Deuxième partie
Dans ce très beau livre, André Hirt nous montre donc comment Jean-Luc Nancy a substitué à la question de l’Être celle du sens. Et il aura noué, comme jamais, la question du sens à celle du monde, au-delà de ce que même la Critique de faculté de juger aura cherché à poser avec les moyens traditionnels de la métaphysique issue de Leibniz. Car il ne s’est plus agi de sauver quoi que ce soit, ou encore de produire dans une forme subtile un équivalent de quelque théodicée. Jean-Luc Nancy ne propose aucun sens du monde. Il dit qu’il y a du sens, et que le monde est sens. Et puis, on le devine bien, ce sens est déroutant, en particulier par sa soustraction à toute significations, à tel point qu’on pourrait parler d’un vertige du sens. Et il l’est d’autant plus, déroutant, que « le » monde connaît son vertige, à la fois en se restreignant, comme le recroquevillement de la personne morale qu’il est en quelque sorte devenu depuis la survenue d’une conscience écologique, à la dimension d’une petite planète, donc d’un astre errant qui rejoint ainsi sa définition, et en ouvrant là aussi plus que jamais à d’autres « mondes », non plus ces productions de la religion, comme des « arrière-mondes », mais comme des poupées russes, et comme des lieux devenus enfin des mondes (la mer, l’air, la forêt bien sûr, et d’autres réalités vitales encore, et aussi le silence, le repos, le monde des livres, des arts, etc.). Le vertige s’aggrave lorsque par la pensée on saisit la réalité selon laquelle le monde n’est pas ce qui nous fait face, mais ce à quoi nous sommes reliés, « nous et le monde », dans une très profonde indistinction. Dès lors le sens de mon existence, comme on dit, est indissociable de « celui » du monde. Toutefois, on ne peut même plus présenter les choses de la sorte pour les raisons qui viennent d’être rappelées. Et puis, à s’y arrêter, on ne sait pas de quoi on parle, car que prétend-on désigner lorsqu’on dit « le monde » ? Jean-Luc Nancy le relève bien : « (…) “ le monde” dérobe et déporte de manière vertigineuse la constance de sa réalité “en soi”. »
Le vertige ne peut donc cesser. Et si on le fait cesser, il ouvre tout l’espace au nihilisme, cette menace constante ici comme ailleurs pour Jean-Luc Nancy : la croyance au rien, l’affirmation du rien. Or, il n’y a pas rien, et ce sera dans la dernière décennie des publications de Jean-Luc Nancy une mention de plus en plus rapprochée et donc insistante. Il y a en revanche une « poussée » : « … car il y a une battue, un battement, il y a une pulsation », autrement dit il y a un rythme, et s’il y a quelque chose de tel, il y aussi une forme, car, prolongera-t-on, le rythme est ce qui donne forme, forme jusque dans et malgré l’écart constitutif de l’être (« être écarte l’être », ce qui fait au demeurant rythme). Au regard de l’état du monde, qui semble, depuis la parution du grand livre de Jean-Luc Nancy en 1993, Le Sens du monde, avoir perdu davantage encore de substance, en un mot d’être, pour se liquéfier, déborder si l’on peut dire, devenir de moins en moins représentable, respirable et vivable, la seule mention ou tentation du mot de « sens » jette un fort soupçon sur lui-même lorsqu’on l’accole ainsi à celui de « monde ». Comment quelque chose comme du sens pourrait-il s’appliquer au monde, répondre à son état, et par conséquent en répondre ?
Car le monde justement ne répond pas. Il fut un temps, des temps même étaient où il répondait (l’Antiquité, grecque, la romaine également, des moments de la chrétienté, par exemple). Et le monde possédait alors, de diverses manières, un contour, un orbe. Il faisait monde, permettait (un) monde, c’est-à-dire le démontrait en ce qu’il en permettait la manifestation et en attestait la présence comme le cadre derrière ou au fond de toute chose. Mais à présent ? De quelle nature pourrait bien être une présence du monde ? Qu’est-ce que le monde présent ?
Répondre, ce serait prononcer du sens, à défaut d’en énoncer un.
