Un principe, et non un préjugé, exige qu’on n’oublie pas ce qui est oublié. Au moins qu’on n’oublie pas l’oubli lui-même. Si bien qu’en n’oubliant pas, l’oublié nous revienne dans ses différentes et imprévisibles formes. Comme celle, au féminin pluriel, des oubliées, des plantes et même de l’herbe, du végétal en général qui dans ses régénérations plus ou moins rapides ne cesse de reproduire ses genres en multipliant des individualités. Et personne n’a jamais, en tout cas très insuffisamment, sauf avec ces fleurs dont s’occupe avec passion le jardinier, celles qu’une main amoureuse vient de déposer sur la table du bureau, parlé de l’individualité de telle branche, de ce roseau, de ce bambou qui, pressé, prolifère. Pas assez, donc. La parole s’est levée pour ce qui est élevé, les arbres. L’humanité est fascinée par la verticalité, d’où cette attirance mortifère pour les faisceaux, tel fascinus, ce mot latin qui a donné, et ce n’est guère anodin, réalité à l’idéologie que l’on sait et dont les racines prétendent s’extraire de la terre pour dominer le monde.
Les oubliées. Elles sont ces branchages, ces sureaux, ces broussailles que photographie, on y insiste, pour en rendre l’individualité, Stéphane Spach et que décrit, qu’écrit, Gilles Clément dans ce livre en noir et blanc, pudique, respectueux, et si tendre. Le monde, ce qu’on entend par là, n’y est pas. Ou plus. Mais il y a cette féminité fragile, oubliée, autrement que pour les raisons qu’on allègue aujourd’hui, elles aussi justifiées, parce qu’elle nous est dévoilée telle quelle, dans sa naturalité ou, risquons le mot, sa nudité, la blessure toujours imminente qu’on va lui infliger. (Qui se préoccupe d’écraser une branche alors que devant un arbre, bien sûr, on hésitera ?). Et c’est d’ailleurs comme depuis derrière un voile que l’on voit à travers les images photographiques de Stéphane Spach, un voile qui n’en est pas un comme ceux qui cachent, un voile donc qui montre ou du moins fait entrevoir comme dans l’érotisme, hélas devenu si rare.
On regarde un tissu de près, on y distingue la texture et jusqu’à la moindre fibre. Comme le mystère derrière une sorte d’hymen que l’amante conservera toujours parce qu’elle est regardée et désirée, même si l’attention, comme devant n’importe quelle œuvre d’art, défaille. C’est qu’on ne déflore jamais rien, seuls le croient les hommes de pouvoir. De même, on ne recouvre jamais rien, ce qu’estiment les mêmes. Défaut du regard, cécité même, perversité de l’attention qui ne porte que sur eux-mêmes, nous sommes devant le narcissisme, le contraire absolu, c’est-à-dire le plus éloigné qu’il soit possible, de ce que requièrent ces branchages qui nous constituent, sans le moindre anthropomorphisme, puisque nous sommes des plantes comme les autres, exposées comme disait Schopenhauer (mais son esprit très mal tourné dénonçait leur impudeur et donc leur indécence, lui qui ne fréquentait que les bordels comme tous les hommes de pouvoir, et aussi, malheureusement, d’autres, fragiles comme les mêmes plantes, frustrés par leur yeux qui ont oubliés de voir).
Il existe très paradoxalement une vertu de l’oublié, celle de rester sauf, quelque part, nulle part, mais réellement là, derrière ce que l’on voit ou plutôt que l’on croit voir. L’oublié n’est pas détruit par le détestable présent. Personne n’y a prêté attention : qu’est-ce que le présent et ses formes aussi ridicules de prétention que dramatiques dans les effets du présentisme, si ce n’est ce qui détruit ? Le présent est l’instant de la mort. Et d’une certaine manière, à l’inverse de toutes les doxasréelles ou imaginables, il ne faut pas vivre au présent. Les oubliées sont présentées là, dans les images, au présent, mais dans l’enveloppe de leur oubli. Ces images sont aussi précieuses que décisives dans la mesure où elles nous montrent dans ces tiges et ces ramures, à même elles, leur oubli. Elles montrent l’oubli.
Et nous sommes honteux, un peu, c’est certain, de regarder avec indiscrétion (un vrai regard est toujours indiscret, il fixe l’image, il photographie) ces réalités oubliées dans leur verticalité très différentes de celle des arbres, on suggérera une verticalité horizontale pour dire qu’elle se tient à hauteur d’œil et d’homme.
