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Isabelle Raviolo évoque, en deux parties, l’ouvrage de André Hirt, Portrait du philosophe en grand vivant, Jean-Luc Nancy, qui paraît le 13 septembre.

par | 12/09/2024 | Littérature, Notes de lecture, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Première partie

Comment dire l’éclat, la grâce d’une rencontre ? Souvent nos mots sont pauvres, comme nos concepts. L’écrivain traverse pourtant cet état d’insuffisance : il fait confiance. Il se laisse porter par le langage, par l’esprit.

André Hirt livre ici un hommage à Jean-Luc Nancy à son œuvre. Il n’y témoigne pas seulement de son admiration pour le philosophe, mais il partage à son lecteur cette part vécue profondément, cet engagement qui caractérisa la pensée de Jean-Luc Nancy, ce « grand vivant » nous dit l’auteur dès son titre comme pour insister sur le sang qui circule dans ce corpus contre toutes les formes de nihilisme. Aussi est-ce la générosité de l’homme et du penseur qui retient surtout André Hirt : un homme du « partage » exigeant et authentique. Pour notre auteur, JL Nancy n’avait rien de « l’intellectuel » ; il était au contraire un « grand vivant », un penseur en dialogue vivant, incessant, ouvert. Car il ouvrait l’espace, déployait le champ du penser comme l’horizon d’une véritable fécondité : 

« La générosité est impensable sans un écartement de l’espace, une spatialisation intensive ».

La pensée ici prend chair, s’incarne : elle trouve son relief, sa consistance dans l’épaisseur sensible de la vie, dans ce « sens » qui est en perpétuelle gestation comme le dit notre auteur : « Une énergie cherche son déploiement, elle pousse et pulsionne. C’est une poussée du sens. Ainsi en est-il de l’existence, dans toutes ses situations. Le non-sens, l’ab-sens, l’absurde même, JL Nancy ne les pense qu’à partir du sens qui vient, est toujours déjà venu, qui s’en va et s’en retourne pour réapparaître à nouveau. »

Si en exergue l’auteur cite « Toi aussi parle » de Paul Celan (dans De Seuil en seuil), c’est comme pour indiquer le « la » des 300 pages qui vont suivre : « parle sans séparer le non du oui » nous dit le poète indiquant ainsi un chemin de paradoxe, le chemin de l’existence humaine dès lors qu’elle intègre en elle cette part d’ombre, son lien à la négation : la vie et la mort sont liées, reliées. Dès au XIème siècle, François d’Assise parlait de la mort comme d’une « sœur » et non pas comme d’une « ennemie », ou d’une « altérité » à rejeter. Plus tard, c’est Montaigne qui, à la Renaissance, dans ses Essais, ne cesse d’opérer cette « intrication quantique ». Au livre III (chap. 13 : « De l’expérience »), n’affirme-t-il pas que « la mort se mêle et se confond partout à notre vie » comme pour nous rappeler qu’elle est partout présente en nous, autour de nous, comme « non » relié au « oui ». Affirmer c’est en même temps nier : consentir à une réalité c’est en refuser une autre, dans l’idée même d’un « sacrifice » qui rend l’hospitalité première effective, féconde. « Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt pas, il reste seul. Mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jean 12,24). Ce verset du chapitre 12 de l’Évangile de Jean rappelle cette vérité qui fonde toute fécondité spirituelle.

André Hirt y insiste quand il reprend ce lien entre les deux verbes allemands denken et danken. Penser c’est remercier, et remercier c’est reconnaître en même temps que recevoir ce qui est donné. Et à ce titre, André Hirt nous rappelle qu’il y va du mouvement même de la liberté qui se libère. Cette libération est elle-même infinie. L’auteur rappelle à son lecteur à travers l’œuvre de JL Nancy : « ce n’est pas l’argument qui fait la pensée elle-même, c’est l’affect du sens ». L’acte même de penser naît donc tout entier de l’affect du sens : « toucher comme être touché ». Le sens du sentir constitue ainsi le poids d’une pensée. André Hirt nous le rappelle avec Kant : « Le sens interne n’est pas l’aperception pure, une conscience de ce que l’homme accomplit, celle-là relevant du pouvoir de penser, mais de ce qu’il subit, dans la mesure où il est affecté par le jeu de sa propre pensée. Cette conscience repose sur l’intuition interne. » (Anthropologie du point de vue pragmatique). La pensée, insiste André Hirt, est le sentir d’elle-même : dans le jugement réfléchissant, la subjectivité se trouve affectée comme elle s’affecte.

