- Skinty Fía (2022), la maturité : le double fardeau de l’amour et de l’identité
Après les méandres d’une tournée perturbée par la pandémie du Covid19, c’est à leur retour à Dublin et pendant les confinements successifs que les membres de Fontaines DC commencent à composer, chacun de leur côté et avant d’emménager à Londres, les titres qui formeront leur troisième album, Skinty Fia, sorti en avril 2022.
Nous nous devons de nous arrêter sur le choix du titre de l’album. En effet, « skinty fia » est un ancien idiome irlandais qui veut dire, très littéralement, « la damnation du cerf ». Cet idiome a été rapporté par la grande tante du batteur Tom Coll, qui l’utilisait encore fréquemment, et sa signification en tant qu’expression utilisée par les anciens signifie quelque chose comme « c’est foutu » ou comme un vieux juron qui sortirait lorsqu’on se cogne quelque part. L’expression fait directement référence à l’extinction du cerf géant ou mégalocéros dont les plus récents ossements ont été datés de -7500 sur le sol européen, voire de -5000 pour certaines régions de la Sibérie. Celui-ci est aussi appelé « Irish elk » (le cerf irlandais) puisqu’une grande partie des ossements de cette espèce a été retrouvée en Irlande actuelle et au Royaume-Uni. Son extinction très rapide a été décrite comme ayant été causée par une conjonction de facteurs, notamment des modifications météorologiques, une raréfaction de la nourriture et une augmentation de la chasse de cet animal par les êtres humains. C’est la rapidité de son extinction qui en a fait une figure tragique de l’histoire puisque les historiens s’accordent pour dire qu’il a été une des espèces terrestres les plus prolifiques et les plus anciennes qui aient existé.
Pour revenir au titre de l’album, la référence faite à la fois à une espèce animale autrefois présente sur le sol irlandais, à son extinction plutôt rapide qui sonne comme un destin tragique et à l’extinction elle-même lente de la langue irlandaise de nos aïeux, nous poussent à tenter un rapprochement : l’ « histoire » du cerf irlandais serait-elle une métonymie de l’état d’asphyxie dans lequel se trouve actuellement l’Irlande ? Référence à la fois historique et fantastique, le romanticisme de l’évocation onirique du cerf fait place à une figure de martyr.
Destinée ou non à devenir une sorte de légende des tréfonds de l’histoire dont on n’évoquerait le souvenir qu’avec un sourire aux coins des lèvres, tout comme le tigre à dents de sabre ou le mammouth, l’Irlande semble en tout cas à nouveau s’imposer comme le sujet principal de ce troisième album, se déployant à mi-chemin entre l’assise d’une maturité artistique fraîchement trouvée et le renvoi à une forme de tradition, comme un clin d’oeil aux origines du groupe.
En effet, Skinty Fia s’inscrit à la fois dans une continuité directe avec A Hero’s Death, le deuxième album des Fontaines, et dans une rupture incarnée par leur nouvelle expérience en tant qu’expatriés. Le morceau inaugural de l’album, « In ár gCroíthe go deo », semble faire directement écho au dernier morceau de A Hero’s Death (« No »). Dans une interview pour Stereogum datant du 22 avril 2022 (date de sortie de l’album), Grian Chatten dit à propos du premier morceau : « Ça donne l’impression d’atteindre le sommet d’un col avec les nuages qui s’ouvrent. Il y a là un triomphe, une note d’espoir » (*la traduction est la mienne). Bien sûr on pense au tableau de Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, on pense au courant romantique, à la glorification du folklore et à la nostalgie du passé. En réalité, l’histoire de ce morceau est bien plus politique qu’elle n’en a l’air. Cette phrase, « In ár gCroíthe go deo » (« In our hearts forever ») devait être l’épitaphe inscrite sur la tombe d’une femme irlandaise décédée en Angleterre au moment de la composition de l’album. Cependant, l’Eglise d’Angleterre décide de faire interdire l’épitaphe à moins qu’on y trouve sa traduction anglais pour la simple et bonne raison que son inscription en Irlandais constituait à ses yeux un acte politique destiné à attiser les passions toujours d’actualité entre Anglais et Irlandais. Cet événement, relégué à la catégorie des faits divers, prend finalement le tour étonnant d’un hommage aux racines de cette femme, ainsi qu’à l’éternelle justification que les expatriés doivent fournir à propos de leurs origines, et ce même lorsqu’ils sont morts : jamais tout à fait intégrés dans le pays qu’ils et elles adoptent, traîtres pour le pays qu’ils ou elles ont quitté, quelle est la terre véritable de ces transfuges ? En déménageant à Londres (pour des questions pratiques liées à l’enregistrement et aux répétitions entre les membres, mais aussi pour des raison économiques, l’Irlande devenant de plus en plus invivable), les Fontaines font eux aussi l’expérience de cette double appartenance qu’on leur reproche. A la fois richesse et fardeau, Skinty Fia semble vouloir naviguer dans les méandres de la double identité, des racines, de la tradition et de l’ouverture à la nouveauté. Dans l’interview, Grian Chatten avoue avoir eu pour influence, entre autres, la voix de Sinead O’Connor en tête dans plusieurs de ses titres. L’accent, les inflexions proprement irlandaises sont donc des marqueurs que l’on retrouve un peu partout sur cet album. Le style vocal dans « In ár gCroíthe go deo » rappelle les récits épiques, les chants choraux des cathédrales gothiques et l’héritage celtique. Le titre inaugural annonce la couleur : l’album va nous plonger dans un univers marqué du sceau de la culture irlandaise. Finalement, la demande concernant l’épitaphe de la femme irlandaise sera acceptée après l’enregistrement du morceau, même si la chanson des Fontaines DC n’y est pour rien. Néanmoins, pour les Fontaines l’indignation reste la même, le combat pour ses origines et au nom d’une identité qui ne doit pas être niée doit être poursuivi.
