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HOMMAGE À DIETRICH FISCHER-DIESKAU. Benjamin Appl, James Baillieu, Hommage à Dietrich Fischer-Dieskau, Alpha-classics, 2025 (un livre et un CD).

par | 13/06/2025 | Bibliothèque, Classique, Discothèque, Editoriaux et chroniques, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Afin de rendre hommage à Dietrich Fischer-Dieskau, le « maître absolu » du lied, comme on sait et comme on dit, Benjamin Appl avec James Baillieu au piano livrent un récital comportant bien sûr des lieder et des mélodies de nombreux compositeurs y compris, et ça n’est pas la moindre des choses, quelques-uns du père et d’un frère du célèbre baryton. Le disque est passionnant et à la hauteur de l’hommage. Benjamin Appl est remarquable, ainsi que Kurtag et son épouse l’avaient remarqué il n’y a pas longtemps (https://www.opus132-blog.fr/schubert-kurtag-lines-of-life-benjamin-appl-gyorgy-kurtag-pierre-laurent-aimard-james-baillieu-alpha-outhere-2025/).

Car la famille Fischer-Dieskau était musicienne. Son histoire est retracée par Benjamin Appl dans le livre que les éditions Alpha proposent avec le CD en s’appuyant sur le journal et la correspondance de Dietrich Fischer-Dieskau. On y apprend l’existence tragique d’un des frères, handicapé, du musicien pendant la guerre, ce frère que le régime nazi a fait, plutôt que laissé, mourir de faim. Au demeurant, la tragédie a poursuivi le chanteur : sa première épouse qui lui a donné trois enfants est morte en couche, après un divorce, une autre femme s’est perdue dans l’alcool, jusqu’à ce que Julia Varady forme avec lui un couple magnifique, à la ville comme à la scène, et semble-t-il très heureux.

Dietrich Fischer-Dieskau a tout chanté. On est tenté de dire qu’il a cherché à chanter le « tout », autrement dit l’intégralité de la musique, la musique de la musique. Insatiable était-il, du lied avec accompagnement au piano (Pollini, Barenboim, Delus, Moore, Billing et la trop négligée Hertha Klust), du lied avec orchestre (Furwängler, Kempe, sans oublier les grands moments avec Karajan dans le Requiem allemand de Brahms), de l’opéra (à peu près tout, l’essentiel en tout cas, de Mozart à Verdi en passant par Wagner).  On ne sait combien de fois il a interprété Winterreise et Dichterliebe (à chaque écoute d’une version, quelque chose s’ajoute à l’œuvre, c’est-à-dire à sa compréhension puisqu’une ouverture est produite – c’est sans doute cette préoccupation d’un dévoilement qui commande à toutes les reprises de l’œuvre et non quelque insatisfaction ainsi que cela vient spontanément à l’esprit). Sa curiosité, dans tous les répertoires, dans toutes les langues n’avait aucune limite. Et quasiment toutes les réalisations sont impeccables, malgré parfois, sur la fin (le Tristan de Carlos Kleiber, par exemple, dans le rôle de Kurwenal), fait entendre quelque maniérisme. Mais il y eut Lear d’Aribert Reimann, ce qui n’est tout de même pas rien, et cela rachète bien des défauts (un grand artiste compose avec ses défauts, mieux : il sait composer avec eux, il parvient à cette intelligence-là). Il y eut donc aussi l’opéra : Mozart, Wagner, Verdi, Strauss, etc. Une discothèque à lui seul, à l’instar de Karajan, comme Elizabeth Schwartzkopf, ses semblables, ses frères et sœurs dans de si nombreuses réalisations historiques et à vrai dire incomparables, inusables, pour le disque. On ose à peine faire l’inventaire et choisir car on est certain de laisser de côté des références de la même valeur.

