Jean-Christophe Bailly écrit, dans La Fin de l’hymne, que la prose « se constitue du descellement de la position du sujet, du sujet qu’elle aventure dans la masse du langage sans possibilité d’appropriation » (p.130, La Fin de l’hymne, collection Titres, Christian Bourgois). Nous butons : qu’entendre par « descellement de la position du sujet » ? Nous butons, parce que nous y lisons autre chose que ce que Bailly y dit, nous y lisons ce qui se déploie par-devers le travail de retenue et de sobriété que Bailly thématise. Nous proposons simplement de poursuivre le geste initié par Bailly.
Schématiquement, avant d’argumenter plus avant dans ce sens, dans le descellement deux perspectives concernant la prose se dégagent (dont la première est creusée par Jean-Christophe Bailly, à la suite de Hölderlin) :
- a) « négativement » : la prose comme Ethos, en lutte contre les sursauts de l’hymne agonisant.
- b) « positivement » : la prose comme Eros, qui serait le revers de l’Ethos, donc non pas ce qui lui est opposé mais ce qui lui est conjoint, c’est à dire ce qui se trouve être libéré par et dans la lutte contre l’hymne.
Deux perspectives solidaires, deux tracés parallèles, dans lesquels l’on aimerait reconnaître d’une part l’empreinte de Hölderlin, d’autre part celle de Novalis. Deux cheminements dont les enjeux n’ont pas changé, qui se font d’ailleurs aujourd’hui plus pesants et insistants.
CONJURER L’HYMNE.
1) Envisagée « négativement », la prose est sobriété, retenue, refus de la démesure. Et, en tant que refus du Nous puissant et plein, elle est assomption d’un Je fragile et esseulé, portant le deuil de l’hymne. C’est la sobriété que l’on oppose à l’ivresse, sobriété qui n’a rien d’évident et qui requiert un effort, un travail, un courage. Mais n’est-ce pas seulement garder un oeil sur ce contre quoi elle lutte sans pour autant ouvrir l’autre sur ce à quoi elle ouvre ou dispose ou mieux, ex-pose ?
La prose se substitue à l’hymne, œuvre à sa destitution. L’hymne est auto-positionnement du sujet dans le langage (p.130), la prose est le descellement de cette position. Donc, la déstabilisation autant que la libération du sujet. Nous pourrions dire : la prose est l’ex-positionnement du sujet dans le langage, c’est à dire l’abandon de la position, le retrait hors d’une position qui est certes aussitôt une manière d’avancer « à découvert », donc de s’exposer à nu, dans son évidente fragilité, mais aussi une manière de se rendre accessible et disponible au monde. Nous y reviendrons.
Le « trou » que fait le récit de Marion dans le Danton de Büchner qu’évoque Bailly, la dissonance portée par le murmure de Zulima dans le Henri d’Ofterdingen de Novalis ont ceci en commun : à chaque fois l’on retrouve le registre de l’effraction. C’est à dire, une ouverture qui parvient à se faire, par la force et sans invitation, dans ce qui constitue une totalité close sur elle-même, sourde et aveugle.
C’est cette perspective que Jean-Christophe Bailly creuse dans La Fin de l’hymne et entérine dans L’Élargissement du poème. La nouvelle responsabilité, le nouveau devoir du poète est donc celui-ci : refuser sa « vocation » d’aède, ne plus contribuer à l’élaboration d’un Nous se célébrant comme totalité fermée et auto-suffisante. Dé-poser sa position privilégiée, cela signifie ne plus s’en remettre seulement aux effractions, aux coups de pioche portées depuis le dehors, mais miner le Nous de l’intérieur, en en dynamitant directement le fondement.
L’ABSOLUE DISPERSION DES VOIX.
Pourtant, Bailly conclut : « c’est par la singularité des récits que s’éprouve le commun, c’est dans l’absolue dispersion des voix que la communauté s’éprouve » (p.136). Ce qui naît des décombres de l’hymne, à savoir la « singularité des récits », semble donc impliquer une « absolue dispersion des voix ». L’absolue dispersion est comme le douloureux revers, l’impossible prix à payer pour ce « droit » à la parole.
- a) Cela peut se comprendre ainsi : s’il y a « récit », même singulier, même « petit », il y a donc un tout cohérent, une unité narrative claire avec son début, ses péripéties, sa chute, en somme un discours caractérisé par la clôture sur soi. La multiplication et la diversité des récits ne bouleversent en rien cette structure.