Le succès rapide du groupe ne leur a en effet pas épargné ces mêmes questionnements. On a remis en question leurs choix, la tournure plus introspective du deuxième album qui a décontenancé les auditeurices, leur popularité qui leur a fait tourner la tête, leur choix de quitter Dublin, et par extension, d’abandonner une cause ou un combat qui semblait leur tenir à cœur. Si Grian Chatten et les autres membres ne se sont jamais cachés de dire qu’ils aimaient surprendre et ne pas aller dans le sens des attentes de leur public, on sent qu’une certaine lassitude les a gagnés, comme si l’amalgame entre artistes et politiciens avait court-circuité leurs projets. Dans « Big Shot », qui semble faire une référence directe au morceau « Big » du premier album, les musiciens reviennent sur cette célébrité qu’ils scandaient autrefois comme une parole performative et qui, depuis, est devenue une réalité (« I’ve been living it all »). Cette popularité rêvée mais aussi crainte est celle qu’ils chantent aujourd’hui avec amertume en nous rappelant que la célébrité ne fait pas tout. C’est la désillusion du succès qui aujourd’hui les gagne (« Everybody gets a big shot lately »), comme s’ils ne saisissaient plus ce qui fait qu’on les a aimés et élevés là où ils se trouvent aujourd’hui. Le monde n’est pas plus beau du haut d’un piédestal (« I traveled through space/ Found the moon too small »), à force de voyager on ne sait plus dire où est sa maison, son véritable point d’ancrage (« And home is a pin/ Rusting through a map »), on s’interroge sur la légitimité des propos qu’on tient devant un public toujours plus nombreux (« Empty scum, forget their name/ Nothing scratches off your blame ») et rien n’efface le syndrome de l’imposteur qui guette à chaque relâchement de rythme. Finalement, la célébrité, plus encore si elle est rapide, rend aigri : on perd son identité, sa raison d’être, le sens des priorités et les valeurs qu’on défend. Avec un début de carrière aussi fulgurant se pose de façon évidente la question de la durabilité du succès des Fontaines DC. Comment maintenir un rythme, une vie personnelle et intime, une fidélité vis-à-vis du public des débuts, mais aussi un goût pour ce que l’on fait lorsqu’on a l’impression que tout passe à une vitesse folle et qu’on n’a pas le temps de se retourner pour s’interroger sur son parcours ?
Bien sûr ces préoccupations ont une influence magistrale sur la vie des musiciens, comme celle de Grian Chatten qui se livre un peu plus, notamment sur sa vie amoureuse, dans les paroles de cet album. Le thème de l’amour est certes récurrent – pour ne pas dire universel – dans toute production artistique, mais ici c’est la possibilité même de l’amour qui est questionnée. Dans « How Cold Love Is », la binarité des accords et la répétition ad nauseam des mêmes paroles dépeint crument la sensation de spirale infernale dans laquelle s’est engouffré le chanteur. Comment ressentir l’amour, l’accepter et le rendre lorsqu’on est incapable de se donner au présent ? La chaleur de l’amour est nécessairement absente pour quiconque traverse une perte de confort, de repère dans sa propre existence, et tout ressemble alors à un lit froid qu’on aurait déserté quand bien même on y serait au centre. Bien que Grian Chatten admet dans un article pour Rolling Stone (11 janvier 2022) avoir pensé aux foyers britanniques gangrénés par les addictions, on peut très bien généraliser la situation à l’ensemble des individus. Dans le morceau « The Couple Across the Way », Grian Chatten met en scène la dispute d’un couple dont il a été lui-même témoin comme s’il représentait ce à quoi pourrait ressembler sa propre relation quelques années plus tard. Avec l’accordéon pour seul instrument d’accompagnement (instrument qu’on lui a offert à Noël et dont il ne savait pas jouer mais qu’il voulait utiliser dans cet album pour évoquer le folklore proprement irlandais), ce titre peut faire penser à la scène mythique de la « Bella Notte » dans La Belle et le Clochard, mais dans son versant mélancolique. Le temps a passé, la tristesse a gagné le monde et peut-être a-t-il également gagné nos amours ? (« The world has changed beyond our doorstep/ People talk and dress so strange/ I don’t know a neighbour’s name/ And all of life is rearranged ») Le temps qui érode les relations est-il une fatalité ou est-ce simplement nous qui sommes incapables de faire durer la flamme ? Comment ne pas prendre en considération le fait que les changements du monde ont une incidence certaine sur nos relations et la manière dont nous agissons auprès des autres ? Ici encore, c’est la culpabilité qui ronge, toujours et encore, jusqu’à atteindre les strates