L’émotion de Papageno
Sans doute n’existe-t-il plus, dans l’actualité de la musique dite « classique » ou « savante », une telle émotion, d’autant plus vive qu’elle est vocale et non pas instrumentale. Certainement même. Les émotions désormais sont réservées aux témoignages de compassion avec les minorités sociales, les particularités si l’on préfère, elles tournent le dos, on suppose tout de même qu’elles ne les refusent pas, à la sympathie qui porterait sur l’universel, ou bien elles sont véhiculées par des affects en eux-mêmes négatifs mais qui sont retournés en positivité, comme étant la manifestation de la justice, ainsi la colère ou l’indignation. On promeut même des existences sans émotions, mais avec des sensations ou de l’intérêt, ainsi dans la sexualité (« fais-moi en découvrir de nouvelles ») et dans « l’amour » (« tu es, tu n’es pas intéressant »)…
Convenons que les émotions ne sont pas des pensées élaborées. Néanmoins, elles appartiennent indéniablement à la pensée en ce qu’elles sont immédiatement signifiantes, et surtout et d’abord parce qu’elles manifestent une étreinte du registre sensible avec lui-même, comme des mains jointes ou, théoriquement, ce que désigne le mot de conscience. Toutefois, elles ne pensent pas en ce qu’elles ne traduisent qu’elles-mêmes, n’enveloppent pas autrui ou un état du monde, pas davantage le monde lui-même.
Le chant de Hermann Prey, à travers ce visage souriant, ce regard clair et affectueux dans les films qui en sont conservés, cette coiffure qui rappelle les années 60, si lointaines, si optimistes encore pourtant, si grandioses sur le plan musical, nous parvient grâce au disque. Il nous parvient, mais à quelle génération justement ? La question est décisive en l’occurrence s’agissant de la musique, bien plus, énormément plus qu’en peinture ou dans la littérature, parce que la musique, sa composition et son écoute émanent d’un moment de l’Histoire, et ce n’est guère une banalité que de le rappeler, dans la mesure où à travers les décennies s’installent comme des abîmes de sensibilité et de pensée justement ? Il faut avoir « connu » lesdites années 60 pour comprendre, on dira immédiatement, ce tour de chant.
Car il s’agit bien de tour, d’une manière très singulière de tourner les mots et la phrase, de les éprouver dans la poitrine avant de pouvoir en projeter le sens. Et celui-ci, dans le chant de Hermann Prey, est saturé d’émotions, qui ne sont pas, au premier chef, artistiques, mais d’abord, et c’est si évident, humaines. Toutefois, dira-t-on, qu’entend-on par là ? Est-il bien sérieux de formuler les choses ainsi ? Par « humain », on peut pourtant entendre, au moins, une universalité au-delà et par-delà toutes les différences d’aspect et de condition. On parle aux animaux, alors on est aussi humain. L’humain est un rapport ou une adresse, une manière d’être et d’exister, non une classe ou une espèce. Est humain ce qui humanise non au sens d’inclure dans l’humain au sens biologique, mais avec qui et même quoi (la nature, le monde, les choses et les objets) on établit ce rapport qui est, reconnaissons-le, sur ce plan, émotionnel, affectif au sens le plus serré, ce qui ne l’empêche pas d’être profond à défaut de gagner en extension.
Et le chant, un certain chant, celui que représente Hermann Prey, en oiseleur par exemple, possède justement cette dimension du langage qui, dans les mots, à travers eux, en deçà comme au-delà d’eux, s’attache autant qu’il s’adresse à ceux et à ce qu’on vient de dire. Dans le registre de l’art musical, néanmoins, lorsque l’artistique, disons la pointe technique, élaborée, l’emporte sur l’élan affectif et même spontané, une dimension de reconnaissance se perd. Elle se perd alors même qu’elle est la raison de l’art.
Et lorsque l’art perd sa raison et en cela la raison tout court, il n’émeut plus. Mais qu’est-ce qu’émouvoir, demandera-t-on, irrité ? Être déplacé, approché, rapproché, visité, dérangé, emporté, enthousiasmé… En somme, si ce mot n’est pas ici trop vulgaire, être ému conjure l’espace, par conséquent les distances. Le comble de l’émotion n’est-il pas d’entendre des paroles de réconfort tendrement murmurées à l’oreille ? Et une règle tacite s’est imposée d’ignorer, de se moquer, puis de mettre définitivement de côté, comme un sentiment honteux, à cet égard des belles pages de Proust à propos de la mère ou de la grand-mère, ou encore des situations privilégiées avec Albertine, en magnifiant en revanche, dans la distance prise, avec fierté et vacarme intellectuel la prouesse artistique de leur écriture qui, elle, n’émeut pas mais doit intimider.