- b) « L’absolue dispersion » est donc la conséquence de cette étanchéité des récits singuliers. Cette absolue dispersion est le revers immédiat du fantasme de l’hymne. Au rassemblement fusionnel s’oppose la dispersion. L’alternative est donc posée, entre l’unité de l’hymne et du choeur d’une part, et la cacophonie des voix singulières d’autre part. La hantise de l’hymne mène à la survalorisation de la singularité irréductible, qui ne vaut qu’en tant qu’elle se démarque et se détache de toute expérience commune.
L’HYPOTHÈSE CHORALE.
Dans L’Élargissement du poème, deux décennies plus tard, Bailly ne conclut à vrai dire pas autre chose, bien qu’on puisse percevoir un léger déplacement, du moins un lexique différent, inspiré comme il le reconnaît des percées de Jean-Luc Nancy : au motif de la « dispersion des voix » avec lequel s’achevait La Fin de l’hymne succède « l’hypothèse chorale ».
C’est un nouveau paradigme qui se met en place, une avancée par-delà la peu réjouissante alternative : ou bien le régime de l’hymne, ou bien la dispersion des voix. En effet, Bailly le note, « un danger de substantialisation menace le régime des différences éperdues » (L’Elargissement du poème, p.165), danger en vérité déjà présent autrefois dans le motif d’une « absolue dispersion », sans qu’il soit compris comme tel.
L’hypothèse chorale, pour Bailly, renouvelle la conception du singulier, qui ne se constitue plus dans « l’absolue d’une rétractation » (p.164), comme cela était supposé dans La Fin de l’hymne. Au contraire, il faut penser à nouveau frais « la singularité (de chaque être) […] comme une séquence provisoire formée au sein d’une infinité de tournures possibles » (p.164-165). Pour autant, cette substitution n’est pas bouleversement, puisqu’il s’agit toujours, encore et avant tout, pour la prose, de conjurer l’hymne, de le tenir à distance :
Ce dont il est question ici, c’est non seulement de la plus grande extension chorale possible, c’est aussi de la nécessité de ne jamais la laisser se refermer en un cercle, de la tenir ouverte à toute nouvelle venue, à toute nouvelle parution. Non en vertu d’une vague empathie universelle qui, à nouveau, formerait un cercle, une étendue de compatibilité, mais comme en une surface sans bords et en tout cas incapable de faire masse ou famille ou giron. (p.166, « La Scène pronominale »).
Qu’est-ce qui guide, oriente, impulse « l’extension chorale » ? Non pas ce qu’elle pourrait libérer ou déployer, mais essentiellement ce qu’elle empêche, ce qu’elle gêne, ce qu’elle sabote, ce qu’elle ruine : « la masse », « la famille ». Ne pas faire communauté : tel est le principe qui préside à l’ouverture et à l’extension chorale.
L’extension (ou « l’élargissement ») chorale comme mouvement inachevé, toujours relancé, est donc d’abord le fruit d’une répulsion, d’un dégoût ou d’un désir de fuite provoqué par l’hymne et sa communion appauvrissante, et non pas l’effet d’une attraction. Pour le dire autrement, « toute nouvelle venue » ou « toute nouvelle parution » n’a pas en soi de valeur, n’est pas fêtée pour elle-même – elle est simplement l’occasion ou l’instrument d’une distanciation ou d’un écart à soi. Elle est respiration, bouffée d’air frais, mais pour autant elle n’est pas l’inauguration d’un régime autre, différent, novateur.
Qu’une seule autre logique que ce travail de sape soit envisagée (et aussitôt récusée) par Bailly, et qu’elle le soit seulement comme « vague empathie universelle », c’est à dire comme logique d’une morale abstraite, désincarnée, ne nous convient pas. Qu’une autre logique en revanche, conjointe à ce travail de sape, se déploie, qu’elle soit « morale » sans avoir besoin de le dire, qu’elle soit surtout autrement orientée, ou plutôt qu’elle ne soit d’aucune façon orientée, c’est cela qui nous intéresse. Une autre logique de l’extension, non pas en raison ou « en vertu d’une vague empathie universelle », mais selon la déraison d’une obscure intimité partagée, c’est ce que l’on voudra souligner chez Novalis.
