Cette 9° Symphonie de Gustav Mahler, une musique qui transcende la musique, qui la perce, va au fond d’elle, elle qui ne possède pourtant pas de fond, seulement un abîme. Jamais on n’aura entendu de tels pas, comme au début du premier mouvement, la démarche en vérité de la mort. Le malade réel ou seulement l’existence, n’importe laquelle, se redresse encore par la suite, ils crient, ils délirent dans leur fièvre, et retombent. Le mourant maudit la mort dans le rondo burlesque, le troisième mouvement, rien de plus terrible que lui dans sa lutte entre l’esprit, le sarcasme et l’ironie, la détestation de la mort, et la mort elle-même, et puis, dans l’ultime mouvement ce qui ressemble si fort à de l’épuisement et qui n’est que la face ici visible de la réflexion, la naissance d’une autre pensée qui va chercher dans la mort et puis dans son au-delà, car il y a un au-delà d’elle, semble-t-elle montrer, certainement pas un réconfort, mais l’inconnu même, c’est-à-dire ce que recouvre la beauté. Cette œuvre terrifiante prend les choses à l’envers, elle début par l’horreur et s’achève dans la beauté. Elle clôt une histoire de la musique qui n’aura jamais été que ce va-et-vient.
Dans les annonces tapageuses des révisions d’une œuvre, comme dans les relectures de l’Histoire, on est pris de méfiance et l’on peut parfois, et même souvent, s’attendre au pire. Certes, les baroqueux ainsi nommés y ont parfois tendu, mais ils ont également produit des avancées dans la compréhension d’une œuvre. Ainsi, les modifications instrumentales (les « instruments d’époque »), si elles n’ont pour raison et finalité que les modifications sonores, donc d’approche auditive, trahissent très vite leur intérêt mineur. En revanche, lorsque ces substitutions instrumentales éclairent l’œuvre, c’est-à-dire lorsqu’elles projettent sur elle des rayons nouveaux, ce qui n’est que lui rendre ce qu’elle prétendait exprimer, alors l’auditeur en musique la redécouvre, quasiment de part en part, elle livre alors généreusement ce qu’une longue tradition avait bien malgré elle caché, elle délivre aussi quelques vérités qu’elle contenait et que pourtant elle réservait pour sa redécouverte comme si elle faisait l’expérience d’une naissance nouvelle et par conséquent de sa première exécution. D’une certaine manière, et ça n’est guère forcer le trait, elle fait plus que renaître, elle se révèle. Et, dialectique des choses oblige, pour que cet événement ait la chance d’arriver, il aura fallu toute l’expérience, en l’occurrence usée, de la tradition. La nécessité historiale des œuvres aura été, d’abord, celle d’un épuisement.
Ce qu’ont réalisé, ou dira événementialisé Philipp von Steinaecker et le Mahler Academy Orchestra est à cet égard remarquable. Une telle expérience d’écoute n’a pas lieu souvent, d’autant plus que cette œuvre majeure de Mahler – qu’on a écoutée d’innombrables fois et dans des interprétations majestueuses, de Bruno Walter à Klemperer en passant par Horenstein jusqu’aux versions de Barbirolli, Bernstein, Karajan et Sinopoli (on laissera de côté d’autres, tout aussi nombreuses mais qui ont laissé indifférent et ne possédaient à l’évidence aucune nécessité intérieure) – on croyait pourtant en connaître sinon les moindres recoins, du moins les tendances essentielles.
