de façon inopinée, disons un effet incalculable. Dans la peinture, Francis Bacon en a fait la théorie. Une simple image d’animal dans un magazine aura inspiré tel portrait d’ami…

Pour en revenir à Ravel, qui aura manifestement réfléchi à tout cela, on doit à l’ouvrage qu’on mentionne ici, outre une lecture intéressante et divertissante, le rappel de la passion du musicien pour l’industrie, la mécanique et les mécanismes en tout genre. Le Boléro symbolisera la synthèse étonnante de la répétitivité mécanique et de la musique. Ravel avait également, par ses origines familiales, des liens importants avec ce monde de l’industrie. L’œuvre entière ne se séparera jamais de cette répétitivité. Ainsi, le Gibet, L’Enfant et les sortilèges(« millimètres, décamètres… », l’intérêt manifesté un moment pour l’Olympia de Hoffmann. En outre, la perfection technique fut pour le compositeur une obsession. Le génie de l’orchestration en serait la manifestation, de même que la virtuosité pianistique, toujours remarquablement maîtrisée.

En somme, on se souvient à cet égard des thèses du philosophe Clément Rosset, dans L’Anti-nature tout particulièrement, selon lesquels Ravel serait le compositeur le plus éloigné de la nature, sans pour autant la détester comme Baudelaire. À ce titre, Ravel appartiendrait à la lignée des Fernand Léger et plus généralement à celle que Ravel nomme lui-même « la légende mécanique » qui a pour spécificité, par exemple, de nommer telle œuvre « un machin », témoignant ainsi du fait d’un « calcul de l’œuvre ».

Tous ces faits étaient, pour la plupart connus, et d’autres devinés. Cependant, la question demeure : expliquent-ils l’œuvre de Maurice Ravel ? Bien sûr, les notions de rythme, de composition (au sens fort !), l’influence du jazz, qui connaît des formes de mécanismes et de mécanisations dont la sociologie pourrait étudier la genèse, furent déterminantes, l’ensemble étant saisi dans un espace-temps très spécial, dont le Boléro, avec son ostinato, sa ritournelle et son mouvement perpétuel, est en effet l’exemplification majeure.

Une œuvre d’art en vérité ne s’explique pas, à la rigueur elle se comprend, ce qui est déjà beaucoup et certainement trop, disons qu’elle stimule le sens, qu’elle l’éveille en nous en suivant dès lors à chaque fois une direction (un sens !) particulière. Pour autant, les contextes sont décisifs et participent au matériau (pour parler avec Adorno) du compositeur, à savoir ce avec quoi (instruments, états de l’interprétation, modes, etc.) ce dernier travaille, parce qu’il l’a reçu, quitte ensuite à le reformuler ou à l’excéder par son propre talent ou génie. Ainsi, l’électricité, les bruits et les sons nouveaux de l’industrie… Suivant les instructions de Baudelaire, que Ravel connaissait peut-être, il s’agit de tirer du matériau civilisationnel une « beauté », ce que l’auteur des Fleurs du Mal appelait sa modernité, ou la forme nouvelle de beauté. (« J’aime notre vie moderne ; la vie de la ville, des usines, autant que la vie dans les montagnes et au bord de la mer. Je trouve de la beauté dans toutes choses, dans le grand et le petit, le modeste et le puissant », écrit Maurice Ravel).

C’est entendu. C’est important, intéressant même. Cela peut aussi paraître quelque peu naïf, voire irresponsable lorsqu’on songe aux implications passées, actuelles et à venir sur le travail, ainsi qu’aux données et conséquences politiques de telles affirmations. On a lu et relu l’ouvrage, et on trouve, tout de même, au bas d’une illustration, cette notation de Ravel : « J’ai visité une partie des usines Ford. C’est splendide comme Metropolis… et aussi horrible » ! En somme, c’est au moins paradoxal, et en réalité très compliqué (« splendide » et « horrible », qu’on y songe !).

