Peut-on parler à la place d’Orphée à défaut de chanter, lui qui, du reste, ne pouvait plus que chanter ? Et est-on en mesure d’entendre la voix d’Eurydice ? Au demeurant, n’osons même pas croire que nous comprenons ce qu’elle dit, ne préjugeons pas de quel chant elle aussi est capable. Car le chant, la musique en lui, le chant, c’est-à-dire la parole en musique (non pas transposée, mais la parole innervée par la musique), demeure la grande affaire et de la poésie, la parole par excellence, et de la musique, dont le désir, l’effort et la poussée sont aimantés par la parole essentielle à dire.
Nous entendons ici, parfaitement aimerait-on souligner, aussi bien dans les registres du chant que dans les plages orchestrales, la version française de l’œuvre, comme mise à nue, dans sa fraîcheur, ainsi la ressent-on. Les interprètes sont somptueux de clarté (le ténor Reinoud Van Mechelen, au fond, permet davantage d’articulation et, à l’inverse, Ana Vieira Leite sort, c’est très beau, vraiment de la nuit, et quant à l’Amour de Julie Roset on entend ce qui de ce sentiment supérieur touche au mystère et par conséquent à l’insaisissable qui, toutefois, peut en quelque manière se dire, donc exister et, on y insiste, toucher). Après les versions italiennes, de Giulini essentiellement, plus tardivement aussi celle de Charles Bruck, mais avec l’incomparable Kathleen Ferrier, on en était resté à la beauté transparente de René Jacobs avec Bernarda Fink (la mezzo autorisant la suppression de l’alternative aujourd’hui impossible entre castrat et ténor, mais on entend résonner, comment dire, les deux dans sa voix, ténor etcastrat !, Veronica Cangemi dans le rôle d’Eurydice et l’Amour de Maria Cristina Kiehr), une beauté transparente, disons-nous, un peu trop, peut-être, comme un mime à la dimension de l’œuvre d’Eurydice se brisant, alors que l’œuvre comme le mythe peuvent connaître d’autres points d’appui, le chant par exemple, l’écoute, le chemin, la nuit et le jour, la parole et la musique comme c’est le cas dans cette version de Paul Agnew qu’on se permettra de préférer pour cette raison même.
La version italienne se joue-t-elle encore ? Car elle se montre à l’écoute, ailleurs, grâce aux modestes ressources de sa discothèque qu’on vient d’évoquer, bien éloignée de ce qu’on croit comprendre des intentions du compositeur d’une part et du mythe fabuleux (la redondance n’est jamais inutile, elle est au demeurant musicale…) d’Orphée et d’Eurydice. Orphée est celui qui reste, mais c’est Eurydice qui est importante. C’est Orphée qui chante, mais c’est Eurydice qui inspire sa musique, puisqu’elle est la musique devenue l’invisible en lui, l’évanouissement comme le retrait de l’image et de toutes les images que la version italienne cherche à inscrire contre l’évidence au premier plan. Le mythe se trouve ainsi déchiré entre parole et musique. Les deux deviennent étrangères l’une à l’autre. En revanche, la version française, elle, va rendre justice autant à l’œuvre qu’au mythe, car il s’agit du fond et du sérieux, en un mot de la raison d’être de cette œuvre, de son sérieux, tout en rendant justice à la musique. Car elle devient ainsi l’agent, le support et le vecteur des paroles, même lorsqu’elles s’évanouissent ou se trouvent au bord de s’étourdir. Il en sera ainsi fini de l’asservissement de la musique, de sa fonction, arbitraire, d’illustration. Ce qui se trouve œuvré ici par Gluck, c’est la réunification de la parole et de la musique, une unité, certes complexe puisque l’une hante l’autre, ou recherche l’autre, lui tend désespérément la main, en la tenant jusqu’aux extrêmes limites de la tension. Parole et musique : le problème de Gluck est en vérité le sujet d’Orphée et d’Eurydice. Il n’existe donc pas de différence entre ce qui apparaît comme une question de forme et ce dont elle traite quant au fond. La musique synthétise ici le mythe. Et le mythe se trouve toujours sur le bord d’une parole qui se dit, mais dont le dire, dans l’émotion et la douleur qui l’accompagne, excède le dit.
Orphée et Eurydice, l’œuvre donc, s’inscrit dans l’histoire au titre de la recherche d’une « vérité dramatique » selon l’expression de Gluck. Ce travail culminera avec Wagner et sera problématisé plus tard, tragiquement cette fois-ci, dans Moïse et Aaron de Schoenberg (on se souvient de la fin, « Ô toi, le mot qui manque ! »).