Aussi est-ce bien une communication qui se joue entre les subjectivités : « l’embrassement en soi du monde, en faisant “monde”, n’a lieu qu’à éprouver cette ouverture faite en soi au monde avec une sensibilité qui n’est rien d’autre, dans leur déclinaison, comme dans leur totalité, que le sens, la conscience et la pensée. » Aussi pour Jean-Luc Nancy, le sens est « expansion et prolifération » ; c’est ce qu’il appelle dans La Ville au loin, « la contagion du lointain », c’est « l’énergie fragile d’un sens inédit, rebelle à toute résidence ». Et quand l’énergie ne jaillit plus, est comme obstruée, la philosophie s’affaisse en « maniement d’idées ». Hegel nous dit que si la philosophie a à être systématique, au risque de ne pas avoir lieu du tout, ce n’est pas au sens où il faudrait établir une vérité totale et définitive, « mais en ce qu’elle est sans cesse en jeu totalement, âme et corps, esprit et nature réunis, formes et figures assemblées, positif et négatif noués, absolu et relatif entrelacés, essence et existence croisées et traversées, humain et divin dialogués ».

Du poème de Paul Celan cité en exergue on comprend ici toute la portée pour le langage philosophique qui s’articule comme le mouvement sans fin des contraires. La raison n’a rien d’univoque, elle est une raison déchirée, questionnée et renaissante : « En surprise d’elle-même, nous dit André Hirt, elle ne cesse de creuser son objet, sa res, la chose elle-même, dont elle partage l’étymologie (reor). » Et pour Jean-Luc Nancy ce fut à Strasbourg, ce « lieu de conjonction de la pensée et de l’existence » que cela a pris forme. Strasbourg pour Jean-Luc Nancy c’est une « vie philosophique » ou plutôt « une philosophie dans la vie ». Strasbourg c’est ce « sol » qui « envoie son haleine ». Pour André Hirt, « Strasbourg est l’Idée de la liberté mue intérieurement par sa loi singulière de libération ». Ce lieu fut un « site d’émergence » comme Iéna. Il fut aussi « un acte de conscience, une réflexivité » qui s’opposait à tout formalisme philosophique : c’était le lieu de l’écriture de ce qui vient, le dégagement par elle de ce qui doit être pensé : il s’agissait donc d’aller à l’essentiel en tentant de cerner ce qu’il y avait impérativement à penser. Il fallait dégager le nouveau, ce qui n’avait pas encore eu lieu.

En ce sens, André Hirt insiste sur la dimension poétique de l’œuvre de Jean-Luc Nancy : cette vie dans son épaisseur est tout entière contenue dans Corpus, le grand poème philosophique : un poème en chair.

Le corps est au cœur de la réflexion de Jean-Luc Nancy : il y a le corps et les corps. Pour André Hirt, Jean-Luc Nancy est le philosophe du corps. Du corps dans le corps, à travers lui, toujours en lui comme cet au-delà en lui dans la mort et la résurrection. C’est ce que le philosophe montre magistralement dans Noli me tangere.  C’est bien à même le corps, jusque dans la mort, que le sens manifeste ses modalités. Il n’existe pas de sens désincarné : « Moins qu’attaché à la chair, il est cette chair qu’il forme et articule, modifie, traverse et dépouille ». André Hirt revient sur l’Olympia de Manet qui « engage l’existence en elle-même, dans son mystère, dans la manifestation de cela qui s’agite en elle », et dit qu’en ce tableau l’existence s’existe, se peint, comme ailleurs elle s’écrit dans tel poème. Le sens est quelque chose et non pas rien. En s’éloignant, en s’absentant, André Hirt nous rappelle qu’il vient, qu’il est toujours déjà au-delà de soi : il joue, il se joue. Ressusciter fait sens. C’est devenir cet autre que de notre vivant nous ignorions en nous. Prendre la résurrection au sérieux c’est aussi prendre la mort au sérieux : la mort n’est pas une abstraction pour Jean-Luc Nancy, ni même un phénomène purement matériel qui soustrairait toute parole et toute pensée. Elle émane de la finitude, dans toute sa radicalité.