Si Bailly affirme écrire sous le signe de Novalis (la dite « poésie élargie »), il demeure, quant à la question de la prose, essentiellement le continuateur du geste hölderlinien (dans la filiation de Benjamin et Lacoue-Labarthe). À suivre Bailly, ne court-on pas le risque de « hölderliniser » Novalis ? C’est à dire : ne risque-t-on pas de réduire ou affaiblir « l’élargissement du poème » en le mobilisant comme simple moment ou comme pratique mise au service de la nécessaire et vaste entreprise de démantèlement de l’hymne ? N’est-ce pas passer sous silence ce que cet élargissement du poème aurait de véritablement singulier et fécond à déployer ?
Les paragraphes qui suivent reprennent le geste de Bailly en cherchant à le radicaliser du côté de Novalis. Il ne s’agit pas de « novaliser » Hölderlin, mais d’articuler ensemble l’un et l’autre, l’un avec l’autre. Cela veut dire : tenir ensemble les deux faces indissociables d’une même pièce, la clôture et l’éclosion (sobriété du poème comme condition de possibilité de l’élargissement du poème ; démantèlement de l’hymne qui par là même ménage un espace libre, une friche fertile).
Envisager le descellement de la position du sujet, « positivement » cette fois-ci, non comme retenue éthique, mais comme déploiement et nouage érotique. Comment ne pas entendre « descellement de la position » comme essentielle « ex-position », au sens d’ouverture, de sortie hors de sa tour d’ivoire ou de sa forteresse ? Une telle ex-position, et donc la prose comme telle, se caractériserait par une parole non-close, parole doublement « tendue » : inquiète dans son tâtonnement et pour cela en quête d’une réponse, d’un écho, d’une main tendue.
La prose comme Eros qui par conséquent déjoue toute méthode, échappe aux lieux. La prose comme Eros, qui allume continuellement des feux et enflamme l’esprit du lecteur, qui l’invite non à la simple contemplation ou récitation du poème, mais à sa reprise et son déploiement.
La dépossession, et même la dé-position, comme l’on dépose les armes, est bien une abdication, mais qu’il faut aussitôt comprendre comme libération – déposer les armes, c’est laisser derrière soi casque et armure qui entravent le mouvement. Il ne s’agit plus alors pour le sujet d’être dans la retenue (résister à la pulsion du « Nous ») mais plutôt dans l’écoulement, la dissolution, non plus seulement dans la fuite et l’effroi devant la sinistre figure du Nous, mais dans le frayage léger et tâtonnant, qui dès lors ne trace plus aucune figure mais seulement esquisse des traits.
Élargir le poème, c’est le dissocier, l’affranchir de son auteur (sans nécessairement désirer sa mort), c’est l’envisager comme fragment, non de ce qui fut, mais de ce qui vient et ne cesse de venir. L’élargir pas seulement dans sa forme (du vers à la prose) ni seulement dans son contenu (l’attention aux petites choses, au profane, au trivial), mais l’élargir quant à son écriture même, sa réécriture peut-être, autrement dit, le poème n’est plus forme close sur elle-même, bel objet savamment taillé dans la langue.
On trouvera peut-être dans le cadavre exquis des surréalistes la forme schématique de cela (mais le désir d’immédiateté qui semble le caractériser en neutralise l’idée). Prendre un poème, le pénétrer, le creuser (on sait l’appétence de Novalis pour les mines et les souterrains) de l’intérieur. Non pas faire « comme » Baudelaire, mais faire « dans » Baudelaire. Et si l’on ose une expression : non pas imiter puis tuer, mais féconder le Père.
Qu’est-ce qu’accéder à la parole ? Le principe réformateur d’élargissement du champ de la représentation (dont parle Bailly dans La Fin de l’hymne) suppose des voix, des sujets oubliés, qui chacun aurait un récit propre à partager. À la cacophonie succède simplement une mise en ordre des paroles diverses – tour à tour chacun passe à la tribune et y délivre un discours bien rodé avec son cortège de revendications. Parler, ce serait s’exprimer, partager son expérience : un simple instrument de communication – que chacun puisse exprimer son point de vue, son opinion, ses idées, voilà ce que serait l’exigence démocratique comme telle.
Ce serait cependant passer sous silence ce qui dans la parole est spontané, généreusement erratique, lui est propre non comme instrument au service d’un sujet parlant mais comme source même de subjectivations réciproques, joueuses, instables, furtives, constamment relancées. La parole suscite la parole, elle relie, elle noue, parce qu’elle interpelle (mais sur un tout autre mode que l’interpellation policière analysée par Althusser), parce qu’elle éveille, étonne, remmémore.