En ne servant plus la poésie, la musique pour autant ne s’émancipe pas, mais reprend l’intonation de son origine dans le sentiment, son expression et par conséquent comme langage. Au sens le plus fort, la musique vise à toucher ce qu’elle a elle-même touché et, au sein du chiasme, ce par quoi elle est touchée. Cette boucle est celle de l’opéra. Et qu’est-ce que l’opéra, c’est certes du théâtre, mais ce dont la pointe expressive est la musique, et à l’extrême de celle-ci la voix ? Et cette voix d’Orphée, ce chant, cette musique, comment s’en faire quelque idée ? Un noyau du langage s’est perdu en route, après s’être brisé et on n’entend plus que le cliquetis du cristal, c’est-dire de la musique. Mais la musique conserve, dirait Rilke dans ses Sonnets à Orphée, Eurydice, autrement dit la vivante, dans son cœur battant. Elle s’est faite pulsation et rythme, déjà une danse si l’on entend par elle une poussée d’élévation, de traversée de la mort. Eurydice n’est plus visible, mais elle se manifeste plus présente que jamais, on dirait invulnérable, dans le langage du poème, ainsi insisterait encore Rilke.
Revenons au commencement. Gluck penche pour la tradition française, il s’inspire de Rameau, et après un voyage à Londres, de Haendel. Il comprend ce que expressivité dramatique veut dire. C’est pourquoi il relève la dialectique, qui durera néanmoins jusqu’au Capriccio de richard Strauss, entre poésie et musique. Cette dialectique est au fond régressive, en un sens non négatif, si cela se peut, puisqu’il s’agit de toucher le sentiment le plus naturel qui soit. Gluck aura ainsi, fouillant la langue, en creusant les ressorts de la tonalité, fait parler français à l’opéra. D’une certaine manière, déjà, Gluck était à la recherche d’une « diction juste ». S’il se trouve que cette dimension ou ce plan ne soient pas atteints, alors rien ne sera tiré de la nuit dans laquelle Eurydice restera cette fois-ci enfermée, muette, comme dans une crypte. Ce contre quoi Rilke s’élèvera en raison du désespoir qui en résulterait, plus puissant encore que celui qu’éprouvait Lord Chandos, à savoir la ruine du langage, même le plus expressif et approprié. La nuit deviendrait celle, définitive, du monde.
Là où Maurice Blanchot, comme on sait encore un peu (c’est déjà tellement oublié, hélas, désromais), soulignait la dimension paradigmatique d’Orphée pour la création littéraire (la question négligée, et c’est, tout respect gardé, inconcevable puisque fait défaut une partie essentielle de la problématique, est celle de la musique), il ne pouvait que s’engager davantage encore dans la nuit, pour y errer, une errance qui serait la littérature même, autrement dit la dimension proprement humaine du langage, celle qui n’appartient pas, disait Kafka, aux « meurtriers » et à l’abaissement qu’ils ont fait subir au langage dans l’homme, donc à l’homme. Car, c’est un meurtre que, par exemple, d’instrumentaliser le langage, de lui confier, sans vergogne et tel quel une vérité d’autorité ou simplement voulue et intéressée, là où il recèle une obscurité incompréhensible qui constitue, affirmerait à son tour Pascal, l’unique touche de toute compréhensibilité.
N’oublions pas, en effet, la punition dont Orphée est la victime. Il y eut une faute, une perte. Dès lors, la perspective de la pensée comme de l’existence a pour espace l’inatteignable. Reste, puisque la voie droite est désormais impossible, la circularité du chant et de la musique. Et la circularité traduit la musique dans la danse et la danse dans la musique (dans notre version de l’œuvre, la danse se fait valoir en toute cohérence, comme jamais, précisément jusqu’à l’étourdissement ! Le cœur, le noyau, la présence, l’Autre, sont intouchables. Ou plutôt on les touche par le poème et le chant, les deux réunis par Gluck, dans l’effleurement, la caresse qui ne pénètre pas, qui ne force pas, mais qui ne renonce pas davantage. À la fascination pour le visage d’Eurydice se substitue l’éblouissement provoqué par la lumière parvenue à son extrême intensité et qui est la nuit. Voir sans voir, mais toucher par l’ébranlement de la musique et le langage du poème.
© André Hirt


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