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Jean-Louis Bentajou, L’Insaisissable, Librairie Ombres blanches, L’Atelier contemporain-Écrits d’artistes, parution le 16 août 2024.

par | 2/08/2024 | Arts, Peintures, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

En lisant Jean-Louis Bentajou peignant et écrivant.

Qu’y a-t-il derrière l’objet, au plutôt au-delà, vers l’horizon et quelle est cette lumière qui en provient en se présentant déjà comme une auréole ? Mais également, avant même le pays lointain, qui n’est de nulle part et qui vient se poser ici en recouvrant d’un drap les êtres et les choses qui ne pourraient de toute façon pas nous apparaître sans lui, qu’y a-t-il avant l’objet, justement, et qui ouvre l’espace comme le temps ?

Quelles bonnes raisons y a-t-il de peindre, se demande Jean-Louis Bentajou dans le beau volume intitulé L’Insaisissable ? La question n’est certainement pas nouvelle. Les philosophes, les meilleurs, comme Diderot, et les pires, dont on taira les noms, se sont préoccupés de cette interrogation qui est tout sauf marginale ou même accessoire. L’auteur qui enseignait la philosophie, apprend-on en devinant dans l’exercice de cette fonction quelque insatisfaction à l’égard de sa pratique en tant que telle, reste néanmoins pleinement philosophe, car comment ne pas l’être, mais assurément autrement, en contournant ce qu’il faut bien appeler, ce qui, soyons sérieux, constitue le propre de toute chose, pratique ou disciple, sa limite. (Il n’existe pas, dirons-nous de notre côté, d’absolu d’une pratique, disons à présent d’une pensée, il faut entrer quelque part, par une porte, dans l’absolu).

La référence implicite qu’on vient de faire, à Hegel, n’est sans doute pas celle sur laquelle s’appuie ici explicitement Jean-Louis Bentajou (mais on ne sait jamais comment un livre est lu, pas davantage ce qu’un regard, qu’il soit naïf ou instruit, regarde sur et dans un tableau), toujours est-il qu’elle donne une clef pour la lecture de l’ouvrage. Ainsi, pour en rester ici à au volet du problème qu’on estime central et que Jean-Louis Bentajou expose avec beaucoup de finesse (savoir de quoi on parle est la définition de la finesse), qu’est-ce donc que cet « insaisissable » qui donne son titre à l’ouvrage, et, manifestement, qui concentre l’interrogation pour ne pas dire l’inquiétude du travail de peintre de Jean-Louis Bentajou (on peut bien sûr regarder, par défaut de mise en présence, quelques exemples de son travail pictural en passant par les voies électroniques) ? Le contraire en réalité comme en vérité de la saisie qui, dans l’allemand le plus commun et aussi le plus philosophique, se dit der Begriff. Très concrètement la saisie et l’acte de saisir, de ramasser, de condenser, de synthétiser, de s’approprier. Dans l’insaisissable, en revanche, il faudrait entendre un dessaisissement et une désappropriation, de quelque chose, donc, qui n’est justement ni une chose et encore moins un objet, qu’on pourrait maîtriser, inclure sans reste aussi bien dans sa représentation que posséder dans sa poche.

Car la grande affaire de la peinture reste celle, bien paradoxale pour le commun, de l’image. Il s’agirait d’une « plongée en deçà de l’image » afin de montrer, oui, l’insaisissable. D’une certaine manière, Jean-Louis Bentajou donne raison à la peinture de l’image dont se moque Pascal (« Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont on n’admire point les originaux »), et qui, sérieusement, n’approuverait pas ce jugement ? D’autant plus qu’admirer l’imitation, dont se moquait également Hegel – alors même que ce critère de la ressemblance au sens le plus plat du terme demeure celui qui est le plus universellement partagé, un fait qui, soit dit en passant, exige qu’on s’y arrête réellement un jour… –, relève d’un jugement sur la technique, autrement dit non sur le génie, mais le savoir et le savoir-faire, ou encore sur l’impressionnant, comme si l’auteur du tableau mimétique avait gagné beaucoup d’argent, se montrait le plus grand séducteur du monde, un héros en somme. À l’inverse, l’admiration ne saurait, dans le domaine de ce qu’on appelle de nos jours toujours « l’art », constituer le critère majeur d’appréciation. Au demeurant, on peut l’affirmer, il ne s’agit pas d’apprécier, d’évaluer – on espère toujours être fidèle à la pensée de Jean-Louis Bentajou alors même qu’il n’énonce pas les choses en ces termes-là – ou encore de juger, pas même par conséquent de juger, mais de penser. Car, l’intention, à la fois modeste et humble, et démesurée, est d’être à la hauteur d’une « pensée en peinture ».