C’est la logique du dialogue, qui se déploie hors-cadre : ni lieu propre (à la tribune de l’hémicycle se substituent les terrasses et les parcs, les halls de gare et les chambres à coucher, jusqu’à la promenade d’un centre de rétention), ni temps de parole déterminé (le temps d’une soirée, ou d’un séjour, ou d’une vie). Il relie parce qu’il délie les langues, parce que la parole y est moins l’expression d’un sujet, le résultat élaboré et définitif de sa pensée, qu’une maigre étincelle qui ici et là, sans raison apparente, ou s’éteint en silence ou éclaire faiblement ou embrase magnifiquement d’autres pensées et d’autres paroles.
Au récit, les romantiques d’Iéna substituaient déjà le fragment – les fragments. Si le refus du récit leur est commun et caractérise le « mouvement » romantique comme tel, la conception qu’ils se font du fragment est loin d’être univoque. L’écart est grand en effet, entre le « fragment-hérisson » de Schlegel et l’art de la digression tel que Jean Paul le déploie. Il n’est pas moins grand, en ce qui concerne ce qu’il faut bien nommer le « fragment-semence » chez Novalis. En caractérisant ce type de fragment, cher à Novalis, nous voulons donner à voir ce qu’est le trait « érotique » de la prose.
Pour nous introduire à la pensée de Novalis, il convient de s’arrêter sur un fragment dans lequel elle se trouve, du moins c’est notre hypothèse, condensée. Il s’agit du fragment 107 du « 18 juin 1799 » , in A la fin tout devient poésie :
« De l’immortalité humaine en masse – Du vivre et du penser en masse – communauté – le pluralisme est notre essence la plus intime – et il se peut que chaque homme participe à sa manière à ce que je pense et fais, et moi pareillement à la pensée d’autres hommes. » Se trouvent brassés et reconfigurés ici les traits du sujet : la propriété, la volonté.
- a) Le pluralisme est notre essence la plus intime (« Pluralisme ist unser innerstes Wesen») : je participe à la vie et à la pensée d’autrui, et inversement ; vivre et penser, soit les modalités essentielles de l’existence, qui ne se déploient qu’en rapport avec les autres. Novalis parle bien de « l’essence la plus intime », celle qui nous fonde singulièrement. Nous comprenons ici que le plus intime n’est pas le « propre », au sens de ce qui n’appartient qu’à moi. Précisément : le propre et l’intime non seulement se distinguent mais s’opposent, puisque le plus intime est le « pluralisme ». Un autre fragment de Novalis va également dans ce sens : « Le fait de se déprendre de soi est la source de tout abaissement, comme à l’inverse le fondement de toute élévation authentique. Le premier pas est un regard jeté dans l’intérieur – une contemplation isolant notre Soi – celui qui en reste là s’arrête à mi-chemin» (fragment 26 des « Remarques mêlées »). Parvenir à notre essence la plus intime ne consiste pas à congédier d’emblée et sans égard le « Soi », mais au contraire à le regarder en face et le creuser, le miner, et c’est en creusant ce qu’il dit avoir en propre qu’on débouche sur le pluralisme. Et c’est ainsi que Novalis affirme : « le siège de l’âme se trouve au point de contact entre le monde intérieur et extérieur. Là où ils se traversent – il est à chaque point de passage » (fragment 20, « Remarques mêlées »).
Nous accorder à notre essence, c’est donc se reconnaître traversé/irrigué et se faire traversant/irriguant, ne plus savoir ce qui est proprement « nôtre », mais se faire l’écho ou plutôt l’énième variation d’un motif ou d’une parole plurimillénaire.
- b) Le pluralisme en question, défini comme participation à la pensée et l’action d’autrui, n’est pas identique à ce que nous entendons aujourd’hui par « pluralisme » : un moindre mal, une construction politique, la concession faite à la diversité des opinions et à leur reconnaissance, etc. Le pluralisme au sens courant reconnaît une diversité d’opinions mais ignore tout du fonctionnement, du processus de constitution des pensées des uns et des autres. C’est un pluralisme qui s’envisage comme marché concurrentiel sur lequel s’exposent, s’échangent, se vendent des opinions toutes prêtes. C’est cette concurrence qui garantirait la non-uniformité des pensées. Non-uniformité qui prévaut sur la justesse. Opinions toutes prêtes, c’est à dire, à défaut d’être cohérentes et réfléchies, opinions tranchées. Opinions tranchées qui donnent « consistance » au Soi – paradoxe, d’ailleurs : le Soi se constitue plus facilement par l’appropriation d’une opinion déjà prête et disponible que dans un travail de réflexion lent, sans doute moins affirmatif mais plus singulier.