S’il en conserve le mot, Jean-Luc Nancy refuse de penser la résurrection de manière religieuse. Il va penser la résurrection en philosophe, loin du contenu de foi : le ressuscité est celui qui nous échappe : « La mort se tenait pourtant là, dit André Hirt, dans la vie, et comme son ombre, la vie étant pour sa part son pendant attaché à la présence, suspendue à elle sur un vide et par conséquent dans l’impossibilité de rejoindre le bord ». Et ce vide est pour Jean-Luc Nancy l’évidement de la présence : « Ne cherche pas à t’emparer d’un sens de cette vie finie » écrit Jean-Luc Nancy à la page 29 de Noli me tangere. Inversement, la résurrection est la « partance » : un départ. Lui se lève ailleurs et autrement. Celui qui apparaît dans sa stature droite, reste paradoxalement intouchable, inaccessible, comme la vérité de l’autre ; il est inassimilable. L’insistance de Jean-Luc Nancy se porte sur une modification spatiale, à savoir le passage, à la manière d’une anamorphose : c’est ce qui vient à l’esprit, de l’horizontalité des vivants à la verticalité du ressuscité : « à l’horizon de la vie finie se superpose, sans s’y opposer, une infinie levée. Monter dans les hauteurs et descendre dans les profondeurs, c’est aller vers la même altitude, selon le double sens du terme. Mais la double et vertigineuse altitude renvoie à la proximité : ici même, à portée de la main, bien que ne pouvant être étreinte, se tient la vérité. » « C’est l’autre qui se lève et qui ressuscite en moi mort ».

    Mais qui est cet autre dont parle Jean-Luc Nancy ? Vie et mort sont toujours une présentation de l’une à l’autre, vers l’autre ou en l’autre : la présentation d’une partance : mourir, passer de l’autre côté, dans une géographie inconnue. Le ressuscité est détaché du soi vivant, retiré de ce soi. Le plus important et qui excède le religieux tient à la libération. Le nom s’est libéré de toute contrainte du temps qui épuisait l’homme et qui l’a fait passer dans la mort. Ce qui se révèle ce n’est pas quelque chose, nous dit André Hirt, mais c’est « la face autre de l’autre qui était jusque-là repliée dans le vivant ». La révélation consiste en ce qui est autre. Elle énonce en même temps la radicalité de l’altérité, son toucher intouchable. L’occasion est celle d’une mise au premier plan de « l’adoration » au titre de reformulation complète du rapport et donc d’exploration de ce que recouvre « avec ».

L’adoration est « ce qui l’ouvre dans le rapport à l’infini, sans quoi il n’y aurait pas de rapport ». Jean-Luc Nancy va même jusqu’à parler de création.

   C’est l’intouchable qui est touché tout comme il est ce qui va nous toucher (comme dans l’amour, ou bien par la grâce, et même, il convient d’en noter l’importance, dans et par le langage, même dans une grande généralité, et plus précisément lorsqu’on est désigné par son nom, ainsi que le fait le Christ en s’écriant et la pointant du doigt : « Marie ! »). Comme nous le montre André Hirt, Jean-Luc Nancy va loin dans cet écartèlement immanent du toucher lui-même, écartèlement qui n’exclut pas une sorte d’expulsion du toucher, comme un retrait, un refus, celui d’une présence à laquelle on croyait fermement, qui en effet prend ses distances, se replie et finit par s’évanouir. Immanence ? Oui, dans la mesure où la présence est en réalité l’objet d’une croyance et d’une illusion. Ainsi en va-t-il de nos relations amoureuses : une distance s’éprouve et dans un désir indéfiniment ressenti et jamais « comblé » : l’insaisissable d’autrui nous laisse sur notre faim. « Aller vers l’autre, s’enfoncer dans ses yeux ou son corps, nous dit André Hirt, sentir l’autre venir en soi, c’est encore se perdre dans le labyrinthe de la recherche sans fin de l’autre, ce labyrinthe qu’est l’autre à l’image ressemblante mais jamais superposable de quiconque. Car je suis pour moi-même un tel labyrinthe. » On ne peut pas mieux dire ce qui se refuse à toute appropriation. Il y a là un paradoxe sur lequel Jean-Luc Nancy insiste et que révèle André Hirt : le paradoxe est que nous touchons tellement loin et profond sans jamais toucher l’autre, ce qu’on appelle l’autre, parce que à la fois nous possédons une sorte de savoir instinctif qui nous porte sur et en lui, mais en même temps nous nous égarons dans sa profondeur sans fond. La pensée comme la vie sexuelle viennent du dedans qui cherche à s’expulser en même temps qu’il laisse entrevoir et explore une intériorité plus profonde que toute l’intimité.