On ne peut se soustraire à la tentation du sens, ne serait-ce que parce que le sens est la tentation même, l’indication d’un chemin et l’invitation à l’emprunter, la tentation en effet d’une forme, ce qui ne veut rien dire d’autre que la pulsion qui attire vers une raison, une règle et peut-être même une loi. La demande du sens et à travers lui d’un sens déterminé – ce qui n’est aucunement la même chose du tout, ainsi qu’on cherchera à le comprendre – est celle de repères. Mais nous ne possédons plus le sens de l’orientation que Kant pouvait encore dans son opuscule Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? proposer à partir de la position du corps, de la distinction entre les mains gauche et droite, une géographie certaine, car immédiate, pouvant servir pour le lointain comme pour le proche, pour le monde physique comme pour la métaphysique. Déboussolés en vérité nous sommes malgré toutes les boussoles que la science et la technique ont conçues, c’est-à-dire comme expulsés de tous les plans qui auraient pu constituer un repère, même unique : un lieu, un dieu.
Quel est en effet le contexte ? Comment décrire en quelques mots notre temps, car plus on en utilise, plus on les amasse pour essayer de le préciser, plus la question s’opacifie. On commencera par évoquer le « désenchantement » dont parlait il y longtemps à présent Max Weber, un terme qui superposait déjà le retrait du religieux, le relativisme et l’invalidation du terme de « vérité » au profit de celui d’argument, ce qu’on appellera plus tard « fin des idéologies » (ce qui est faux, pourtant) … Et ce serait dans un tel monde que nous devrions à présent vivre et survivre, c’est-à-dire dans la difficulté d’y exister.
Pour Jean-Luc Nancy, il s’agit d’écrire en quoi le mot sens fait sens pour nous (non pas « encore » car ce serait corroborer une continuité, mais autrement, dans et par une bifurcation imposée par l’époque), pour ce que nous sommes présentement sans qu’il nous soit désormais possible de proférer quelque demande. Le sens n’est plus d’être projeté dans le monde, et il faut sans cesse se démontrer à soi-même, dans la pensée, comment il ne réside pas dans les idéologies, dans les religions et les philosophies, chez les chefs, les dictateurs ou les directeurs de conscience, comment donc, il est, à cet égard, inscrit – un livre comme Le Sens du monde se doit en effet de lire l’inscription du sens.
Nous nous tenons dans une « crise du sens » selon l’expression si souvent répétée de Patocka. « Crise » d’indécidabilité de la nomination, certainement, au-delà de tous les constats, faciles, et par eux-mêmes peu signifiants car chaque époque a bien connu la redistribution des significations, en termes de valeurs, de préoccupation éthique, de politique, etc. « Crise » encore et surtout, au plus profond qu’on puisse parvenir, qui ne s’épuise pas dans la panne que connaissent les assignations de significations qu’on croyait un peu sûres alors qu’elles relèvent d’une parole devenue, à son propre étonnement, muette, plus que troublée, disons désorientée, et dont la réaction première – et sans doute éprouve-t-elle à chaque profération risquée son peu de consistance, de telle sorte que les échanges se réduisent très vite à ceux de la force – est d’en revenir à des énoncés convenus auxquels plus personne ni d’ailleurs elle-même ne croit vraiment bien que faute de mieux on y cède par désespoir comme on le fait d’une facilité. La phrase de Nietzsche selon laquelle on veut absolument une vérité, même dans son versant négatif, celui d’une absence de vérité, trouve ici sa confirmation.
Le sens n’est plus cette cause qui produit des effets qu’on appelle le monde, mais l’effet de rien d’autre que de ce qu’il y a, les effets de son effet. Le monde est l’ensemble de ses effets, pourrait-on dire.
D’où une discussion nécessaire avec Spinoza, entamée çà et là, par exemple tout du long de L’Expérience de la liberté. Certes, on comprend assez clairement aujourd’hui l’idée selon laquelle le sens ne s’incarne plus, ne (se) sacrifie plus. On ne peut d’autre part que se ranger à la vanité de l’attente d’un dieu à venir. Ne restent, derrière ce qui est une thèse notée plus haut selon laquelle « le monde n’a plus de sens, mais il est le sens », des vieilles versions philosophiques du sens, chez Nancy seulement des « idiomes » du sens. Par exemple, la fin du sens serait, au contact des membra disjecta d’une impossible totalisation, la fin de la Ruse de la Raison ; l’universel ne se médiatiserait plus dans le particulier ; il n’y aurait plus d’Esprit du monde. Tout donnerait l’impression, dans le cadre de cette fin de la somme d’une histoire philosophique au sens de Hegel, d’un éternel présent, d’un présent bloqué, d’une éternité transie par le présent comme une douleur qui ne passe pas. À cet égard, on se trouverait encore devant la fin de l’idée de « réalisation » ou d’effectuation.
