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Frédéric Boyer, Si petite, Gallimard, 2024.

par | 25/11/2024 | Bibliothèque, Littérature, Notes de lecture

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Il y a ce qu’on laisse découvrir au lecteur, que donc on ne dévoilera pas, celui qui attend du romanesque, des détails, de sensationnel, de l’inouï et d’inédit. Et puis il y a l’autre lecteur, celui qui sera surpris, interrogé et troublé. Parce qu’il se sent requis et qu’il ne peut pas, sauf à ressentir l’abandon de lui-même, se défausser. Certes, il le peut toujours, et alors il redeviendra le premier lecteur.

Chaque livre, lorsqu’il est grand, comporte lui aussi deux strates, celle que l’on peut commenter à l’infini, comme on le fait de circonstances ou d’événements, et il en existe toujours, et celui d’une vérité, sans visage néanmoins, ni véritable figure, que l’on devine pourtant car on la reconnaît sans la connaître. Et alors le livre appartient à ce qu’on peut légitimement nommer la littérature.

On ne dira rien de cette première strate, celle de la réalité ou des faits que le journal relate, si ce n’est l’essentiel, une petite fille non désirée par un couple qui a déjà quatre autres enfants, est sordidement tuée par ses parents. On ne sait rien d’elle, elle est « si petite » et secrète (« si petite », autrement dit sans âge véritable, si fragile, à peine née, ou l’existence à sa racine), sans doute est-elle, qu’on soit croyant ou non, une sainte en ce qu’elle est l’innocence même, ou son paradigme abandonné ou plutôt jeté là, sur terre, qu’elle n’accuse directement personne, n’en veut à personne (et on se doute que même dans l’Au-delà, s’il en est un, elle n’exprimera pas le moindre ressentiment). Elle fait l’objet d’un sacrifice, cette horreur, c’est-à-dire qu’elle paie (quoi, pourquoi, au juste ?) pour les autres. Des parents, justement, on ne sait pas davantage. Dans un premier temps, on les dira murés dans leur silence, quand ce n’est pas leur bêtise, en tous les sens du terme qui enveloppe, humainement, la méchanceté ; dans un second on perçoit en eux une surface sans la moindre profondeur, la platitude de l’incompréhension à l’égard de tout, de tous et en premier lieu d’eux-mêmes et de leur propre humanité et par conséquent responsabilité, une sorte de banalité, très minable, du mal. Si proches de chacun d’entre nous.

L’écrivain qu’est Frédéric Boyer, celui qui se soucie en tant qu’écrivain de la vérité (ce qui devrait être un pléonasme) et non de la seule réalité, qui se préoccupe de la vérité de la réalité si l’on préfère, prend soin de ne pas juger. Il s’efforce de comprendre, sans réellement y parvenir, comme devant ce mal qui constitue le « sujet », autrement dit l’acteur anonyme mais majeur de son livre comme il l’est de l’histoire des hommes depuis les temps les plus reculés que l’on peut lire dans la Bible. Cette distance et cette attente devant ce qui est, le mal, l’absence, forment la géométrie comme le ressort de la littérature.

L’écrivain se demande, à la fin de son ouvrage, s’il est légitime d’écrire et de s’interroger en écrivant, ce qui fait la littérature, à propos de ce drame sordide. C’est qu’il ne l’exploite pas, comme on fait ailleurs dans les journaux, les médias ou la politique, c’est qu’il l’inscrit au cœur de la pensée.  

Car c’est dans l’incompréhension que se tient l’écrivain, et c’est le récit de ce non-savoir qui fait la littérature. C’est cette absence qui constitue l’espace de la vérité. Le plus remarquable est qu’une autre incompréhension, avec laquelle croise la première, est celle qui a le mal cette fois-ci pour « objet ».

C’est alors en soi, en lui-même, que se tient celui qui écrit l’incompréhensible, devant des mots nécessaires et tous aussi impraticables qu’illisibles, aussi dérisoires que finalement nécessaires. Dostoievski l’a écrit, Abraham s’est tu. L’écrivain se tient là comme cet enfant qu’il fut et est encore. Mais c’est bien de l’insaisissable qu’il est question : le mal, Dieu aussi dans sa modalité de présence qui est l’absence, surtout lorsque cette dernière se fait et se montre si agissante, si puissante dans sa capacité de retrait, qui prend l’apparence très réelle de l’humanité en partage, ce qui n’exclut ni les victimes ni les assassins. Cela, l’écrivain le sent, le ressent, en souffre et en rend compte, mû par le sentiment le plus pressant d’un devoir.

© André Hirt

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