   À la question kantienne « que dois-je faire ? » que Jean Luc Nancy reprend dans Que faire ?, André Hirt remarque qu’elle ne peut pourtant plus être formulée de la même manière aujourd’hui, ni dans les mêmes termes, sauf à se répéter elle-même, une répétition qui est celle du sens, qui frappe à la porte d’entrée de l’action. Là où la raison kantienne trouvait en elle-même la ressource pour agir en fonction de ses propres fins désormais cette raison, qui élaborait, dit Jean-Luc Nancy, sa fiction agir comme si ») abandonne sa faculté, désormais éclatée, aux exigences de l’action dans l’incertitude de toute chose et de tout événement. Il ne s’agit donc plus là encore de « s’approprier » le sens, ou du sens, de chercher un objet de sens, une « adéquation entre l’esprit et la chose ». Pour Jean-Luc Nancy « Jamais le sens n’est adéquat à un objet ni à un projet ni à un effet. C’est cette inadéquation qu’il s’agit de faire jouer. Si la civilisation est entrée en mutation, c’est qu’elle commencé à le comprendre en comprenant l’inanité de son projet réglé par la seule effectuation. » (Que faire ?)

    Il s’agit de se laisser conduire. Jean-Luc Nancy nous invite sans cesse à nous laisser déplacer : ce qu’on peut appeler « sens » est en excès sur la pensée de l’agir comme sur l’agir tout court. Non qu’il domine et maîtrise, et s’impose en quelque façon, mais en ce qu’il infinitise précisément l’action. Jean-Luc Nancy fait alors usage de ce terme d’infinir qui invalide, et même détruit, affirmera-t-on, les idées et registres du « telos », de la fin, de l’accomplissement, de l’identité, du retour à soi, de la visée de soi, ou de sa projection. « Infinir », c’est-à-dire suivre et considérer « l’incommurensabilité du sens ».  Pour André Hirt, le sens forme en lui-même forme l’immense poème du monde : ce que le philosophe Jean-Luc Nancy nous exhorte à méditer c’est le sens comme « déchirure d’avec lui-même », une séparation, mais un rapport, une sorte d’enchaînement ou de liaison, ou encore de couplage.

Ce qui est avancé, le « commun », la « communauté », «l’intime», « l’autre » ne sont qu’à cette double et hyperbologique condition de trembler ainsi, ou d’émettre les lueurs en éclipse de leurs possibilités qui sont autant d’impossibilités. Lire Jean-Luc Nancy, c’est découvrir que le sens ne se considère pas en fonction de quelque objet. Sa réalité est d’être incommensurable. Et c’est aussi pourquoi l’existence ne peut être considérée, donc pensée, en termes de projet.

Dans ses développements sur le sommeil, Jean-Luc Nancy explore la dimension du rêve : le rêve n’est pas ce qui se tient au plus éloigné de notre « soi », mais sa dimension la plus inaliénable. Le rêve n’est pas ce qui nous aliène par l’apparence, mais ce qui nous exprime comme nul autre trait susceptible de nous être propre.

L’immanence du sens tient alors d’une part à la dimension intraduisible du rêve, et d’autre part au « travail du rêve », en ce que le sens s’élabore, qu’il est une sorte de trait, ou une droite dont on ne peut assigner l’origine ni clairement le but par lequel il se retournerait en effet, en annulant sa nature, en signification. Comme dans la philosophie de Hegel, la signification n’est jamais fixe au point qu’elle ne cesse de se nier, de se déplacer et de se relever. Touchée par l’ivresse, elle demeure inconsolable, les preuves en sont l’inquiétude dans laquelle la pensée se trouve en en faisant le constat désolé et la compulsion de répétition qui l’agite parce qu’elle tient obstinément à mettre un terme à son effort. Ce que Jean-Luc Nancy retient de Hegel est cette ivresse du sens. Toutefois, il retient autre chose encore, mais cette fois-ci de Husserl, de Jacques Derrida lisant Husserl, il retient tout cela en en faisant également autre chose.