Au demeurant, le monde s’ouvre à travers elle. Elle forme une grille, un grillage qui ne serait pas d’enfermement, mais de lecture, un texte pour tout dire en ce que ces végétaux présentent dans chacune de leur apparition et leur image un texte, une page à lire. Ce texte, nous l’ignorons, nous ne l’avons jamais lu, et la seule évidence première fait voir un bouger, une faculté d’improvisation, de créativité de formes, en somme une puissance de métamorphose.
Et qu’est-ce qu’une métamorphose de cet ordre ? Ce qui ne connaît pas de ratage dans son inventivité, qui ignore les pathologies. Tout ce monde du végétal témoigne de son innocence, même dans ce qu’il a de plus filandreux et de plus broussailleux. Si innocent se montre ce plan immanent de l’existence que tout y apparaît spontané, dynamique, léger, agile. À côté de lui, il nous incombe de perdre notre lourdeur non seulement de penser, mais de regard.
Car on ne peut que s’interroger devant ces images si singulières dont les motifs sont ainsi si isolés, sans arrière-plan, sans fond en réalité et en vérité comme ce regard dans l’amour qui se perd à travers une grille sans parvenir à voir ce qu’il voudrait voir et dont il ignore la nature. Certainement, il s’agit de la fin du monde, il n’y a plus rien, plus d’arbre, pas même de terre ou de ciel. Et c’est aussi l’origine du monde, la très fragile possibilité de sa renaissance par ces quelques fils d’on ne sait quelle matière, une sorte de trame ou de son esquisse, à la fin du commencement une toison, une petite forêt semblable à un premier nid qui recueillera, peut-être, une forme de vie.
Mais pour le moment, à l’instant de l’image, la fin du monde est celle de la sécheresse, de l’absence de verdure, même en noir et blanc, une verdure qui ne verdoie plus parce que le temps s’est arrêté, qui s’est décoloré, asséché et qui a disparu au-delà de sa propre pourriture. La fécondité est un concept qui n’est même plus abstrait, il s’est annulé comme sa chose. Reste un matériau étrange, le végétal du végétal, à peine encore du végétal ou l’origine du végétal si l’on garde espoir en une renaissance.
Et en effet, même au cours de leur déploiement, ces herbes auront été délaissées, en effet abandonnées, brûlées de toutes les façons possibles, sans le moindre reste d’humidité qui aurait permis la survie ou servi la fécondation. Devant ces images, nous nous trouvons, nous, devant la fin et la stérilité comme face au geste d’amour, à l’orée de l’origine du monde. La réalité, davantage que la vérité, qui n’est à cet égard rien, est que dans le désespoir seul l’espoir prend un sens. Le non désespéré ignore l’espoir.
Il faut un instant revenir au désastre de l’oubli, ce que les arbres, bien innocents ont commencé par ignorer, toutes ces herbes, ces végétaux de toute sorte. Même Gaston Bachelard, en grand rêveur, contemplant à l’extérieur comme à l’intérieur de lui-même les végétaux, il les nomme ainsi, ne prend en compte que les arbres et sa rêverie ne porte en effet que sur eux. Même le rêve connaît une spatialité, même le rêve peut regarder les choses de trop haut ou bien trop vers le haut. Voilà l’humain attiré vers le haut, l’aérien, le ciel, presque plus jamais vers le sol auquel pourtant il appartient et tient, et qui se trouve être le seul à le faire vivre et exister (« l’humanité a commencé par les pieds », a écrit à peu près, le sens est sûr, un philosophe, André Leroi-Gourhan). Bachelard écrit, pour aussitôt les oublier au profit de l’arbre : « La rêverie végétale est la plus lente, la plus reposée, la plus reposante. Qu’on nous rende le jardin et le pré, la berge et la forêt, et nous revivrons nos premiers bonheurs. Le végétal tient fidèlement les souvenirs des rêveries heureuses… » L’Air et les songes, Corti, 231. Merci à Christine Bessi). Peut-être faut-il renvoyer la rêverie sur le végétal à l’eau, à la terre, mais certainement pas à l’air…
C’est pourquoi, baisser les yeux, à quoi nous sommes invités, relève d’une grandeur intensive, la modestie, et nous nous inclinons, avec le photographe et le poète, certainement pas devant une idole, mais devant le presque-rien qui est tellement peu que sous le regard il prend toute la place, comme ici, sur et dans ces images qui font l’effet d’un éveil parce qu’elles requièrent toute l’attention en retirant tout le reste de ce qui fait un monde.
© André Hirt
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