Ksenija Sidorova est accordéoniste. On s’en doute, en réalité on croit le savoir, l’accordéon n’est pas un instrument « noble », utilisé et pratiqué dans la musique dite « classique ». Les choses sont néanmoins en train de changer, et heureusement. Car si cet instrument était par le passé celui du pauvre, dans des constructions et des apparences diverses selon les régions et les cultures, si par ailleurs il n’a pas connu la chance d’accéder à une valeur symbolique comme celle de la guitare, il n’en demeure pas moins qu’intrinsèquement il se rapproche au moins du piano (peut-être même son registre est-il plus riche encore…) grâce à ses possibilités qu’on dira orchestrales.
Pour autant, il ne faudrait pas oublier, pire : mettre de côté ceci, qui concerne la beauté de ce que l’accordéon projette. Disons les choses par expérience, déjà évoqué ailleurs, ce sera plus simple, plus matériel et plus direct : ma grande et belle émotion musicale fut celle d’entendre un matin, très tôt, depuis un couloir éloigné du métro parisien, le musicien étant de fait invisible, l’Ave Maria de Schubert joué à l’accordéon. La musique ne traduisait aucune perfection technique, ne se soutenait d’aucune autorité toujours symbolique (il ne s’agissait pas d’un concert, personne ne cherchait à se mettre en valeur), sans était-ce un homme du commun qui jouait, peut-être par ailleurs et aussi un grand artiste, mais c’est au fond secondaire, elle vibrait seulement d’une personne et d’une existence, elle se projetait, et on sentait de loin, de si près grâce à la musique qui pénétrait dans l’âme et le corps, le souffle qui émanait de l’instrument. Le souffle, en effet, aussi le cœur (systole et diastole), une âme que l’on dépose sur son corps, à la fois une appropriation de soi et auparavant même comme si l’on portait avec des bretelles son propre enfant sur soi, comme si l’on était, en jouant, l’enfant de soi, celui qui pleure et s’émeut, celui qui jouit et s’adresse à nous, tel apparaissait, à travers la figure invisible mais honorée de Marie l’accordéon.
On admire l’art de Ksenija Sidorova, on la remercie de confirmer ces impressions, par exemple dans le Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ, BWV 639. Toutefois, on ne s’arrêtera pas à ces impressions, car ce serait toujours rabattre l’instrument à son statut social secondaire et celui de victime d’un préjugé de classe, n’est-ce pas ? Il faut à cet égard dépasser le répertoire dans lequel on classe souvent sans reste l’instrument, celui des transcriptions. En effet, Ksenija Sidorova propose des pièces contemporaines, en particulier le très beau Concerto “Chaconne” de Sergey Akhunov (* 1967), le morceau de Dobrinka Tabakova (* 1980), The Quest : Horizons, et pour finir le programme, comme pour refermer le cercle de la musique, Beyond Bach, un arrangement toutefois, de Gabriela Montero (* 1970). L’arrangement, à cet égard et dans ces conditions d’exécution, se fait œuvre originale, l’instrument à la fois se valorise par ses possibilités et disparaît derrière la musique, très belle, qu’il promeut.
On dirait, pour finir, que la musique, dans son histoire moderne, renaît à travers J.S. Bach, lui qui traverse tout ce programme, que la musique explore les mêmes chemins jusque-là déjà parcourus, mais en les croisant par la grâce du nouveau partage des voix que propose l’accordéon. Crossroads, évidemment.
© André Hirt
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