Toutefois, et comme en revanche, concernant le fond et le sens de la Symphonie, on n’a pas été convaincu par les propos du chef Philipp von Steinaecker qui, à vrai dire assez curieusement, note ceci : « Cette symphonie souffre d’un malentendu. Les Viennois l’ont naturellement reçue comme un testament, un adieu au monde, puisque Mahler était mort l’année précédente. Mais quand il la compose, il n’est pas malade, il ne pense pas être au terme de son existence et il entreprend même sa Dixième symphonie. Sa musique comporte certes des éléments tragiques, c’est incontestable. On ne peut négliger la disparition de sa fille aînée Maria, à l’âge de 4 ans, en 1907. Mais Mahler évoque aussi un passé heureux et achève sa symphonie en majeur, sur une note d’espoir, sur un visage aimé. » (Citation d’une considération de Philipp von Steinaecker, relevée dans le n°264, Juillet-août de Classica qui, tout aussi étrangement, contraste avec celles du beau livret qui accompagne le disque et qui s’avèrent bien plus précieuses et surtout exactes, car dans la citation donnée ici, ponctuée par des « mais » qui cherchent à infléchir, en la faussant toutefois, non seulement la représentation commune de la 9° Symphonie, mais son sens. Si la musique de Mahler n’est pas tragique, on ne sait ce qu’elle est (les 5, 6°, certains passages de la 7°, la 9°, La Chant de la terre aussi). Il est vrai qu’il existe dans cette musique des percées vers le bonheur, mais comme passé ou idéalisé (le final de la 4° Symphonie). Et c’est cette rencontre du malheur et du bonheur, leur dépassement impossible, qui fait la tragédie. « Le visage aimé », certainement, ô combien, l’image est très juste, « la note d’espoir » l’est moins, non qu’il n’y ait pas une sorte d’espoir dans cette musique, mais il confine à l’utopie, au sens le plus noble du terme, il signifie de façon tautégorique la musique (la musique se signifie elle-même et se désigne elle-même, elle s’expose en tant que telle comme une réalité, bien qu’à part). On entend cette musique, cela même qui reste, au-delà de la mort, par-delà elle, à la toute fin de la 9° Symphonie. On croit percevoir une consolation, une sagesse s’imposant dans les derniers instants, juste avant de mourir, alors que la musique ne console de rien, mais fait place à elle-même, au monde qu’elle a toujours déjà exposé et qui n’a plus rien à voir avec celui dans lequel nous existons. Dans la musique, tout est toujours déjà passé, ou ce qui est à venir est au passé, un passé qui n’a jamais eu lieu, mais qui existe grâce à elle et par elle. C’est pourquoi elle est de nature métaphysique, Schopenhauer ne s’y était pas trompé. Un compositeur et un chef de premier ordre comme Mahler ne l’ignoraient pas. La musique est l’ailleurs le plus radical que l’on puisse expérimenter. La simple audition en est l’expérience, celle d’un ailleurs qui n’a jamais existé et qui par elle connaît un régime d’existence. En ce sens, elle est bien plus puissante que la religion, qui implore, là où la musique expose son monde en le faisant ressentir, en quelque façon exister d’une existence aussi incomparable avec celle que nous connaissons que l’est celle de Dieu, si c’est le cas.
Ce que cette interprétation « nouvelle » de l’œuvre donne à penser (c’est étonnant comment le « nouveau » ne correspond jamais à ce qu’on entend sous ce nom, mais à ce qui a été recouvert, le « nouveau » n’est pas dernier, mais le premier venant en dernier, un peu comme l’origine n’est pas le commencement, mais le surgissement ou l’éclatement en cours d’un processus) ne correspond pas à un de changement sur sa nature véritable ou son sens. On parlera en revanche d’une respiration (re)prise par l’œuvre, d’un souffle réanimé car depuis longtemps étouffé, ce que la clarté et la distinction des pupitres confirment.
Bien sûr, dans les commentaires, qu’on sait déjà nombreux, de cette version discographique, on discourra essentiellement et d’abord des instruments eux-mêmes, pour la plupart perdues, de leur nature, de leurs marques, au point qu’il aura fallu les chercher et les dénicher un peu partout, pour en faire l’acquisition. Les connaisseurs se régaleront, à juste titre.
Ce n’est pourtant pas ce qui retient, personnellement. Ce qui en revanche apparaît bien plus intéressant, c’est le rapport ainsi exemplifié entre musique et technique, ou plutôt, dans l’ordre, entre technique et musique. La technique est en soi et par soi une ouverture de possibilités. C’est en ce sens qu’elle est précieuse. Le contresens ici serait celui dans lequel de nombreux baroqueux sont tombés, à savoir la recherche de l’authenticité, cette valeur fort douteuse, qui essentialise et, en musique en tout cas, on se limitera à elle, vise à bloquer à tout jamais toute évolution de l’exécution comme de l’interprétation (car, il n’existe évidemment aucune raison pour quitter l’authenticité et développer quelque inauthenticité…). L’affaire ne relève pas, certainement pas, du vintage ni de la glorification nostalgique de telle ou telle marque d’instruments. Entre le possible et le régressif au naturel présumé, la musique ne peut se déployer que dans le premier. La technique et les techniques lui sont nécessaires. Et leur histoire est celle des éclairements de l’œuvre par elle-même. À cet égard, l’intérêt du travail réalisé par Philipp von Steinaecker et le Mahler Academy Orchestra ne tient pas à la reviviscence d’on ne sait quelle origine, mais au désencombrement des interprétions sclérosées, c’est-à-dire aussi moins à ce qu’elles ont ou auraient oublié, mis de côté, mais à l’élargissement du spectre d’audition et de visibilité. Et non entendre ce qu’on n’avait jamais entendu, ainsi du moins, mais pour donner à entendre ce qu’il y a à entendre dans l’œuvre.