« Sens en tous sens » s’oppose en effet frontalement au titre de « Sinn » (sens) à « Bedeutung » (signification). André Hirt nous montre que si Jacques Derrida oppose l’écriture de Joyce, une « équivoque généralisée », à la « transparence » « univoque » de Husserl, Jean-Luc Nancy a quant à lui, a su tirer la part substantielle de sa pensée du sens de ces pages de Husserl lues par Jacques Derrida. Et comment faut-il l’entendre ? Tant que la figuration pouvait s’envisager et se constituer, on relevait des percées de la liberté, capable ainsi d’abattre les obstacles à son déploiement (elle enchaînait ainsi sur elle-même et se délivrait puisqu’il n’y a pas de liberté seulement abstraite, mais des libérations).

Le sens du monde se tient alors dans l’expérience de la liberté : De Novalis à Jean-Luc Nancy, André Hirt dévoile à son lecteur comment un impératif s’impose, celui de romantiser le monde. Il s’agit de tirer le sens de tout, du Tout qui n’est pas un tout, mais la profusion, l’infinité précisément d’infinis, autant de « peau(x) fragile(s) du monde ». Tirer le sens, mais non pas interpréter, ni attribuer, ni juger, mais remarquer, relever, montrer, déployer. Romantiser n’est rien d’autre qu’une potentialisation qualitative. Penser revient ainsi à libérer la liberté des êtres et des choses, leur sens : à libérer ce sens en tous sens. S’il n’y a pas ou plus d’archè pour Jean-Luc Nancy, alors l’art ne présente que la présentation elle-même, un mouvement affirme sobrement de son côté La Création du monde. Dans Cruor (p.125) Jean-Luc Nancy parlera de « poussée ». Se trouve ainsi confirmée la distance prise quant au romantisme, même si l’absence de substantialité d’un principe se noue toutefois, de façon encore proprement romantique dans la pensée de Jean-Luc Nancy, à l’insistance mise sur la « force formatrice », par conséquent moins sur ce qui est produit que sur le processus de la production.

Le sens est « écartement de soi », à entendre en ce qu’il ne détient pas mêmede « soi », à part relever du sens, d’être du sens alors que le sens, un sens, n’a justement pas de sens. Il y aurait ainsi, et pour ainsi dire de fait, comme une ivresse du sens, une sorte de caractère penché comme il y a dans l’existence ces êtres penchés que sont les poètes. S’il n’existe pas de « soi » du sens, alors il ne peut connaître d’assomption. Celle-ci n’est ni originelle, ni susceptible d’être finale.

Comment faut-il l’entendre ? Le sens est ce qui ne se remplit pas, ce qui n’en a jamais comme l’alcoolique, poursuivons l’image de l’ivresse, assez. Ce qui veut dire encore, par-dessus le marché, mais cette fois-ci « positivement », que le sens n’en finit pas de « s’exister », de se pratiquer, de se penser et donc de s’écrire, lui qui n’est livré dans aucun livre et qui ne trouve nulle part un fondement qui serait sa loi ou sa règle de formation. Parce qu’il « s’écrit », se trace de multiple manière, dans l’existence mais aussi, au plus près, dans les arts, le sens est « littéraire », se meut et erre dans son « espace », parmi les Modernes depuis Cervantes. Il se présente exemplairement comme « la littérature » même, dans son et ses inachèvements.

On dira plus exactement qu’il s’y traduit ou que « la littérature » en est la traduction infinie.

La liberté ne doit pas se penser en termes de causalité. Celle-ci ne saurait donc être la « mesure » exclusive de la liberté. En triturant la causalité, nous parvenons, au mieux, à l’idée d’une « causalité spontanée » qui ne permet en rien de pénétrer dans ce que « liberté » veut dire. C’est pourquoi, celle-ci reste un « secret » et relève d’un « art caché » (d’un « ressort caché », écrit Jean-Luc Nancy) pour reprendre la formulation de Kant à propos de l’imagination transcendantale. Par conséquent, afin d’accéder en quelque manière à la liberté, il faut à l’inverse parvenir à penser le « retrait » de la cause, qui n’est que, autrement, celui de la liberté elle-même, au moment même où elle se délivre comme corps, force et action dans le monde. « L’existence est le retrait de l’être en tant que cause et en tant que substrat permanent, ou, encore, le retrait de la cause dans la chose », note Jean-Luc Nancy. La liberté se tient au fond, mais pas comme fond causal, de l’existence. Et c’est bien l’existence qui se trouve « possédée » par la liberté.

