On ne peut le nier, on l’avoue même, on s’ennuie très souvent en lisant les recueils de poésie (autant que les « romans » qu’on publie actuellement et qui ont la cote avec leurs traumas sexuels exposés comme des faits, l’anti-littérature en somme, que ceux de philosophie qui proposent désormais, sur le tables des libraires qu’on leur consacre presque entièrement, le bonheur en dix leçons ou la compréhension de Spinoza à la plage : clichés, épanchements, tristesse a priori(l’élégie n’est même plus respectée en tant que telle, dans la forme comme dans le fond), absence de sens, jeux de mots et gratuités de toutes sortes. En réalité, mais cela ne console guère, il en va ainsi comme partout ailleurs, dans les arts, et même nos existences. Les recueils en question ont au moins le mérite de rendre sensible la réalité et ce que l’on appelle à juste titre l’air du temps. On éprouve à vrai dire une grande honte, de soi comme de toutes ces réalités-là.
Mais lire d’une traite, sans s’en rendre compte, comme emporté parce que manifestement quelque chose porte, un recueil de poésie est rare, contourne les défaillances que la mémoire suscite pour lui faire place et s’inscrire au plus profond de la pensée et du rapport que le langage entretient avec la représentation. Parmi les expériences de cette sorte, celle qui vient de se constituer à la lecture des deux volumes des Utopiques de Gilles Jallet, Les Utopiques, 1 et Les Utopiques, 2, La Spirale de l’histoire, est remarquable à plusieurs titres.
D’une part par le soin apporté à l’écriture, la tenue, l’absence de négligé, le refus des facilités qui viennent spontanément sous la plume et qui sont l’index d’un manque et de sensibilité personnelle et de pratique poétique, l’originalité du ton et de la construction surtout sautent aux yeux. D’autre part, la culture sous-jacente, que l’on perçoit, qu’on n’a pas même pas à deviner, une culture qui n’est en rien décorative mais le socle depuis lequel on parle et s’élance, rien par conséquent qui ressemblerait à un musée, les noms étant à vrai dire inutiles tellement ce qu’ils recouvrent devient par soi-même sensible à la pensée, au langage comme au cœur (Mallarmé ou Hölderlin, Celan encore, par exemple, sauf qu’ils ne sont pas des « exemples », mais exemplaires par l’attitude et quant à la perspective poétique qui est celle de Gilles Jallet) car on ne porte pas toujours sur soi les livres qu’on a lus, et on ne songe pas à tout bout de champ à son père, à sa mère ni même à ses amours auxquels on doit d’être ce que l’on est, parce qu’en vérité ils nous habitent, et qui ont configuré non seulement le langage qui est le nôtre mais l’intégralité de notre existence.
Néanmoins, on ne raconte pas un recueil de poèmes, de même qu’on n’épuise pas par le récit une existence. Celle-ci est pourtant intégralement (autrement dit infiniment, un mot lui aussi utilisé actuellement n’importe comment, dans le déroutant, parce que contradictoire dans sa manière de clôturer, « merci infiniment » par exemple, en toute rigueur ce dont on ne peut, dans l’intégrale, faire le compte) incorporée dans les ressacs de ces poèmes de Les Utopiques, 1comme dans les coulées, les moments et les scansions, les arrêts et les relèvements de Les Utopiques, 2.
S’agissant du premier volume, Les Utopiques, 1, puisqu’on ne saurait, on le dit sans la moindre coquetterie ou paresse, en faire ni le tour ni même l’inventaire, on comprendra essentiellement, mais c’est aussi ce qui a requis le lecteur qu’on est, ce mouvement de l’apparaître et du disparaître, on dira mieux du venir et, parce qu’on aime d’amour et de pensée ce verbe, du revenir (revenir, c’est avoir comme être un instant, longtemps, fugacement, immémorialement, disparu, et c’est aussitôt l’émerveillement d’une apparition, de ce qu’on croyait définitivement perdu, (et ce serait d’ailleurs peut-être cela, la résurrection, n’est-ce pas ?…)).