C’est un pluralisme qui implique encore une subjectivité maîtresse d’elle-même et de ses pensées. Mais précisément, maîtresse de ses pensées non pas en tant qu’elle en serait l’origine, mais en tant qu’elle les a domestiquées, c’est à dire qu’elle les a domptées et neutralisées. Une telle subjectivité « sait » ce qu’elle pense à propos de n’importe quel sujet. Ce n’est pas seulement qu’elle ne doute pas, ou que le doute n’est pas son réflexe premier, mais plus encore qu’elle refuse de se laisser interroger – lui importe peu de savoir pourquoi elle pense ceci de cela. La subjectivité « maîtresse » est donc une subjectivité foncièrement aliénée ou du moins oublieuse d’elle-même, de ce qui la fonde.
- c) Mais dans le second temps du fragment réside l’ironie : cette participation de tous en chacun et de chacun en tous s’effectue en dépit des volontés des uns et des autres, essentiellement à notre insu. Du conditionnel, du possible, de l’hypothétique (« il se peut que »), du vague (« participe à sa manière »), du flou (« chaque homme… d’autres hommes »), de l’indistinct, de l’opaque (au sens de Glissant). Et cette dimension est essentielle : une intimité qui nous échappe, sur laquelle on achoppe, qu’on ne peut tout à fait décider ; nous sommes plus intimes que nous ne pouvons le vouloir ou le savoir – étonnante proximité des uns et des autres, proximité insituable justement. Intimité insaisissable. Autrement dit, ce qui nous est intime nous est par nature étranger [et nul travail psychanalytique n’y viendrait à bout – et d’abord, pour quoi faire ?]. Là où est l’intime, je ne peux y être, car « je » ne suis plus, je n’y suis plus « moi », sujet de maîtrise et de volonté. Ou alors j’y suis aussitôt sous la forme « Moi = non-Moi » (version fichtéenne), que Novalis subvertit en « Je suis Toi ».
- d) Le plus intime, ce qu’il y a « au fond » de nous, n’est pas ce qui nous est propre – ce qui n’appartiendrait qu’à nous – mais est un certain nœud ou enchevêtrement de courants et de tresses. L’intimité ne peut se dire que d’une liaison ou d’un contact qui, précisément, brouille les frontières entre les deux êtres en contact, sans pour autant les abolir. Dans l’intimité demeurent deux êtres, mais qui s’interpénètrent et jamais ne fixent ou ne définissent une fois pour toute la raison d’être de leur relation, la modalité de leur être-ensemble.
Au fragment 138 du 18 juin 1799 [dans le recueil A la fin tout devient poésie] dans lequel Novalis affirme qu’entendement, raison et imagination sont « les minces treillis de l’Univers en nous » succède le fragment 139 dans lequel il écrit ceci : « Bien-être intime de l’eau – volupté du contact avec l’eau ». La volupté du contact avec l’eau, dans lequel le corps pénètre et peut faire ce qu’il ne peut aucunement faire autrement, c’est à dire plonge et baigne, nage et se tourne, se retourne en tous sens, apparaît comme le modèle indiscutable de l’intimité (la baignade n’est pas la fusion, laquelle supprime l’intimité au profit de l’identité pure, mais est (inter ou com)pénétration). On y demeure « soi », et pourtant on y est « soi » autrement, en vertu de ce que l’eau nous offre comme possibilité de mouvements. L’intimité comme pénétration, et même interpénétration ou compénétration, c’est cela qui doit, avec et depuis Novalis, être pensé, par-delà la fusiondésingularisante et la dispersion qui exalte l’unique et l’irréductible, deux modalités jumelles du « propre ».