Le plus important, le plus profond, si l’on peut dire, dans la liberté, est cette présence qui n’est pas présente. Ou bien qui est absente sur le monde de la présence totale, impossible à englober, inembrassable, débordante de sa générosité, qui est synonyme d’existence (une « ouverture intense d’une existence-au monde (bien antérieure à toute prise de perspective par un sujet) »). « Ce retrait de présence qui laisse et qui laisse venir à la présence, cette incandescence de néant où toute cause se retire en la chose (voici : il y a quelque chose), ce ne peut être que la liberté, ou peut-être vaut-il mieux dire : ce ne peut être que liberté ».

De la séparation et de l’inappropriable jusqu’à la notion décisive d’interruption, il n’y a, on s’en doute, qu’un très petit pas. Et ce pas est précisément celui dans lequel s’inscrit « la littérature ». Cette notion intervient cette fois-ci, comme retournée, dans un énoncé anti-romantique (on la rencontre déjà dans le titre du texte séminal Le Mythe interrompu dans La Communauté désoeuvrée) : « Mais dans l’interruption, ce n’est pas non plus le silence. Dans l’interruption du mythe, quelque chose se fait entendre, ce qui reste du mythe lorsqu’il est interrompu rien, sinon la voix même de l’interruption, si on peut dire. » (Le mythe interrompu)

 

À même ce mot très fort, violent, de « plantage » dont fait usage Jean-Luc Nancy, il semble nous sourire parce que ce blocage est en réalité une ouverture, certes blanche, ou vierge, mais qui renverse la négativité en impératif de pensée. On comprend alors que c’est également dans cet espace qu’il faut entendre l’in-fini, cet autre nom de cette forme transcendantale de l’existence et de la pensée finie, sachant que « transcendantal » signifie « finitude », parce que ce n’est pas, ou plus, l’absolu qui ouvre la pensée, les limites et par conséquent les contraintes de la représentation. Dans l’absolu, il n’y a plus rien à penser. Du « plantage » il doit être question sur un autre angle, à vrai dire subtil parce qu’il n’est guère thématisé dans le texte de Jean-Luc Nancy. On gage qu’à cet endroit très précis du texte et à ce moment de la pensée, et comme l’annonce de son déploiement à venir, s’inscrit le corps, et pas uniquement, en un sens qu’on dirait alors très métaphorique de « l’écriture » et du « dessin », donc encore celui de la pensée, mais le corps brut, en arrêt, ce corps que chacun est plus qu’il ne l’a, qu’il a néanmoins reçu et qu’il n’a pas produit – c’est là la signification stricte de la finitude : ne pas être le créateur de son être et de son monde, être toujours un ens derivatus –, ce corps parmi tous les autres et innombrables corps. S’il n’est pas le corps de la pensée, il n’y aura pourtant et désormais pas d’autre pensée que celle du corps, au sens du génitif subjectif, et c’est du corps que dérive toute pensée. Cela doit se soutenir en vertu non pas d’une référence bien rapide, pseudo-nietzschéenne propre à la doxa des pratiques philosophiques selon laquelle le corps penserait au titre de cause intentionnelle et pour ainsi dire consciente de la pensée, bien que cela soit au moins incontestable à certains égards, mais en ce que le corps sent, se sent, se réfléchit, et ce faisant se sent justement très démuni, comme lorsqu’on cherche ses mots pour une situation inédite. On songe à Socrate, se plantant là, dans l’embrasure de la porte, avant de pénétrer dans la salle du banquet.

Quoi qu’il en soit à cet égard, il va falloir renverser les théories existantes sur l’amour, il va falloir penser à nouveaux frais. La pensée qui pense là est solitaire. Être planté, c’est se retrouver seul, n’est-ce pas ? Et aussi démuni et désorienté comme on l’est avec et par son corps. Et voilà que la pensée découvre son milieu, à la fois « naturel » et tout en l’étant si peu. Cela veut dire au moins ceci, que ce que nous nommons monde, homme, sens, histoire, politique, dieu, bien et mal nécessite d’être repris en effet à tous nouveaux frais par la pensée. Car le sens n’est plus envoyé ou promis. Il ne forme pas l’horizon qui viendrait à nous, mais c’est à nous de le crever comme on le fait d’un écran, et c’est devant cette blancheur-là que nous sommes plantés.