C’est pourquoi l’idée de mondialisation surgit là ou éclate l’Idée philosophique de monde, dans une victoire toute apparente de la différence sur le Même, alors que ce dernier régit tous les particularismes par des actes de totalisation (on songe aux revendications aujourd’hui des identités, des nationalismes). En vérité, il n’y aurait plus d’« intrigue » comme dirait Ricoeur, pour désigner le sens à l’œuvre. En effet, le monde, l’existence, l’œuvre semblent soustraites à toute intrigue. Et on devrait même se rendre à l’évidence de la fin même de tout poème tragique… En réalité, la fin du poème tout court, tel qu’on l’entendait dans la tradition, de la « littérature » comme l’écrit, on l’a vu, Nancy à propos de Flaubert. Considérant le sens du monde, Nancy voit « venir le monde des corps », ces corps sans phrases qui ne font plus signe (les contraires des corps sacrifiés au sens, pour le sens et à son service), soit des corps exposés à eux-mêmes et aux autres. Tel serait leur sens, de toucher au plus singulier d’eux-mêmes, sans ressources qui, en les chapeautant, leur conféreraient une signification. Ce serait l’époque du heur(t) des corps au monde (par-delà le bon-heur et le mal-heur), au sein de l’existence et des existences chaque fois infinies dans leur actualité finie, sans par conséquent le manque et le défaut qui y étaient jusque-là pointés et qu’il fallait remplir coûte que coûte d’une signification, car à l’existence infinie, toujours actuelle et non potentielle, il ne manque rien, (« Ce manque est manque de rien », « Rien ne manque à notre être ») dans sa puissance exposée. L’époque du Sens, si l’on peut dire ainsi, avec majuscule pour brandir la signification, car il s’agit de toute notre histoire, est donc désormais close, et c’est en cela, que le sens chez Nancyserait précisément ouvert et non pas simplement rouvert. Dans le texte qui suit, complexe, presque synthétique de l’ouvrage, l’existence touche à son absoluité, et l’ouvert s’offre, éclatant, dans des termes qui rappellent Georges Bataille, en effet, dans la formule de « l’insignifiance du sens » : « L’être est l’actualité infinie du fini. Son acte – exister – ne dépend de rien et n’a pas à progresser pour s’achever. Mais son achèvement est l’exister comme inapaisable et inappropriable être-à. La structure de l’exister n’est ni l’en-soi, ni le pour-soi, ni leur dialectique, mais le à : ni à soi, ni à l’autre sans être d’abord au monde, le à de l’être-au-monde comme constitution d’ipséité. Ni au bonheur, ni au malheur sans être d’abord au heur que le monde est. Ce qui, pour soi, ne dépend de rien, est un absolu. Ce que rien n’accomplit en soi est un éclat. L’être ou l’existence est un éclat absolu. Exister : le heur d’un éclat absolu. Cela ne dit presque rien – telle est l’insignifiance du sens même, la nudité de la signifiance absolue et souveraine. (…) Tout est là en jeu, tout le sens possible et tout l’impossible par surcroît. Sans phrases : non parce que ce serait ineffable, mais parce que c’est déjà là, venant aumonde et aux lèvres ici et maintenant »
Le sens est nu, en effet éclatant, sans phrase, pourtant à écrire aussitôt excrite : « Dire ce presque rien est la tâche unique d’une écriture – mais sa tâche insignifiante, aussitôt excrite, et par son propre rythme, livrée au monde : fin de la philosophie. » Insignifiant-signifiant, signifiant-insignifiant, le sens s’avère inapaisable et impossible à remplir, sans jeu inutile de mots vide d’un plein et plein d’un vide… Cette écriture témoigne de sa soustraction à la puissance puisque ce sens est en effet soustrait au Sens. À cet égard, l’inaccomplissement devient l’unique modalité, mais on en convient en un tout nouveau régime, de l’accomplissement, alors même que la poésie, comme écriture de ce processus, exige la visée d’une vérité au-delà de tout sens.