Le pluralisme de Novalis est une condition, une structure de l’existence et non pas une modalité politique parmi d’autres. C’est un pluralisme essentiel qui agit par devers soi, non décrétable – joie et mélancolie d’une telle intimité. L’écriture fragmentaire est la reconnaissance, l’assomption de cette condition. De quoi tel fragment est-il le fragment ? C’est ce que Novalis lui-même sait ignorer. Fragment de ce qui vient, toujours. Ainsi le fragment ne se définit-il pas par sa taille, ni par son propos, mais par sa manière d’être, de se tenir, incertain, sur la page ; il se sait, se veut, se désire, se souhaite chargé d’infinis possibles, d’infinies lectures et reprises.
Le fragment novalisien n’est pas essentiellement tourné contre la volonté de système, il n’est pas non plus engagé dans un travail de sabotage de la subjectivité (en quelques mots : il n’est ni nietzschéen ni blanchotien) – disons, pour faire vite, que ces deux fronts sont déjà assumés et compris dans l’entreprise première qui est la libération et l’assomption de « notre essence la plus intime ».
L’art du fragment obéit chez Novalis à une logique étrangère à Blanchot. Et cela expliquerait pourquoi Blanchot, dans son texte sur « L’Athenaum », fait justement l’impasse sur Novalis et concentre son attention et sa critique sur le « fragment-hérisson » de Schlegel, lequel « reconduit le fragment vers l’aphorisme », signalant ainsi le désir de « se refermer sur son moi en un isolement satisfait » (L’Entretien infini, pp.526-527).
Dans l’un et l’autre cas, Chez Nietzsche-Blanchot et chez Novalis, il s’agit d’en finir avec la subjectivité maîtresse d’elle-même. Simplement, les directions, les perspectives divergent. Si, avec Nietzsche puis Blanchot, la subjectivité se trouve comme minée de l’intérieur, comme asséchée, avec Novalis elle se trouve essentiellement excédée, « toujours déjà » pénétrée d’un flux, d’un flot qu’elle ne décide pas, d’un flot qui la fonde.
Le fragment comme tel, dans le suspens par lequel il s’offre, parce qu’il se fait invitation et non plus pourvoyeur d’un sens univoque à assimiler, est « démocratisation » de la pensée. Démocratisation ? Non pas rendre accessible au plus grand nombre possible un ensemble de pensées édifiantes, déjà prêtes à la consommation, ce qui comme tel n’ébranle pas le moins du monde la partition élite/masse, mais plutôt : faire chuter le mur qui sépare auteur et lecteur, et même davantage, faire sauter cela, « auteur » et « lecteur », et faire émerger une figure inédite et hybride, celle du « lecteur-philologue » tel que Novalis la propose dans le fragment 79 des Fragments de Teplitz. Ainsi donc le lecteur n’est-il plus le récepteur passif d’une parole déjà achevée et limpide, d’une parole sacrée et intouchable, qui se laisse seulement savourer et réciter. C’est à lui, lecteur, qu’il revient de « placer l’accent où il veut ».
Le fragment 125 des Remarques mêlées fait un pas de plus : « le véritable lecteur doit être l’auteur élargi ». La figure du « lecteur-philologue » n’était que provisoire, et peut-être parce que « figure », elle risquait de conforter les uns et les autres dans leurs rôles respectifs – si elle réhaussait le statut du lecteur, elle ne touchait en rien à celui de l’auteur. Or, à parler « d’auteur élargi », c’est bel et bien la figure de l’auteur que Novalis reprend et retaille.
« Auteur élargi » – il ne s’agit pas de coopération, d’une association de l’auteur et du lecteur (ou, aujourd’hui, association d’un auteur et d’un sensitivity reader), c’est à dire une écriture commune et à quatre mains ; il ne s’agit pas non plus pour le lecteur de seulement devenir auteur, un auteur parmi d’autres au sein de la classe ou la caste des auteurs.
Si Novalis formule cette étrange idée d’« auteur élargi », c’est à l’évidence pour subvertir la notion d’auteur depuis l’intérieur, non pas la destituer ou la répudier, mais la « désapproprier ». Inviter à l’investir sans s’en saisir ni en revendiquer le statut.
Non pas, donc, devenir tous « auteurs », devenir chacun le colporteur de son propre petit récit, mais investir les textes, ou plutôt « le texte ». Quel texte ? À « l’auteur élargi » correspond, dans l’ordre du texte, le « roman colossal ». Voilà ce qui succède à l’hymne – par-delà l’hymne/le Gesang et son revers, le Lied, penser le roman colossal.
© Vladeck Trocherie
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