Dans Les Utopiques, 1, tout un foyer fécond du revenir est à l’œuvre, « dans », parce qu’il s’agit d’un chemin, l’inachèvement, comme il se doit, en toute logique et poétologie. Certes, là aussi, sans le moindre jeu, l’inachèvement esquisse une forme d’achèvement. Oui. Ce dernier est ponctuation, arrêt comme devant un tableau, mais la méditation ne s’arrête ni ne se clôt. Surtout, Gilles Jallet a, comme on l’a suggéré, conscience des archives poétiques, ne serait-ce que parce que les archives, toutes, sont poétiques, autrement dit non pas fermées sur les significations déjà repérées, balisées et pratiquées, mais ouvertes, et on l’a suggéré, infinies.
C’est pourquoi ce qui a disparu ne s’est qu’éloigné. La restriction qu’on vient de faire constitue cependant une sorte d’absoluité, on veut dire de détachement, ou encore de suspension qui s’est décollée de la temporalité et de l’Histoire. Ce qui laisse entendre aussi que rien, en l’autre sens, ne disparaît, qu’il y a en revanche des retours et des revenances.
Rien ne se clôt en effet, encore moins un poème qui serait prendrait la forme du fameux « Livre » de Mallarmé auquel tout devrait aboutir. Est-ce souhaitable d’ailleurs ? Et si c’était le cas, ne serions-nous pas en train de tourner dans les cercles de la mort ? La mort, là où les retours se font sur place, dans le piétinement. On peut affirmer au moins ceci, que la répétition, qui appartient en propre à la mort, est ce qui, brutalement ou progressivement, apporte l’oubli auquel aucune relève dans un souvenir ne sera à jamais consentie. À l’inverse, ce qui revient, la revenance donc, possède les traits d’une grâce, celle d’un événement (et qu’est-ce qu’un événement si ce n’est d’abord un apparaître comme ce qui se détache au bout de la langue ?) dont rien ne laissait, ou plus, croire en la plus simple possibilité (peut-être cette remarque consone-t-elle avec l’amorce problématique de Les Utopiques, 2, qui portent sur la persistance, mais aussi le retournement possible, du mal…).
Dans cet ordre de pensées, que signifie dès lors « l’impossibilité » du poème (dans Les Utopiques, 1, il est question également de « l’impossibilité d’écrire », une formule qui semblait, pour de bonnes mais surtout de très mauvaises raisons, celles qui auront négligemment ouvert les vannes des aveux concernant, qu’il s’agisse du sexe, de la « domination », de la toxicité de tel ou telle, les secrets longtemps enfouis, avoir disparu de l’air du temps) ? Une « impossibilité » qui, faut-il vraiment le préciser ici, d’où la remarque qui précède qui concerne les formes présentes de négation de tout poème, est conditionnellement celle du poème lui-même, la plus radicale, la plus indiscutable, la moins négociable intellectuellement parlant. Donc, en un très grand écart avec l’anti-poème, certainement pas quelque impuissance, seulement, réellement, ce qui s’avère possible, ce qui se fait voir, qui vient ou revient, qui se tient par conséquent sur le bord (et la réalité, pensons au temps qui la traverse, n’est qu’un bord, une ligne qui retourne à la ligne un peu plus loin), mais toujours quelque chose qui a et aura eu lieu, qui est donc réalisable car auparavant, autrement, réalisé, en un mot effectuable.
Ce dernier mot, justement, d’effectivité, traduit de l’allemand Wirklichkeit (il s’agit du dernier mot, philosophique, de Hegel, mais ici, dans la lecture de Gilles Jallet, il n’est plus rien de hegelien qui vaille, du moins dans la lecture sommaire qu’on en fait), n’est pourtant pas simplement ce que l’on croit, la réalité qu’on a sous les yeux, mais ce qui se tient en elle, ce qui a eu lieu en elle, à savoir de l’impalpable, comme l’est le langage, en vérité du sens. Et c’est cela que le poème transporte en perçant dans la réalité ce qui la porte et la meut jusqu’au langage, qui ne peut être celui en circulation, mais au plus près celui dans lequel le sens se figure. Le langage est cette utopie, ce non-lieu pour dire l’autre lieu qui se tient là, dans l’effectivité, mais nulle part (on se souvient à l’instant d’une expression de Christa Wolf, Aucun lieu. Nulle part…). Le poème n’ouvre pas à un autre monde, il est le monde comme l’autre de celui dont on fait usage lorsqu’on s’affaire. L’autre, de même qu’on ne vit pas exclusivement en mangeant et en buvant, l’autre ce qui traverse toutes ces activités. À lire et à y réfléchir, le poème déroute le monde, on ne sait plus très bien où il se trouve, et c’est là une vérité. Il s’est dérobé (parlons au passé depuis notre présent pour ne pas être trop rapide et superficiel) sous nos pieds. Le poème marche sans jambes ni pieds, il se tient sur la tête comme le personnage de Lenz de Büchner. C’est pourquoi, on y a malgré soi, insisté, il n’existe pas de fait qui puisse faire poème, qui le soit surtout déjà. Les faits, l’anti-utopie cette fois-ci, sont l’effectivité sans rien d’effectif : l’actualité, l’immédiat frontal, sans la moindre pensée, le brut et la brutalité, l’exposition du mal, l’ailleurs ne tenant en revanche sur rien et à rien, l’utopie, mieux : les utopies ! qui ne souffle(nt) pas pour autant dans le vide, mais sur l’épaisseur du langage qui regorge de mondes.
