Comme dans un œil, noir et lumière sont contenus dans une même note, qui s’ouvre puis se referme.
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Une poignée d’accords comme une prosternation. Couché du soleil, 19h10 – l’heure n’est plus aux voiles de brume qui ont tant écharpé le jour, il n’y a plus alors qu’à faire résonner les points de suspension de la soirée. Cher Debussy c’est à vous ! Ecoute en boucle, pour que l’émotion dégagée jamais ne s’évapore. Des sons mates pour d’autres moelleux, les notes des Poissons d’or gouttent, celles des Préludes s’évaporent quand leurs cousines dans les Arabesques se solidifient parfois pour mieux se briser comme éclats d’écuelles au sol. Le clavier est touché de sorte à mettre en éveil tout le piano, à le déséquilibrer par des frémissements, à travailler sa possible chair de poule en surface, ses zones érogènes, à en contourner les touches, doigts plats flirtant, glissements et dérobades de leurs pulpes. Des densités hiératiques, le compositeur repense en permanence la répartition des tâches et des forces dans l’espace du clavier. La chimie qui en résulte est d’abord sonore, puis extrêmement visuelle, elle me fait songer aux éléments de l’espace représentés dans une peinture chinoise, et je me dis qu’à travers siècles et dynasties successives, un peintre chinois a toujours utilisé le clavier de Debussy pour peindre, mais verticalement. Trois accords ? Quatre ? J’ai peut-être mal tendu l’oreille, toujours est-il que se poursuit la prosternation.
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La caméra n’aura capté que l’hallucinant brouillard des mains de Yuja Wang dans la coda du 3ème concerto pour piano de Prokofiev : splénétique, extrême, comme on le dit de certains sports, expiatoire.
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Dans le noir de la salle, on ne devine plus qu’un micro suspendu. Emis par un projecteur, le rond de lumière sur le sol est une cymbale sur laquelle se démène le violon seul – je veux dire seul devant le Cantor de Leipzig et le Violoniste du Diable – tous deux bien présents dans l’assistance. Après s’être d’emblée adressée au Cantor : – Puis-je tout absolument tout vous demander ? et ce dernier acquiesçant ému, la musique alors, phonétique pure, articulation déliée, prend ses aises avec des gestes tantôt d’offrandes envers Bach, tantôt de salut pour Paganini dont le rire monte. Le musicien interprète à merveille ce compendium de toute la science violonistique d’une époque, le phrasé de l’archet enjambe les fosses creusées, loue, il projette des écailles de chaux et de Dies iraesur son passage. Il semble que les contrées que traverse cette musique ne soient pas à sa faim, simultanément cendres et phénix, phénix puis cendres, il faudrait dérangées si possible les Furies ! (D’après la Sonate n°2 de Ysaÿe qu’interprétât Sun-Yu Lee un soir de pleine lune).
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Hagoromo Suite de Noriko Baba : semis d’un rituel fantôme, spasmes de l’air secoué entre le crin et le bois des archets. Et battant l’air à vide pour en émettre un son flûté, ces archets ne chercheraient-ils pas le côté « nuit » d’une clarinette ou d’un hautbois qui n’est pas là ? Une hébétude bruissée, furtive, passe tour à tour dans les instruments du quatuor qui furent arbres il y a peu, pour que naisse en de ça et au-delà de notre fenêtre auditive, une suggestion d’espace. Frémissante, la musique escorte de doux présages et s’émaille de ce qui s’annonce imminent dans l’air haut. Elle tend par des susurrements successifs à nous diriger vers ce qui se voue, pour en hâter l’apparition : l’un des rideaux du ciel est incité à descendre sur nous, en nous – toute la scène reste muette de ce que le quatuor entrevoit dans le dos de l’incantation à venir.
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Lâcher prise du mouvement lent de la 30ème Sonate de Beethoven – en une succession de variations sereines et sourdes, tracé sinueux de ce qui n’a plus que faire de son destin, la musique se détache de la condition humaine et de ses revers multiples. Délestée enfin de tout ce qui l’a précédée, elle n’existe plus que pour elle seule, ne dérangeant ni ne touchant plus rien. Dans le plus simple appareil, écouter cela qui décante l’être, en écouter les particules ténues, quasi lucrèciennes, qui se combinent inlassablement et font indéfiniment évoluer le cantabile dans un cadre vidé, mais dont l’extension possible nous parait infinie.
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Sûr de son fait, Hartmann ne composait que pour le tiroir de son bureau, il attendait des jours meilleurs… Notre bel aujourd’hui ferait probablement revoir ses espoirs un peu plus encore à la baisse.
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Chromatismes et tétanies. Quelle qu’en soit l’issue, Pelléas et Mélisande n’est-il pas qu’un rêve ?
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La musique d’Alfred Schnittke est revenue d’un coma qui fit diagnostiquer une mort clinique par trois fois à son auteur en 1986. Captée dans son infinie dérive, elle épouse les mouvements de grandes traversées intérieures, se nourrit de soubresauts anxiogènes, de brumes allusives, sérielles, d’onirisme, de douce-amertume, de lamento d’idéaliste. Je gage d’entendre dans ses compositions de chambre, concertos et symphonies, jusqu’aux titres des livres d’Henri Michaux comme « Façons d’endormis, façons d’éveillés », « Affrontements », ou « Face aux verrous ». En faisceaux ténus riches d’inflexions, ou en épaisses strates sonores, sa musique trouve toujours à se refermer sur elle-même, ainsi le son, à regret, qui se résout irrémédiablement au silence.
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Le Grand Combat me permet de rester un peu en compagnie de Michaux, qu’a mis en musique le génial Lutoslawski – la batterie de percussions qu’il aura choisie pour l’occasion stimule les effets burlesques, répercute les onomatopées des corps-à-corps, de la brutalité barbare dont les forces en présence nous sont inconnues, et leurs contours imprécis. Cette musique aux accents païens ne se sait pas seulement écoutée, démonstrative, elle se sait aussi observée, les verbes d’action tamponnent torrentiels les peaux des tam-tam. Nos oreilles tendues à l’extrême glissent sur des rondeurs qui transpirent, et nous font nous enchevêtrer extraordinairement dans les resserrements concentriques d’une foule bigarrée qui s’ébroue, crie probablement au milieu de vainqueurs et de tocards, puis finira par transmettre en les chuchotant de mystérieux messages.
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Vient l’heure à laquelle se calfeutre la lune dans la respiration statique du soir, ou bien ne serait-ce pas plutôt ce qui cesse du soir quand on bouge encore un peu ? Penser à l’hiver sans geste, à ce qui patiente de servir sous terre. Penser au Gel, par jeu (Gérard Pesson).
© Mathieu Nuss
Image : Sans titre, Fusain, A3,
© André Hirt.
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