C’est pourquoi il faut, toujours, en revenir à elle. Et pour prendre un exemple du lien entre technique et musique, on entendra, comme cela ne se fait plus depuis longtemps, le portamento (ou les glissandis) qu’on écoutait dans la 4° de Mahler par Mengelberg, une fois de plus non pour remettre au goût du jour telle ou telle manière de jouer, mais pour dire quelque chose quant au contenu de la musique. Celui-ci oscille, il est la mort qui vient, se retire, revient, s’annonce, semble disparaître, puis promettre, pour se faire nuit et silence dans le silence de la musique. Apparaître, disparaître, glisser, oui, sombrer, sursauter, tenter de se relever et retomber, voici cette musique. Et dans le 3° mouvement, ce rondo burlesque, terrible, grinçant, tragique, puis tendre, effrayant et séducteur, ainsi les songes et les fantômes qui vont et viennent ! Enfin, la plainte n’est-elle pas un glissando ? L’avoir oublié, c’est avoir oublié ce qu’est une plainte. Et il faut réinscrire ce portamento dans le dernier Lied, l’Abschied du Chant de la terre afin de lui rendre et justice et sens, surtout le sens. On en vient à la conclusion, bien qu’il se soit agi d’une évidence de départ que le recours aux instruments d’époque doit être fondé en raison, donc posséder sa cohérence, dans l’intention exclusive de porter au mieux le sens de l’œuvre, du moins d’en rendre accessible grâce aux moyens techniques mis à disposition le maximum de teneur.
Et c’est ce qui une nouvelle fois, par l’insistance de la pensée dans l’oreille, porte au sein de l’œuvre. Le Chant de la terre aurait dû ou pu « faire » le 9° Symphonie. Conjoncturellement et psychiquement, Mahler aura différé, retardé. Car Ultima necat, la dernière tue et surtout une Symphonie qui porte le n° 9, celle de la limite infranchissable. Le maître Bruckner lui-même aura inscrit cette limite, comme une rayure, dans sa 9° en l’inachevant. Auparavant, Schubert aura été grandiose, mais dans une numérotation ambiguë. D’autres, comme Chostakovitch, Weinberg et Pettersson transgresseront… (pourquoi et comment ? La question reste ouverte).
« La dernière tue », en effet, à la condition, en l’occurrence, de le faire comprendre, entendre ! Très lentement, de faire penser sinon la mort du moins son approche, sa venue en nous. Ainsi, elle marche d’emblée comme une pièce déjantée de Schubert, au début du 1° mouvement – et quoi de plus terrifiant que ce début, peut-être seulement, on y songe un instant, le début du Concerto pour la main gauche de Ravel, ce travail de la mort, la mort incarnée dans l’absence d’un bras ? La 9 ° Symphonie forme les stations de la mort qui vient, qui déjà pousse dans le dos. On peut faire l’hypothèse, qui éveille une écoute nouvelle, que le Chant de la terre s’intercale quelque part dans cette symphonie ou qu’elle en constitue l’ombre, cette dernière rejoignant son modèle dans l’Abschied.
À la vérité, la 10° Symphonie n’existe pas, non qu’elle ne soit pas réelle même dans son état d’inachèvement, ou qu’elle ne reprenne pas, il s’agit pourtant de sa répétition pour ce qui est écrit, la 9° Symphonie dans ses thématiques majeures, mais elle possède un tout autre statut d’existence, d’après la vie, à laquelle on ne dit même plus Adieu, mais qui formalise cette fois-ci un abandon.
