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Jérôme Bastianelli, Edvard Grieg, Actes Sud Musiques, 2025.

par | 8/05/2025 | Bibliothèque, Classique, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Tout le monde a cette musique dans l’oreille. Et osera-t-on confier, bien qu’on ne soit certainement pas le seul, que la chanson de Solveig (la chanson, comme le nom et la personne rêvée de Solveig…) dans Peer Gynt n’est pas pour rien dans le mouvement d’origine qui a conduit un jeune homme à la musique ? Et puis il y a cet air du Matin, si émouvant. Et encore cette musique obsessionnelle sur les lèvres de Peter Lorre dans M. le Maudit, « Dans l’antre du roi de la montagne ». Et enfin le Concerto pour piano, justement célèbre. C’est qu’il appartient à de grands musiciens de produire de tels « tubes », ils ne sont pas si nombreux dans l’Histoire de la musique.

Les mauvais esprits, qui voient également toujours un peu juste, demanderont : « et le reste ? » Oui, c’est certainement le point sur lequel il convient d’interroger l’œuvre d’Edvard Grieg. Car elle interroge pour des raisons assez singulières.

Le musicien est en effet particulièrement doué, on dira même, à lire ce beau livre à la fois simple, direct et documenté, par conséquent précis, de Jérôme Bastianelli, qu’il est dès l’enfance inspiré. On devine des facilités, un cœur pour se mettre à l’ouvrage, des passions très franches pour Schumann et Wagner. Et puis, comme un épuisement des phrases ou des phases d’inspiration, les compositions, souvent, ne se referment pas sur elle-même, ou bien s’essoufflent. Là où le maître Robert Schumann connaissait la frénésie de l’inspiration, à chaque souffle renouvelée justement, Edvard Grieg fait l’épreuve, dirait-on, d’une sorte de fatigue, ou plutôt de recul, comme si la tâche s’avérait insurmontable.

Peut-être faut-il s’efforcer de préciser davantage, pour soi-même, en écoutant cette œuvre … Ne faut-il pas prendre en compte plutôt ceci, que loin d’être un compositeur de second ordre, son aptitude à produire des musiques qui résonnent toujours dans de nombreuses oreilles, Edvard Grieg  a d’une part eu conscience d’une profondeur inscrite au cœur de la musique, de toute musique et plus particulièrement celle qu’il pouvait déduire de ses lectures dans la langue de son pays, et d’autre part pris la mesure impossible, l’oxymore est volontaire, de l’infinité des paysages et des horizons de ce même pays ? À chaque fois, donc, on constate un rapport quelque peu décourageant juste après avoir été éprouvé dans l’enthousiasme devant l’infini.

C’est pourquoi, si Edvard Grieg a parfois su esquisser une musique du sublime, elle aura buté aussitôt, avec l’exception notable de certains passages de Peer Gynt, sur une forme de vanité plus que d’impuissance, de modestie même, devant l’impossibilité de rendre compte de cette infinité. L’hypothèse sera à cet égard celle, pour le moins remarquable, d’une honnêteté d’Edvard Grieg, à la fois morale, intellectuelle et artistique.

Et pourtant quelle énergie ! On est conquis par ce quatuor à cordes qui dans ses élancements liminaires assume tout son programme et assure sa nature de chef-d’œuvre. Il en va de même pour ce deuxième mouvement de l’unique sonate pour piano à laquelle Glenn Gould non sans raisons aura rendu justice. Et les autres sonates pour piano et violon (pourquoi d’ailleurs cette prédilection pour ce genre), la sonate avec violoncelle appartenant au même registre, un plan de tourment en plus (les rapports avec son frère violoncelliste, néanmoins dédicataire de l’œuvre, bien que rival amoureux, ainsi que le rapporte avec tact Jérôme Bastianelli ?) ne sont pas sans intérêt musical. Il leur arrive de toucher à la profondeur qu’on a dite, celle-là même qui consiste en un retournement du regard portant sur l’infinité du paysage vers, on allait dire dans, l’intériorité. C’est ainsi que naquit ce chef-d’œuvre incontestable que forment les Pièces lyriques, méditatives et narratives, qu’on ne se lasse pas d’écouter, qu’on a découvertes grâce à Emil Gilels. Du reste, ce titre, Pièces lyriques, tout de modestie, corrobore l’hypothèse formulée ci-dessus, d’une profondeur d’inspiration et d’une amplitude dans l’émotion, un ensemble de traits qui donnent forme à un romantisme très singulier, incontestable par son humanité.

