On s’attachera aux œuvres, seulement, qui, comme toutes les grandes, débordent leurs interprètes. La grandeur propre de ces derniers est de ne pas chercher, bien moins encore y prétendre, à maîtriser, ou même à commander les œuvres. Car ce sont elles qui viennent, traversent ceux qui les servent, et les dépassent en les dépossédant, les conduisant, en effet, « ailleurs », « là-bas », « hors-jeu », dans ce qu’est l’ouvert, outscape.
L’époque présente n’est plus aux lointains. Elle ne rêve plus la suivante, au contraire de ce que Walter Benjamin pouvait encore croire en son temps pas si éloigné. Nous avions par le passé, avec Baudelaire, un regard dans l’infini, fût-ce à travers l’épaisseur d’une Chevelure. Celui-ci résonnait d’une musique qui était sans doute la musique elle-même en son lieu, un « ailleurs » qui faisait supporter l’ « ici », lui accordait des degrés d’attente impatiente et passionnés après y avoir inoculé désir et pensée. C’est aujourd’hui comme si l’horizon s’était effacé, jusqu’à sa notion même. Avons-nous pour autant perdu la musique ? Ou bien, mais pas au contraire, seulement autrement, très différemment, ne se lève-t-elle pas, courbaturée, encore un peu ensommeillée, certainement déjà très fatiguée, là, sous nos yeux remplis de brumes et de larmes pleurées jusqu’au bout et désormais séchées ? Yves Bonnefoy, on ne peut plus le méconnaître, a très bien parlé dès son Arrière-pays, en nous en donnant et confiant la conscience, de cela, de cette dialectique entre l’ailleurs et l’ici. Il l’a amenée au langage, à celui qui est à peine né, encore enfant, infans, au bord des mots, à la peine dans l’articulation et cependant à l’épreuve de la coulée de la musique qui le traverse, le dilate et l’expose au présent. Et ce serait l’occasion, en même temps l’éveil le plus sérieux et le plus démonstratif par conséquent du poème en ce qu’il émerge et se tient sur ces bords, à la fois du langage et de la musique. Ou bien, ce serait plus exact, dans leur tension, le premier encore irrésolu et le second comme luttant avec ses propres débordements à la fois pour les conclure en mots ou en peintures et pour en recueillir les envois si infinis en comparaison des petites choses qui sont là et dont nous partageons le lieu et l’existence.
La musique est devant pour paraphraser Rimbaud, nous disons-nous, elle vient depuis derrière l’horizon. Mais où se situe l’horizon, alors que la terre est devenue plate et que l’on risque à chaque pas de tomber dans le vide, comme les craignaient, d’un très grand savoir, les Anciens, ceux dont on s’est trop moqué ?
Le lieu : le pays, sans nation cependant, avant et après elle, qui n’est rien, juste bonne aux infâmes mobilisations guerrières. Pourtant, un pays, ce fut toujours et malgré tout un lieu déterminé, nécessairement, celui-là et pas un autre, comme ce corps dont chacun hérite, à vrai dire comme insuffisant, désirant d’un autre, et l’on se demande s’il communique effectivement, ou pas, donc s’il est tout autre, avec ce pays, là-bas, outscape, extérieur à toute extériorité, plus dehors que ce qui se situe là au-delà du pas de porte.
Voici pour ainsi dire, ça n’est qu’une façon de parler, mais il lui semble qu’elle touche à son corps, l’essence de la musique, que Baudelaire avait rassemblée dans l’absoluité du tout, dans Tout un monde lointain, ce bout, ce coin, cette fenêtre vers l’infini dans La Chevelure, un tout répété quatre fois, une fois pour lui-même, une autre pour marquer son unité et l’Un tout court, une autre encore qui dit « monde », enfin une dernière fois pour étendre l’infini à l’infini et en faire l’objet pur du désir qui l’est de même, sans mélange, au-delà de tout. Lointain, extérieur, deux mots, l’un de Dutilleux-Baudelaire, l’autre de Dusapin, suffisent pour dire la musique, déjà si ancienne, mais que nous entendons depuis l’infini dans le fini, peut-être est-elle comme sa propre fille dans la finitude qui est la nôtre, sur un astre mourant, et devenu misérablement terreux par manque d’eau, et s’exprimant d’une plainte dont Pascal Dusapin a su recueillir le râle, la plainte, comme des raclures de l’infini. En effet : « Tout un monde lointain, absent, presque défunt,/ Vit dans ta profondeur, forêt aromatique ! » (Au passage, on reconnaîtra que Baudelaire est ici lui aussi tout entier, en plus de ce qu’on vient de relever : la « profondeur », là où aujourd’hui on ne célèbre que les surfaces, même en musique, mais guère Pascal Dusapin qu’on admire, et ces rimes en « ique », si singulières comme une signature).
Autant dire que ce disque est une présentation concentrée de la musique et de la poésie en son état d’aujourd’hui. Les interprètes sont bouleversants d’investissement et se tiennent comme en retrait, comme il faut. Une peinture nous attire parfois en elle, au cœur vibrant de sa matière colorée, de même ce disque nous plonge dans le lointain de la musique, depuis ici, depuis l’épaisseur de cette ombre que forme la finitude.
© André Hirt
À l’écoute, Dutilleux, Tout un monde lointain. 1. Énigme, par Victor Julien-Laferrière (Youtube) :
Henri Dutilleux, Tout un monde lointain ; Pascal Dusapin, Outscape. Victor Julien-Laferrière, Orchestre national de France, David Robertson, Kristiina Poska.
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