Qu’est-ce qu’une vie d’artiste ? Je me souviens d’un propos de Dietrich Fischer-Dieskau, dans un film qui lui était consacré, et qui m’a frappé : à un moment donné, le musicien demande si telle ou telle circonstance de la vie doit être (ou était, je ne sais plus, mais je crois bien qu’il s’agit de ce dernier terme qui confère tout son sens à l’anecdote puisque c’est du quotidien qu’il est question) chantée ou parlée. Et ce qui m’est venu à l’esprit est que le chant constituait pour Dietrich Fischer-Dieskau quasiment, peut-être pour finir totalement, la manière la plus spontanée de s’exprimer, non seulement, évidemment, sur la scène, mais dans la vie, dans l’existence de tous les jours ! Cela est extraordinaire, incroyable, donc possible également, ce qui en effet change précisément les perspectives et la vie.  Et à chaque fois que j’entends Dietrich Fischer-Dieskau, c’est-à-dire presque tous les jours, il est devenu un compagnon, je pense à cette remarque, je revois son visage, à la fois sérieux et si ouvert. Parler ne serait donc, par un étonnant renversement, qu’une modalité du chant. Dietrich Fischer-Dieskau existait en artiste. Il existait le chant. Et cette preuve, car c’en est une de cette autre forme d’existence, celle de la beauté, d’une vie d’artiste nous remplit de reconnaissance et de bonheur.

Il appartient aux grands artistes d’être immédiatement reconnaissables à la simple écoute. La remarque est bien moins banale qu’il n’y paraît, surtout s’agissant d’une voix, mais comme l’actualité propose des manières, des habitudes de chanter qui s’avèrent si interchangeables (une des exceptions étant précisément Benjamin Appl !), la singularité des très grands artistes prend d’autant plus de relief. C’est comme s’ils chantaient plus fort, de plus loin, de plus près, et surtout plus intimement, familièrement en occupant la place d’une part de soi-même.

Une telle singularité pousse tout de même à rechercher le ressort de cet art. Dans ce que chante Dietrich Fischer-Dieskau, ce qui s’avance à cet égard est indéniablement l’attention première, fondamentale accordée au texte. Prima le parole ? se demandait Capriccio de Richard Strauss (il faut y écouter notre chanteur avec Wolfgang Sawallisch) plutôt que prima la musica. Avec Dietrich Fischer-Dieskau, l’alternative est renversée et se transforme en consécution, à savoir qu’il ne peut y avoir de musique que si le texte est compris. Dans le cas contraire, la musique tombe à plat et se disloque. Mieux : ce n’est pas que la parole commande, c’est que la parole elle-même n’est qu’à la condition d’être réglée dans sa justesse, c’est-à-dire lorsqu’elle est elle-même consciente de sa musicalité nécessaire, ou, si l’on préfère, de l’ajustement de sa tension, de son articulation et de la mesure de sa profération. Et, sous un autre angle, il est exigé de l’artiste qu’il lise, et d’abord sache lire en prenant le temps de comprendre, enfin qu’il écoute d’abord avant d’ouvrir la bouche. Chanter suppose qu’on écoute d’abord et au plus profond qu’on entende, dans tous les sens de ce dernier verbe qui au demeurant contient en lui un impératif.

Grâce à ses capacités de lecteur, et en un mot sa culture, ce qui fait par ailleurs présentement tellement défaut à bon nombre de musiciens au point, on l’a vérifié, malheureusement de nombreuses fois, qu’ils ne savent pas ce qu’ils jouent ou interprètent, et pire qu’ils n’en ont aucune idée et aussi qu’ils n’en voient pas la nécessité (la virtuosité ou l’apparence, c’est-à-dire la technique, qui n’est pas (de) l’art constituent l’unique préoccupation), Dietrich Fischer-Dieskau s’érige en artiste des couleurs, par exemple des aigus, pour un baryton comme lui (écoutons la fin du deuxième des Lieder eines fahrenden Gesellen avec Furwängler, mais il y aurait tellement d’autres exemples dans Schumann et Wolf), la voix atteignant presque celle de tête. (Écoutons encore le dernier des Quatre chants sérieux de Brahms avec Hertha Klust en 1949 !)

Et puis, à considérer ce grand art, on comprend qu’il se tient en position de garde de l’œuvre qu’il interprète, autrement dit qu’il en préserve tout en l’exprimant la vérité. Et c’est dans cette mesure que Dietrich Fischer-Dieskau touche juste en lisant et par conséquent en chantant, qu’il attrape immédiatement la tonalité du phrasé, que la phrase est tout simplement trouvée, mise en pleine lumière et soulevée dans l’expression depuis le fond de la musique.

© André Hirt

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