L’ailleurs, l’autre n’est pas « un » lieu, il en est cependant beaucoup… La seule question qui vaille, panique, est celle qui se demande ce qui ne peut plus être effectué, porté au langage alors que les faits déploient la richesse du mal en écrasant le langage sur lui-même, désormais au risque de plus envelopper l’ailleurs (un langage et donc des langues sans utopie(s)). C’est l’angoisse, présente, agissante, méchante dirait Schelling en parlant du mal, de l’effacement qui fait un avec celui du désir, du voyage, et de la pensée.
C’est qu’il est nécessaire – on permettra ce débordement qu’occasionnellement la réflexion sur le poème engage – de toujours préciser davantage : ce qu’on a coutume d’appeler la réalité s’avère – en réalité ! c’est sa contradiction de fond, ici manifestée et révélée –, on le dira un instant ici a minima, aussi inconsistant qu’un poème. « Tout passe, tout lasse », écrivait, en en reprenant la formule, le poète, oui, mais ici non au sens d’une déréalisation, mais d’une ponctuation réelle, bien qu’effacée, que le poème justement ramasse, réveille en lui rendant une tenue, en relançant et redistribuant son sens. En revanche, et par conséquent, l’inconsistance du poème est celle d’un tremblement, de ce qui prend sa forme, sait et ne sait pas, car tel est le sens qui ne se laisse pas approprier, ce qu’il va former. La formation de la forme qu’est le poème, de son surgissement depuis les profondeurs du puits de la mémoire, en passant dans son tracé jusqu’à sa forme touche à la limite de l’effectuation. Le poème est une crête, ou alors lorsqu’on le lit et le reprend un mouvement de funambule : il s’arrête, se reprend, repart. Pour tout dire, le poème est plus près de l’effectuation que la « réalité », les utopies sont plus « réelles » que la réalité dont on présuppose qu’elle possède un socle et qu’il est solide.
Reprenons autrement, par exemple à partir de ce qui est bien connu, de René Char, qui prend ici une épaisseur et un sens très particulier et aiguisé : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir ». Tout dans ces mots est contradictoire et rien ne l’est. Un hegelien dogmatique, qui habite en chacun, répondrait qu’il faut savoir, que l’effectivité est une réalisation définitive, statufiée en quelque sorte ! En revanche, un hegelien subtil, Hegel lui-même, répondrait que l’effectivité est le langage, la venue à lui, le sens connaissant grâce à lui une assomption. Il reste que Hegel qui a connu une jeunesse de poète, qui s’est mis ensuite à détester les utopies, à ne plus se souvenir des poètes parce qu’ils jouaient avec le langage, prétendait-il, au lieu de lui accorder la seule raison (d’être), celle de l’émanation et donc de l’expression du sens comme de la raison même. Une seule question, néanmoins, vaut ici : qu’est-ce que réaliser, « se réaliser » ? Qu’est-ce qu’un « amour réalisé » ? Le poète René Char répond par la tension du désir, ce fil qui est l’effectivité tendue sur le vide de sa rupture possible. C’est que le poème est maigre, mince comme un fil, mais dans ce fil sont encore tressés d’autres fils qui, jusque dans la rupture, peuvent apparaître comme autant d’éclats de sens, qui ne se soutiennent de rien, et que cette absence, pleine, ce serait cela le sens. L’amour, s’il est tel, ne possède aucune raison. Le sens comme l’amour sont insensés. Le poème est insensé, il est utopies.
© André Hirt
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