Loin par conséquent de tout projet d’imitation, il s’agit de « déconstruire » les formes, faisons ainsi un usage à la fois spontané de son sens premier et savant de ce terme désormais galvaudé, qui pourtant s’impose ici à la lecture, en ce qu’il a en réalité pour sens unique de problématiser les états de significations et de représentations sédimentées. Mais, ajoutera-t-on, si les formes se disloquent jusqu’à l’évanouissement dans l’acte intentionnel de peindre, c’est aussi dans le but, non : on dira l’espoir, qu’on repère en lisant Jean-Louis Bentajou, l’apparition de la forme. Pour cette fin espérée, la supposition est celle d’un laisser-venir, d’un laisser- et non d’un faire-apparaître. Peut-être percevra-t-on dans le travail soustractif de l’artiste la dimension additionnelle, on veut dire positive, d’un hymne à la passivité active… Précisons : la priorité picturale, le principe, serait en peinture, dans la « Vérité en peinture » que le peintre « doit », nous doit et se doit à lui-même pour être peintre, pour rendre raison de cette activité, serait celle accordée, cédée, au vu, par opposition, et c’est tout le paradoxe, au voir, quant à lui beaucoup trop actif, directif et représentationnel, subjectif en un mot si l’on entend dans ce dernier terme un fondement. Par conséquent, la peinture n’a pas à viser, à copier, à s’approprier, mais à entendre, en tous les sens du terme, ce qui apparaît.

La peinture de Jean-Louis Bentajou rend concrète, si l’on peut dire, ce qui s’est donné l’intitulé d’ « esthétique transcendantale » dans la Critique de la raison pure de Kant, à savoir l’ouverture du monde, une sorte de rideau qui s’ouvre sur lui (on songe à l’instant à l’ouverture, l’allégorie de toute ouverture, proposée par la Madone Sixtine de Raphaël sur laquelle Heidegger lui-même, oui, a écrit une belle page, et ça n’est sans doute pas, philosophiquement, sans raison). En un mot, l’ouverture de l’espace et le temps s’offrent dans leur déploiement actif comme les cadres de la formation des formes. Et c’est ce cadre que l’on peut voir, autant qu’on puisse en juger parce qu’on ne les a jamais vus autrement que par les reproductions par les moyens qu’on a dits, se déployer, en effet, se rapprocher d’un lointain comme d’une profondeur dans les peintures de Jean-Louis Bentajou. Dans ce cadre, le désir et la volonté de « se libérer de la forme » ne peut vouloir dire que ceci : se libérer de la forme toute faite ! La forme, autrement dit, n’est pas encore venue, comme lors d’une naissance, cet instant où l’on quitte la mort qui la précède et qui s’ouvre à quelque chose dont on ne sait pas du tout ce que c’est et qui se résoudra, avant de disparaître (le même moment, le pendant, que celui de la naissance, mais en sens inverse dans la mort) dans des formes qu’on nomme des objets et qui feront les affaires des peintures du dimanche. On croit avoir compris cela en lisant ces mots qui portent sur « l’art à rebours de la forme, au fond de la couleur ».

Oui, voici donc une peinture « à rebours », qui est la peinture tout court ou alors elle n’est rien.  Elle est étalée, la peinture, comme cette nature à laquelle nous, les sujets pour des objets, n’avons plus accès et que rappelle Mallarmé lorsqu’il évoque, à propos de la nature, d’un grillon, je crois bien me souvenir,  « cette voix une et non décomposée ». Et la couleur seule, pleine, profonde, lointaine, saturée au point de nous sauter au visage, est la matière qui fera toutes les formes. C’est qu’il n’y a pas de formes, seulement des formations de formes, comme à cet instant de la naissance et de l’oubli, et cet autre, disparaissant et évanouissant de la mort. Et c’est très beau.

Ce que peint la peinture, et peindre signifie faire en sorte qu’un horizon se lève comme le jour, ne peut se laisser désigner que comme le transcendantal du monde. Transcendantal, un mot bien compliqué, inutilement, pour dire ce que la peinture montre, signifie, on l’apprenait à l’école, « condition de possibilité a priori de quelque chose » (de la connaissance, mais aussi, ici, de toute chose). On peut préciser, plus simplement : « ce qui fait que… », mais non comme simple causalité, toujours et nécessairement comme conditionnalité dont il n’est pas possible de raison.

Dans la positivité de ce transcendantal qui fait apparaître quelque chose à quelqu’un, par conséquent un monde pour nous, réside également, on l’oublie, une négativité, car une soustraction est opérée dans ce processus en ce que le monde qui apparaît dans sa conditionnalité, au point de mire de l’horizon de la manifestation, ne le fait en réalité que pour nous, et non absolument. Le monde  comme tel, dans la supposition qu’il existe quelque chose de cet ordre, n’apparaît pas, il ne se donne pas, devant et derrière, il nous propose seulement cette face qu’il veut bien manifester à notre regard.

Cela, nous le savions ou nous nous en doutions bien. En revanche, il faut y revenir, ce qui a lieu dans cette manifestation n’est rien d’autre que la naissance. Pas même « comme » une naissance, mais la naissance. Inversement, ou bien symétriquement, voire identiquement, on va y revenir, la mort a lieu à même la disparition qui se trouve déjà inscrite dans l’apparition. Il n’est pas besoin de recourir à de longs développements philosophiques pour comprendre ainsi que la mort est inscrite et tout aussi transcendantalement agissante dans la naissance. La mort ne serait ainsi que la déconstruction de la naissance, en d’autres termes la mise en évidence de son déploiement.

