Non seulement l’art est langage au sens le plus large et aussi le plus vague – il dit, il exprime, il montre, plus profondément encore le langage est l’ouverture de l’art, l’espacement offert à la peinture, à la musique, à la poésie même –, mais l’art est art du langage. Et le plus grand art est celui qui fait parler le langage de l’être parlant, qui le porte à son maximum d’expression et de sens. La musique porte ce langage. Et le Lied est la portée de l’existence, le cadre de son énonciation la plus expressive. Aussi bien l’existence se figure sur cette portée, où l’on peut suivre la partition d’un moment d’existence. Hugo Wolf, dans son art musico-poétique, ne distingue pas sens et expression. Son art est celui de l’homme qui n’existe que comme être parlant et expressif. Et cette expression est elle-même le sens, qui n’est pas une signification, mais le rapport spécifique éprouvé à soi de l’existence, l’ouverture expressive de ce rapport qui fait tout une subjectivité et tout un monde.
Le grand art est donc celui qui fait parler le langage (qui le porte, le supporte autant qu’il le transporte, ce qui signifie aussi qu’il le projette, l’envoie, l’adresse…). Il est l’art de cette mimesis ou de ce mime expressif dont il a été question plus haut [dans l’ouvrage]. Il s’agit encore de cet art du langage dansl’homme, de l’expression et du sens dans l’homme, et non pas d’un art del’homme. Il faut comprendre, en effet, combien la descriptivité du Lied (ce qu’il raconte, ce qu’il met en récit) ne concerne pas une factualité, mais une expression, c’est-à-dire une émotion du rapport à soi qui fait toute la preuve et le contenu de la subjectivité se saisissant dans ses événementialités. Plus simplement, c’est la puissance expressive qui fait la subjectivité. A cet égard, elle ne s’antécède pas. Plus profonde dans l’homme que l’homme est cette puissance de portée expressive. Plus profonde dans l’homme que l’homme est cette articulation du langage dans laquelle la subjectivité a lieu.
Le Lied exprime cette articulation. Il en est l’étoilement. On comprend dès lors que ce qui intéresse Hugo Wolf, ce n’est pas l’homme comme être parlant, parole qu’on pourrait mettre en musique. C’est en revanche l’articulation de la parole elle-même. Et c’est bien ce qu’il vise par art “musico-poétique”. En ce sens, le Lied est à peine un genre. Ou, plutôt, il apparaît comme un genre si maniéré, il fait tellement “genre” et artifice, surtout pour nos oreilles d’aujourd’hui, que cette “impossibilité” signifie par son retournement une vérité que nous ne sommes plus à même de reconnaître. Il nous dit la subjectivité, comme sans doute on ne l’avait jamais dite, dans toute son instabilité, sa méconnaissance de soi, sa tension entre ce qu’elle énonce et ce qui s’énonce. À cet égard, le Lied est le passage obligé d’une compréhension philosophique de la subjectivité d’aujourd’hui. Car il faut aller jusque-là pour rendre justice à la raison même du Lied, à la nécessité de sa réalité historique.
© André Hirt
Le Lied, la langue et l’Histoire, Éditions de la Nuit, 2008, p. 45-47.
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