Être planté ? Être comme dans le corps d’un arbre, ou bien effet d’une plante ? Être comme ces vivants qu’observe Aristote dans le Peri psuchès et que l’on sent tendus par une pulsion, davantage qu’un désir, autrement dit un élan ou un effort considérable tendant à se mettre en mouvement. Bien que « nous » soyons capables de mouvement, « nous » en sommes au même point que les végétaux : désirants, pulsionnants, souffrants, appétants … Qu’est-ce que cela signifie, si ce n’est que dans le texte de Jean-Luc Nancy, comme dans la réalité, c’est le corps qui agit, qui, en quelque sorte, relaie la pensée,

que c’est lui qui écrit et peint dans le blanc ou le noir, selon la capacité de voir propre à chacun. En tout cas la source de l’élan n’est plus l’intellect pur en position de surplomb, une sorte de « pour nous » hégélien.

« Nous avons à faire », nous avons à être. Quelque chose est à faire. La forme de cet impératif, on dira une poussée ou une pulsion, est celle d’une « déclosion », autrement dit d’une ouverture, mais pas dans quelque chose, puisque nous y sommes déjà dans ce « dans », au sein en revanche d’une réalité relavant entièrement de l’oxymore, soit une lumière obscure, ou une obscurité lumineuse, cela même qu’est l’écriture.

     La question de fond ne se fait que plus insistante : comment surmonter le malheur romantique, car il y a bien encore pour nous et pour Jean-Luc Nancy un malheur à ce « plantage » romantique dont il est question et devant lequel Flaubert nous a déposés ? Observons-en les conséquences en poursuivant la lecture du texte de Jean-Luc Nancy, qui s’avère toujours aussi décisive, presque violente : « … parce que l’écriture comme la vie n’atteignent pas leur sens, et ne s’atteignent donc pas l’une l’autre. Elles n’y touchent pas (au sens), elles le tentent, elles en sont tentées, mais leur sens est de n’y pas atteindre. Ce sens n’en est pas un. Qu’il n’en soit pas un, tel est son sens. Dans l’infime intervalle de ces deux formules, où il n’y a rien de disposé pour aucune révélation, il faut apprendre à séjourner, ou à passer (c’est la même chose). »

 

    Que le sens ne se remplisse, ne se comble ni ne s’accomplisse – par quoi le sens est tout autre chose dans le sens même, ce qui s’y trouve supposé, déjà incliné vers une signification, donc aussi surtout pas un « autre » sens –, voilà qui nous conduit à la pensée d’un sens dérangé et bousculé, inquiet et fragile, soutenu et insoutenable comme l’est l’existence elle-même, ou encore la liberté. Très concrètement, nous sommes pris dans du sens qui nous pousse à continuer à exister et à agir, qui pousse l’existence et l’action plutôt que pas, enfin un sens qu’on dira insubstituable.

On se demandera en même temps, et une fois de plus, si cet inaccomplissement n’est pas toujours, encore et encore très romantique, la marque de ce qui, dans la lignée de la Lucinde de Friedrich Schlegel, est avorté ? Soit un inachèvement à la fois effondré devant toute téléologie ou finalité, et immanent au sens même, un inachèvement à la fois transitif et intransitif.

C’est pourquoi, le mouvement de retrait par rapport à toute assomption de sens et encore moins du sens est certainement ce qu’il y a de plus romantique, si l’on peut dire les choses ainsi. Ainsi, dans sa lecture de La Tentation de Saint-Antoine, une œuvre qui apparaît comme aussi dérisoire que nécessaire pour faire apparaître précisément ce qu’elle a de dérisoire – ainsi ces accumulations de précisions et de données, ces saturations d’informations érudites qui font déjà penser à Bouvard et Pécuchet et à quoi, précisément, elles aboutissent ! –, Jean-Luc Nancy fait état à la fois d’une contrainte inhérente à la philosophie, et pas seulement celle de Hegel, celle qui tend vers une fusion et donc une superposition entre l’écriture et la vie, voire leur confusion, une adéquation entre le logos qui écrit et celui que l’écriture veut rejoindre dans la matière et les choses, celle de l’assomption littéralement folle de toute écriture, enfin, dirait Freud, celle de la paranoïa de la philosophie elle-même. Flaubert sait bien qu’il y a là une folie. Concernant Hegel, on ne sait pas trop.

 Jean-Luc Nancy manifeste la lucidité nécessaire pour ne pas être dupe de cette folie.

© Isabelle Raviolo

 

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