Même dans la mort qui marche à grand pas, la vision que livre ici Philipp von Steinaecker fait encore palpiter ce qui reste de vie. Et c’est cela qui est vraiment beau, cette clarté des pupitres qui s’interpellent comme des organes, des mots et des phrases, qui dialoguent et puis s’écartent, se perdent de vue, se retrouvent jusque dans la presque impossibilité de mourir de la fin de l’ultime mouvement. Et c’est cela qui a tellement impressionné Bernstein dans ses commentaires infinis et personnellement investis du finale de la Symphonie, même si parfois il va très loin dans une dimension religieuse, mais enfin c’est une vue des choses (par exemple : « cela prend la forme d’une prière, le dernier choral de Mahler, son hymne de clôture, pour ainsi dire ; et il prie pour la restauration de la vie, de la tonalité, de la foi. »)
Plus rigoureusement à cet égard, l’interprétation de Philipp von Steinaecker a pour prémisse et donc point d’émergence le son, un « Originalklang project », selon l’intention du Mahler Academy Orchestra. Dans les mêmes considérations du chef que la revue Classica publie, on peut lire : « Mahler aimait pousser les instruments dans leurs limites, dans le grave ou dans l’aigu, ce qui participe à (sic !) l’expression musicale. C’est cette beauté au bord de l’abîme qu’évoquait Harnoncourt. Les instruments modernes font oublier ce danger ». On pense à nouveau aux glissandis, au sens propre du terme. Ces remarques sont magnifiques. On peut également les prolonger quitte à les perdre de vue un instant au profit d’autres perspectives. Ainsi, les « limites » en question ne sont-elles pas celles de ce qu’on peut nommer « l’extra-musical », ou bien, mieux, le méta-musical » qui est aussi, d’abord, tout ensemble, « infra-musical », à savoir le contenu que la musique porte, l’existence en ses infinis dépliages. De même, la beauté qui se tient « au bord de l’abîme » fait davantage que suggérer qu’elle considère, regarde et par conséquent à sa manière contient plus que son apparence ou ce qu’elle fait du moins apparaître. Quant à « l’abîme », allez savoir, car la mort existe, elle est quelque chose et non pas rien ! Si elle n’était que rien, elle ne posséderait pas cette présence déjà dans la vie. Le rien est quelque chose, ce qui se laisse au moins entrevoir comme quelque chose, et non pas comme rien.
D’où, et c’est remarquablement sensible dans cette interprétation de Philipp von Steinaecker, le déséquilibre qui traverse la symphonie, ou, si l’on préfère, son allure somnambulique, fantomale, une lueur ou une image ne faisant que se dérober. Et Philipp von Steinaecker a raison, dans la première citation qu’on a rapportée de lui qu’un « visage aimé » se tient sur la limite de l’allure, du pas, de la musique. Quel est ce visage ? Sans doute celui de l’enfant mort, ou alors celui d’Amschi (Alma) ? Or toute grande œuvre se soustrait à ce genre de détermination. Il s’agit de tous ces visages ensemble et, pour être plus exact, de ce qui les traverse, ou les enchaîne, les enfile, qui les excède en tout cas et les renvoient à ce dont ils sont porteurs et annonciateurs (le bonheur, même perdu, le Paradis, même utopique). Enfin, lorsque Philipp von Steinaecker mentionne ce que les instruments modernes font oublier (ils ont cela dit d’autres qualités expressives), c’est très certainement ce chavirement, cette dimension aquatique ou aérienne de la musique, là où on accorde aujourd’hui (ne peut-on le formuler ainsi ?) beaucoup d’importance à la « solidité » de la musique, au sens propre jusqu’à la compacité, d’où par exemple des techniques d’enregistrement qui laissent songeur, ceux de DG par exemple dans lesquels on distingue moins les sources musicales que dans les bons enregistrements mono, dans lesquels par conséquent on perd la spatialité inhérente à la musique, indispensable là où on estime, à tort, que la musique est par excellence l’art du temps (inversement, c’est ce qui est arrivé aussi dans l’appréciation de la peinture, alors même que le temps y est conditionnel dans l’éclat des formes et des couleurs, dans les mouvements si l’on préfère), dans lesquels enfin l’uniformisation de toutes les musiques a malheureusement lieu.
© André Hirt
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