Ce détour, qui n’en est pas réellement un, par un langage philosophique, révèle ce qu’il en est de la peinture. Malgré tout, il convient de veiller à ce que la vérité de ce déploiement de la naissance jusqu’à la mort et de la naissance depuis ce qu’il faut bien appeler la mort, n’excède pas la réalité de l’acte de peindre comme du regard qu’on porte sur elle, ce serait en effet en dissimuler les limites et les difficultés au moyen d’une considération purement abstraite. On peut néanmoins poser ceci, que la peinture décrit, donc peint le mouvement qui conduit de la naissance à la mort, et de la mort au travail dans la naissance. Et, de façon plus concentrée, la peinture serait la mort qui se manifeste comme l’invisible se tient dans le visible, l’absence de forme dans la formation des formes ainsi que le flottement et la disparition dans l’apparition de ces mêmes formes.

Enfin, toujours dans cette même vision des choses quant à ce que la peinture pourrait bien être, elle qui de fait dévoile sa raison fondamentale d’être, ce à quoi tendait pour ne pas dire visait le développement que l’on vient de suivre, il devient légitime de se dire qu’un tableau qui obéit aux contraintes du transcendantal qu’on a dites a lieu devant nous lorsqu’on se retourne. Ce qui signifie que le tableau a lui-même déjà opéré ce retournement en ne montrant qu’une de ses faces, les autres, grâce au regard attentif, contournant la manifestation déployée dans le cadre par des auréoles de lumière et des couleurs.

Enfin, une temporalité du processus se met en évidence, un passé se devine, et ce tableau qui se tient là et qui tend à être regardé comme on cherche à voir dans l’avenir, ce tableau, en effet, est ce qui reste de l’oubli que le transcendantal a recouvert et fait étrangement et pour nous indirectement, de façon dérivée, apparaître avec intensité, éclat, depuis les profondeurs enfouies. Une condition néanmoins doit s’imposer dans la compréhension :

la peinture, si elle révèle sa dimension transcendantale, s’y soustrait en se déployant. Car nul fil temporel, nul ordre du temps, aucun privilège accordé à telle dimension de l’espace, en somme pas la moindre nécessité ou critère d’universalité ne la régissent. La peinture, comme au demeurant la musique : un rapport déjoué, libre, au monde.

Voilà donc ce qui a inspiré le regard du lecteur dans cet énoncé (17) : « Je voudrais atteindre la racine, saisir l’invention à sa naissance dans une peinture (ou une sculpture) qui a pour matière le visible et le copie pas. Une peinture qui ouvrirait sur d’autres façons de voir, au-delà de l’image. Des formes, des couleurs qui ne seraient plus prélevées sur les choses, actives dans ce qu’on voit mais dans l’ombre, implicites ». Ces éclats de lumière sur l’ombre et d’abord dans l’ombre, sont des forces comme celles du vent. Cela s’éprouve, se sent, se pense, mais ne s’apprend pas d’École. Au demeurant, comme le langage (écoutez à l’inverse ceux qui ont appris le langage dans les Écoles, qui ont enfoui leur parole, l’ont oubliée à jamais, ont tout traduit en oubliant la langue première, ce qui est la pire des choses, en visant la performativité du langage comme des images (« Trop de peintures, de sculptures, n’atteignent jamais ce stade où un échec est possible. Et ça se voit. » (16))

D’où l’insistance, à propos de ces forces agissantes, sur les vibrations et les oscillations, par ce qu’il faut admettre comme étant un ébranlement du regard, presque un vertige que la peinture suscite en sa vérité. Et voici à nouveau une temporalité en sa manifestation, mais sur un autre plan, invaginé aux autres, celle d’un rythme, du moins d’un battement dont le dialogue, celui des moments, et de la palette des apparences constitue le contenu. La dimension physique, l’impressionnabilité dans son empan le plus large éloigne la peinture du langage, des « prêches » et de ses formes, c’est le mot utilisé par Jean-Louis Bentajou, de « militantisme », à savoir ce comble du langage dans ses déterminations et son inversion en slogans.

Ce langage déterrioré est au poème ce que l’œil usé par l’habitude est au regard du peintre. Finement énoncé, écrit, voici la vérité en peinture et la justice rendue à la pensée comme au monde : « Si j’ai fini (à cause de mon métier) par détester les discours, ce n’est quand même pas pour les remplacer par une rhapsodie de notes. Il me faut trouver une autre cohérence plus favorable à l’imprévu de la pensée. Faire tourner l’idée, recenser la multiplicité de ses aspects. Je voudrais, comme dans la peinture, suspendre les hiérarchies, les conclusions. Substituer un œil de mouche à l’œil de base. » (49).

© André Hirt

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