Écouter à partir d’une confidence atemporelle du son
Un espace de foyers simultanément actifs dans lesquels la matière est en fusion. Ces foyers énergiques ne sont pas inépuisables, la résonance des instruments en cercles concentriques qui se surimpriment les uns aux autres, contient la diffusion des sons dans un espace qui se densifie d’une énergie intérieure cataclysmique, destructrice si libérée. Le tam-tam tempérise cette activité frénétique en arrondissant les sons des cordes jusqu’à rejoindre l’état suprême d’un silence salvateur.
Ce silence tombe radicalement, subitement, il n’est pas annihilation de tous sons, cessation de la musique. Il est l’espace de retrait d’une musique qui exige tant d’elle-même qu’elle se consume. Elle se doit de tenir jusqu’au bout de sa prodigieuse création de vie, et le silence au sein duquel elle trouve une source de repos et de régénération est l’aveu de sa finitude. L’absence de l’annonce de ce silence, qui n’est d’ailleurs pas non plus pressenti, génère une sensation d’arrachement injuste. Comme si l’écoute, enchantée par la prodigiosité du geste de création, était sauvagement arrachée à son envoûtement. Le silence éveille la réminiscence énigmatique d’une élémentaire clairvoyance, d’un contact du son vécu comme une confidence.
Les sons sont délivrés un par un, comme un pointilisme sonore, mais cela ne signifie guère pour autant qu’il n’existe pas de cohérence, de cohésion entre eux. L’émission des sons s’effectue dans une extrême prudence, comme si chacun d’eux recelait une puissance destructrice. Ils se répondent les uns les autres, s’ajustant mutuellement à leurs appels. Cet accord cosmique permet de maîtriser l’énergie de création, de contenir le hurlement sauvage d’un monde qui menace de s’effondrer à tout instant sous le poids de la majesté du geste créatif. Le silence forcé qui fait effraction dans l’écoute protège paradoxalement celle-ci du péril de la surdité. L’écoute peut confronter la création du monde grâce à son envoûtement, sans quoi elle vivrait cette création à vif et succomberait sans avoir eu accès au chant de la terre.
Mais, vivre cette création à travers le filtre du charme, n’est-ce pas, dans une certaine mesure, ne pas la vivre ? L’écoute doit-elle se condamner à la surdité afin d’être pleinement en cette musique ? La prudence avec laquelle les sons sont délivrés permet d’aménager un instant de recueillement qui précède chacune de leurs émissions. Durant cette durée lapidaire, il est permis à l’écoute de se dépouiller de toute illusion, et d’être pleinement dédiée à l’effort de creuser la musique, de véritablement l’explorer. Pourtant, le chant du monde ne se cantonne nullement dans un espace restreint, distinguant espace de vive création et espace de retrait. La musique circule dans un unique espace où l’écoute creuse diverses dimensions sonores et où la musique existe autrement et uniquement sans se voir pour autant dénaturée, voire méconnaissable.
Le passage d’une dimension à une autre permet à la musique de s’essayer autrement, de se retremper à un autre mode d’émission. Ainsi, le chant de la création du monde participe de son propre renouvellement avant même que toute création ne soit achevée. C’est que la musique refuse le définitif, elle privilégie la concaténation, la contagion, la contamination, la métamorphose. Elle se plaît à l’inachèvement, à l’indécis, même lorsqu’il s’agit de la création prodigieuse du monde. Il est permis à l’écoute de conquérir la confiance du monde sans l’éventrer de son chant, qui demeure énigmatique mais non pourtant inaccessible.
C’est parce qu’il est le son dans sa plus pure élémentarité qu’il est nécessaire de le crypter à travers la création d’une musique. Cependant, ce cryptage n’est pas séparation, éloignement, au contraire, il force à la conquête, au creusement, au dépassement, voire à la démesure, et c’est là précisément la clé expliquant que l’écoute puisse survivre à la résonance du chant de la création : son envoûtement est la puissante immersion de l’écoute dans l’attraction du son. Lorsqu’elle reviendra de cette conquête, cette transe véritablement, elle sera sujette à un oubli profond, mais conservera l’empreinte sonore d’une intimité avec le son, de sa confidence. Comme si l’écoute se persuadait d’avoir été enfantée en un lieu d’avant toute origine, tout temps.
© Sara Intili
À l’écoute : l’œuvre dirigée par Aldo Brizzi (2017)
Youtube :
https://www.arte.tv/de/videos/073256-002-A/okanagon-von-giacinto-scelsi/)
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