Cruor, paru juste après la mort de Jean-Luc Nancy, s’achève par deux pages de « leçon ». C’en est titre, le dernier chapitre. Une « moralité », une « leçon » tout court en forme de résumé, un avertissement, une leçon « pour apprendre à vivre, enfin », comme le disait pour finir Jacques Derrida…Un peu toutes ces significations-là, et d’autres peut-être encore. Lors de l’histoire récente, le monde des corps s’est effondré par et dans la cruauté. Désormais, le monde est comme en sa réalité et sa vérité cru, dépouillé de vêtement, nu, décivilisé, on peut en toute certitude le soutenir, et Jean-Luc Nancy n’est donc pas sans en faire la remarque dans ce qui fut son dernier livre.
Est-il vraiment besoin de le rappeler : le sang, les foules, la violence, la guerre, les dislocations de toute sorte y compris celles du langage et de la pensée ? En réalité, avec à sa pointe la vérité douloureuse que le « entre » « nous » qui demandait comme le sens même à être habité par ses variations, ses élans et ses rehaussements d’existence s’est rétréci et concentré dans l’entassement d’un terril, un « contre », certes toujours encore un rapport, mais on ne peut plus étroit, tout contre, sauf qu’il s’est fondu dans une unité, plutôt un tout indistinct, effaçant ainsi toute polarité et singularité.
Il s’agit en l’occurrence d’une « fin du monde » puisqu’il n’y a de possibilité d’un monde qu’à la condition de ses mouvements d’espacement et par conséquent d’élargissement.
Le nihilisme, que Jean-Luc Nancy, a toujours refusé et dont il faut se garder de penser qu’il en fait ici, par un revirement dont il ne fut pourtant jamais coutumier, une thèse puisqu’il s’agit de tout autre chose qu’on va voir, et qui ne se laisse pas traiter en termes d’idéologie, par ailleurs largement partagée, ne serait qu’un symptôme d’autre chose, d’une marque de l’histoire et de l’humanité tout ensemble, comme une propriété impropre dans la mesure où, bien qu’agissante et même à notre corps défendant, nous serions en même temps, sur une ligne de crête ou une limite, en mesure de l’éviter. Et Cruor, pour finir, à sa fin, sait cela et en fait état. La preuve, ces toutes dernières et très redoutables lignes : « (…) comme si, ayant épuisé tous les moyens de soustraire le sens à son insignifiance, nous avions décidé de remettre à une grande machine autonome et folle (autonome, donc folle) ce qui nous excède infiniment. Nous avons devant nous, et nous ressentons déjà, une cruauté, la nôtre, prête à nous sacrifier à notre propre insignifiance. Ne pas détourner le regard est notre seule chance, sans qu’il nous soit donné de savoir de quel côté ça tombe. » Il conviendrait de commenter longuement ces quelques mots d’adieu, de fait sans espérer le moindre ajout de son auteur et encore moins une réponse. Toujours est-il que se trouve réaffirmée la nécessité de penser, quoi qu’il arrive et quoi qu’il en soit, et que cette nécessité est à elle-même le sens, et non ce que le désastre ou son contraire de ce qui vient mettraient en évidence. Ce faisant, donc, « ne pas détourner le regard », dans la formule de son impératif, se soustrait au nihilisme. (Par ailleurs, ce qui est avancé par ces mots vaut indépendamment, si cela est concevable, pour chaque existence, concernant l’expérience qu’elle fait et éprouve d’elle-même).
On se souvient de la référence faite plus haut à Kostas Axelos qui, quant à lui, écrivait : « La terre des hommes, le terrain où se joue le sort du dévoilement du monde, devient ce qu’elle est : planêtès, astre errant, cet Irrstern que Hölderlin osa saisir et nommer ». Hölderlin dans Chiron, avait noté : « Car rien ne peut être un et tout, une déchirure l’a scindé ». Cette déchirure est le sens, l’état du sens, le sens dans son état présent.