On l’a compris, on se retourne vers Hermann Prey parce qu’il incarne au plus près ce chant de l’émotion. On avouera pour commencer qu’on n’apprécie pas particulièrement les ténors et longtemps je me suis demandé pourquoi. Hermann Prey n’est pourtant pas un ténor, mais un baryton ! Mais voici un baryton qui s’approche d’un ténor et en cela éveille l’amour pour lui, autrement dit le sentiment et la sensation mêlés d’être touché au sens qu’on a dit plus haut à propos de la conjuration spatiale, grâce au plan émotionnel qu’il manifeste dans les plis et les tremblements de sa tessiture.
Les ténors, en principe, sont des héros à l’opéra (des Heldentenor wagnérien par exemple) et chantent les Lieder comme des héros ! Au mieux, ils sont des traîtres comme Iago dans Othello ou bien les demeurés dont se moquait Richard Strauss dans Rosenkavalier, lui le seul grand compositeur qui ne confiera quasiment rien à cette tessiture. Plus largement, on se demande si ce rejet presque physique des ténors ne tient pas à l’impression que leur spectre vocal est celui de l’exagération (beaucoup d’entre eux il est vrai, qu’on nous pardonne, hurlent !), de l’artificiel et partant des émotions forcées ou bien négatives. Peu importe. On a le sentiment d’une comédie.
Et c’est cela que le chant de Hermann Prey, souvent si près de la tessiture du ténor, rectifierait. Le ténor se croit fort (on généralise ici, bien sûr, pour souligner cette forme de déclamation, mais le théâtre d’aujourd’hui est touché par ce penchant qui débouche souvent sur le haussement artificiel de la prononciation, sur l’engloutissement réciproque et progressif des mots, la vitesse de l’élocution et pour finir sur l’inintelligibilité du texte), là où le baryton comme Hermann Prey témoigne de sa fragilité, en s’attardant sur l’importance des mots, il sait baisser le ton, murmurer, soupirer, se confier. Écoutons Hermann Prey dans les Kerner Lieder, op. 35 de Schumann, en particulier Sehnsucht nach der Waldgegend, Stille Liebe et Stille Träume, le mot « still » (silencieux) convenant parfaitement au chanteur. Écoutons encore les Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler, avec Bernard Haitink mais surtout avec Kurt Sanderling. Dietrich Fischer-Dieskau, qui possède les mêmes qualités de baryton, n’est en rien comparable à Hermann Prey, sauf peut-être dans les premiers enregistrements des cycles Schubert, avec Gerald Moore. Il est trop comédien, trop « artiste », il part de l’art pour aller à l’émotion là où Hermann Prey, même dans Rossini, privilégie l’émotion dans l’expression.
Et puis, à force d’écouter, de redécouvrir comme ces jours-ci par la grâce d’un rangement devenu pour le moins nécessaire, j’ai compris que la voix et ce qu’elle porte et projette d’humanité, comme Papageno, est prise dans le silence et venue depuis lui. J’allais dire grâce à lui, depuis l’émotion nue, sans mots, serrée et poignante déjà pour elle-même. Cette voix est en effet toujours au bord des larmes, ou bien du rire, mais constamment au bord, c’est-à-dire proche de l’émotion qu’elle traduit cette fois-ci sur le plan de l’art. Et le mot de plan est pour ainsi dire le bienvenu puisqu’il instaure une horizontalité dans la communication et son expression, alors que l’art de Fischer Dieskau ne témoigne pas de cette délicatesse et de cette proximité, mais de hauteur et d’aristocratie.
L’accusation de mièvrerie que l’on adresse à l’art de Hermann Prey (qui parle encore de lui ?) tourne court et fait même long feu, dès lors qu’on lui prête une oreille nettoyée par le silence. On entend alors un grand chanteur romantique, capable, comme il se doit, d’humour et d’ironie, prêt à élargir son répertoire (il est vrai quitte parfois à s’éparpiller dans l’opérette en faisant entendre Car Millöcker (1842-1999) par exemple). « Mon but était de tout chanter », dit-il un jour. Comment le comprendre ? Sinon qu’on peut faire de la musique, et de la bonne, même avec des œuvres mineures, dans la stricte mesure où la rigueur, d’abord morale, ne doit pas être absente, et c’est bien le cas de l’art de Hermann Prey. Enfin, la musique doit être une amie dans la solitude. À vrai dire, celui qui écoute de la musique est un solitaire, qui fait l’expérience de sa situation et qui en appelle, avec espoir et sans espoir, à autrui, et, à défaut, aux choses, à la nature et au monde. La solitude révèle dans la musique l’évidence grave de la distance et le désir du rapprochement. Sinon la musique ne relèvera jamais que de l’esthétique.
Le chanteur Hermann Prey est un poète naturel, au sens du naïf de Schiller, autrement dit en accord immédiat avec ce qui l’entoure, en osmose avec le monde par la largeur de son théâtre intérieur. Hermann Prey est un naïf. On lui a donc reproché son sentimentalisme, ce qui est dans cet ordre théorique, comme dans celui de l’existence, un contresens pur et simple. Hermann Prey est l’anti-héros par excellence, un Papageno.
© André Hirt
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