Laissons ici les choses en l’état, mais par glissement, assez léger il est vrai, on peut s’interroger sur cette autre formule de Ravel qui fait mention de « la musique des machines », dans laquelle on peut entendre soit la musique qui serait l’image (une métaphore) d’une limite entre le bruit ou le son produits et une composition musicale réelle sujette à une appréciation esthétique, soit une musique en soi. L’alternative ne cesse en réalité comme à la réflexion de s’annuler, du moins, on l’accordera, de se croiser. Car qu’est-ce qui rend le Boléro, comme machine, ou effet de machine, autre qu’insupportable au titre d’une ritournelle sonore obsédante et donc pénible ? La répétition mécanique est-elle déjà musique ou bien où et comment passe-t-il dans la musique ?

La question est remarquablement difficile si l’on songe à l’enfant qui jouit de la répétition, elle-même relevant du principe de plaisir. Et aussi que la répétition est en elle-même régressive, même et surtout lorsque le geste de répéter ou de reconnaître une répétition repose sur la différence, c’est-à-dire sur l’attente et la venue, faisant de son attente une jouissance, de la répétition.

Dans cette musique des machines s’entend pourtant indéniablement une aliénation au moins objective si l’on prend à nouveau en compte, autre d’exemplaire et d’exemplarité pour cette question, ce qu’énonce Ravel à propos des usines Ford. On s’en souvient, le mot de « terrifiant » lui vient tout de même. Dans sa musique en général, on note que le livre n’en fait guère une thématique, à peine une mention, soit, mais la guerre constitue un événement majeur, l’événement même (l’évanouissement terminal, comme un goulot qui avale, du Boléro, la sinistre Valse, le début, terrifiant en effet, du Concerto pour la main gauche, le trio…), décisif pour toute l’œuvre. En d’autres termes, du bruit mécanique à la musique, il n’existerait pas de causalité majeure, directe, ni même fondamentale. Le mécanisme, cela irait dans ces conditions de soi, n’explique pas les œuvres d’art (au demeurant, l’explication est toujours mécaniste, quel que soit le domaine qu’on considère). Ravel, il est vrai et on l’accordera, insiste pourtant en évoquant les « merveilles du progrès industriel ». Les « merveilles »…Soit.

Mention une fois faite de la régression dans l’audition, que le mécanisme accomplit et qui est le propre de chacun, enfant, adulte aussi mais dans d’autres régimes de manifestations et de fonctionnements, il reste dans l’enfant même la façon dont il fait jouer des choses (les choses ne sont pas elles-mêmes, elles deviennent des jouets), de même qu’un bruit produit au hasard de la journée, par sa répétition, se métamorphose, matériellement et psychiquement, en jouet, et aussi, en même temps, en moyen éventuel de manifestation d’une angoisse, d’une irritation ou d’une colère. La répétition se révèle le substitut de ce dont elle est la manifestation.

À la vérité, et ce n’est guère un reproche, ni même une critique (celle-ci porterait plutôt sur la conscience étroite du musicien lorsqu’il se prononce, ne songeant qu’à sa musique, qui, on peut le gager, est dans son oreille immédiatement déjà autre chose que le bruit et sa répétition !), Ravel est un enfant, le génie qui selon Baudelaire est retour à l’enfant en soi. On ajoutera ceci que dans sa musique, Ravel est aussi tout autre chose qu’un enfant, il est le porteur d’une expérience de la guerre et de l’horreur, les deux à la fois affirmés comme musique et refoulées comme réalités.

Car dans une formule comme « que tout cela est musical ! aussi j’ai bien l’intention de m’en servir », une porte s’ouvre sur la nature de la composition. Se servir n’est pas appliquer, en effet, c’est transformer, c’est sublimer. Et on assiste alors à la réaffirmation de l’origine de la musique comme écho des sons de la nature (les oiseaux de Messiaen, les bruits de la forêt chez Schumann ou Wagner) ou bien des combinaisons mathématiques, donc idéelles, dans une fugue. Faire mention d’ « un art véritable de la machine », ce serait substituer au modèle naturel (pourtant encore si présent dans Ma Mère l’Oye, mais il serait nécessaire de faire l’inventaire du « Jardin féérique »…) celui de l’artificiel, comme dirait Clément Rosset.

C’est par conséquent une question fondamentale que pose cet ouvrage, celle qui s’interroge sur l’origine de la musique, de l’inspiration et de la création. Toutefois, une fois touché du doigt, même appuyé, tel motif, aucun d’ailleurs, participant à la création, n’en épuise pas pour autant le ressort, au risque d’annuler cette dernière …

© André Hirt

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