« Insignifiance est notre commune condition », est-il écrit dans Cruor. Le « commun », la condition ainsi que le sort de chacun dans sa solitude et de tous en particulier, en « conjonction », mais « exorbitante », tombe dans l’insignifiance et comme insignifiance, ce mot qui dans la Leçon terminale de Cruor, qui, on le rappelle, se compose de moins de deux pages de texte, est tout de même répété à trois reprises ! C’est beaucoup pour « un philosophe du sens », comme on le proclame un peu partout… Mais, toujours, le sens est réellement là dans l’insignifiance, dans cette chute, non comme l’insignifiance même, mais comme cela qui fait mouvement, encore mouvement, jusque dans la tombe et dans la « levée » et la « tenue » dont parlait à l’avance Jean-Luc Nancy à propos du mort.
Le plus important n’est peut-être pas là pour un philosophe qui ne cesse, en grand vivant, de penser jusque dans la mort, qui pense à mort la vie, bien que soit épuisée toute tentative pour « soustraire le sens à son insignifiance ». Car le sens, à la vérité, n’a jamais pu, et n’aurait jamais dû, dans l’absolu bien sûr car il est vain de faire fi de l’Histoire, être appréhendé de cette manière et par ces biais, dans l’imposition doctrinale, idéologique, philosophique même. Il a en revanche à l’être à même la matérialité de notre condition, et des conditions. Là réside et se manifestent, en effet, une nudité et une cruauté. Car comment le dire autrement ?
Et c’est bien ce qui, pour finir, amène à autre chose, à un déplacement qu’on n’aurait certainement pas pu soupçonner au départ de toute lecture de Jean-Luc Nancy, bien qu’on doive faire l’hypothèse que « ça », comme le dit le texte, une sorte d’innommable, devait s’y trouver, qui portait peut-être, jadis, au départ, les noms de Dieu, puis celui d’absolu, ensuite celui de communauté, suivi de celui de liberté, enfin arrêté et creusé dans celui d’ « avec ». À présent, il y a « ça » qui semble les écraser, qui traverse Cruor.
Ça, aussi l’innommable même, et puis cela qui tombe, « ça [qui] tombe », on ne sait de « quel côté » ..? Ce qui tombe, le mouvement de la machine, l’histoire de l’être…, on ne sait comment dire « ça ».
Une fois tombé, « ça » ne révèle rien, à moins de remettre en perspective l’histoire au moyen du prisme d’une illusion rétrospective. Il y a, seulement, mais intégralement, manifestation du sens qu’il y a et qui se confond avec la factualité. Jean-Luc Nancy a retenu la leçon hegelienne et déjà marxienne selon laquelle le philosophe ne peut sauter par-dessus son ombre… Ni projection, ni rétrospection. L’apocalypse, qui en principe signifie « révélation » est vide de signification et est, dans toute sa radicalité, presque formelle, son propre sens. Et si on souligne l’aspect tragique de la tombée éventuelle, les pages de Cruor attestent qu’elle est la plus probable, bien que la moins souhaitable au regard de l’emballement de la « machine ».
La « machine » dont parle Jean-Luc Nancy organise cet état de choses qui concerne autant l’être des « hommes » que ce que nous avons fait de l’histoire et de la planète réunies. Certes, sans pathos avons-nous dit, mais tout de même, Jean-Luc Nancy évite le terme d’horreur se cachant derrière « ça » et se nichant d’un « côté » de là « où ça tombe », toujours est-il que l’exigence de la pensée, d’une pensée dans laquelle il est impératif de se risquer en l’écrivant comme Sade l’a fait à sa manière, « à la fin d’un monde », celle qui eut lieu pour ce dernier au moment de la Révolution, cette très violente secousse plus qu’un faible et simple frisson (« la révolution a été faite par des voluptueux », écrivait Baudelaire qui en aura entrevu avec Joseph de Maistre la férocité), que cette exigence, donc, répond à la pulsion d’aller au bout d’elle-même. Et c’est ce qu’a accompli en grand vivant, sans céder à la moindre facilité, mais en parcourant l’étendue de nos solitudes partagées, en supportant le sens du monde comme il va.
© Isabelle Raviolo
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