L’ouvrage de Jérôme Bastianelli rend pleinement justice à ce musicien dont on peut dire qu’il incarne très bien ce qu’on nomme un « illustre inconnu ». Toutefois, illustre, Grieg l’est certainement, mais inconnu il le demeure. Si Jérôme Bastianelli nous informe avec précision des circonstances de son existence, des aléas de sa vie amoureuse, de ses capacités musicales, de son énergie dans la composition malgré, on vient de le suggérer, une tendance à l’inachèvement (le recul devant l’opéra, ou bien ces partitions dont seul un mouvement est finalisé), il reste ce mystère, comme dirait Knut Hamsun, de l’intériorité, on veut dire, bien qu’avec l’impuissance de l’hésitation, la nature du ressort créatif, manifestement si singulier (sur ce point, on l’a noté, sa différence est notable d’avec Robert Schumann qui, quant à lui, allait au bout de ses fulgurances, là où Grieg les voit s’allumer puis très vite s’éteindre).

On s’interrogera sur cette amitié avec Bjornstjerne Bjornson, « le Victor Hugo norvégien », rappelle Jérôme Bastianelli, et leur projet commun d’un opéra finalement avorté ; on suivra la complexité de la réalisation de Peer Gynt, la façon dont ce personnage, bourré de défauts, devient pour les Norvégiens une sorte de héros national ; on imagine les rencontres avec Ibsen, le génie que l’on sait, dont quelque chose de myéstrieux, en effet, circule entre l’écrivain et le musicien dans un œuvre musicale qui, c’est le moins qu’on puisse dire, se révèle de part en part inspirée. La profondeur qu’on a dite reste mystère qui, comme toute l’œuvre d’Ibsen d’ailleurs, demeure insondable.

Plus avant, ce que néanmoins on retiendra plus personnellement, mais cela ne doit pas être si loin de la réalité, c’est le lyrisme qui traverse l’œuvre de Grieg. Et, on se dit parfois à l’écoute, que la musique plane entre le sommeil et l’éveil, que la musique elle-même, pour ainsi dire en soi, appartient à cet espace et cette dimension intermédiaire, la preuve en étant, si l’on peut dire, l’impression indéfectible de quelque chose d’éthéré, qui correspond si bien avec le sentiment amoureux (celui éprouvé pour la jeune peintre Georgia Elise, dite « Leis », celui pour l’épouse Nina) lorsque le monde se met en retrait, lorsqu’on fabule en imaginant d’autres vies ou le prolongement glorieux de la sienne. Ce lyrisme qui peut se montrer si doux, ainsi dans les pages les plus connues de Peer Gynt, connaît également ses moments, assez impressionnants au demeurant, de décharges, comparables à des courants électriques, ces secousses que l’on entend et qui nous prennent lorsque nous accompagnons le déroulé du quatuor à cordes. Ces combinaisons remarquables d’exaltations et de fulgurances auront donc donné lieu à une œuvre très étonnante, vraiment à part, et qui, ce n’est pas le moindre de son intérêt, conserve son mystère. C’est lui qui ne cesse, parce qu’il est obsessionnel, comme le sont les passages de Peer Gynt qu’on a évoqués en commençant, de nous ramener à l’œuvre de Grieg.

© André Hirt

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