les plus secrètes de nos existences, les sphères intimes que l’on pensait pourtant protégées. Chatten pousse la référence plus loin en admettant qu’il avait le livre Stoner de John Williams en tête lorsqu’il a écrit la chanson : « C’est l’histoire d’une vie apparemment peu remarquable rédigée avec tellement de détails et une telle perspicacité. C’est plus de l’empathie que de l’émotion. C’est un roman écrit sans émotion. Sur cet aspect c’est au lecteur de faire le travail. Ça pourrait essentiellement ressembler à un journal intime, ou à un itinéraire, avec des moments retranscrits de manière extra-lucide ». Rear Window (Hitchcock, 1954), Wings of Desire (Wenders, 1987), et la situation de confinement qui nous a été imposée par la pandémie sont également des références explicites de la chanson. Au contraire, dans « Nabokov », dont les paroles ont été écrites par le guitariste Conor Curley, on nous raconte une histoire d’ « amour » qui ne tient que parce que l’un des individus accepte de complètement se soumettre à l’autre. On a beau aimer profondément, soutenir l’autre à travers toutes les épreuves quitte à s’oublier soi-même pour un temps (« I’ll be your dog in the corner// I will light your cigarette »), on finit toujours par nourrir une rancoeur inextinguible (« I did you a favour ») qui contribue à grossir la tristesse infinie ressentie par des individus toujours plus esseulés qui cherchent seulement à s’unir (« Well this is what it is now/ Pain, pain »). Est-ce toujours de l’amour ? Les accents de distorsions et de saturations à la shoegaze dans les guitares électriques amènent la sensation de sentiments qui durent et s’étendent dans le temps sans pour autant s’apparenter à la dimension onirique et joyeuse que des groupes comme Slowdive ou Cocteau Twins ont utilisé pour définir leur atmosphère musicale. Ici, et en écho aux propos du deuxième album, on sent que l’amour est bien peu de choses dans les situations de désespoir, l’amour lui-même se tord, se pervertit, s’aliène et est rendu méconnaissable ; mais ne pas y croire ou s’y refuser reviendrait à abandonner la seule lueur d’espoir qui peut tenir les êtres humains ensemble. C’est cette tension qui semble intéresser les Fontaines DC, l’amour toujours en question, l’amour qui ne vaut que parce qu’on peut se déchirer à tout moment (c’est ce que semble dire « Skinty Fia »).
Mais alors, la maturité doit-elle toujours être teintée d’une forme de cynisme ? Quand bien même la sensibilité mélancolique au monde des Fontaines DC se répète et semble s’affirmer tout au long de ces trois albums, on peut noter que quelques titres se démarquent sur Skinty Fia. En effet, les titres « Jackie Down The Line » et « Roman Holiday » adoptent un ton plus nonchalant, le ton désinvolte des jeunes irlandais vivant en Angleterre et se faisant une place en jouant des coudes au sein d’une société londonienne qui se pare de préjugés (le lien entre irlandais et IRA ou terrorisme étant rapidement fait, et les moqueries autour de l’accent par exemple). Les tonalités sont plus joyeuses, presque sautillantes et provocatrices. « Jackie » devient un « Jackeen » (à la lettre : un dublinois dans le slang irlandais, quelqu’un qui supporte le Union Jack, le drapeau du Royaume-Uni ; péjorativement : un « petit con » ou un « enfoiré ») qui entonne des « Do, do, do/ La, la, la » en guise de paroles, un je-m’en-foutisme assumé et péremptoire qui fait office de ballade folk (dans l’esprit des Smiths) dans les trépidations de nouveaux émigrés irlandais à Londres. Pour Stuart Berman dans un article pour Pitchfork : « Skinty Fia est un disque à propos du fait de vivre dans un endroit qui ressemble à la maison mais dans lequel on ne se sent pas comme à la maison » (*la traduction est la mienne). Il n’est plus question de l’ancienne injonction à la « conformité » ou à l’« assimilation » ; « ne pas faire de vague » devient un mantra à absolument transgresser pour exister. Il ne s’agit plus d’être « bon » mais de simplement être soi par-delà les convenances sociales. « Roman Holiday » sonne alors comme une invitation à la découverte de Londres après avoir fait ses adieux (« Bloomsday ») à Dublin. Pourtant, on ne devient pas londonien par le simple fait de vivre à Londres, c’est ce que nous apprend la chanson. Se pose alors la question de la double culture et de la possibilité de faire coexister ces deux pans d’une même existence. Dans l’interview pour Rolling Stone, Grian Chatten explique à propos du morceau « Skinty Fia » que « c’est comme quand tu vas à Boston, c’est l’expression de l’ ‘irlandanité’ [à l’étranger, pour moi]. Ça c’est ‘skinty fia’ pour moi. Ça exprime cette mutation. C’est une nouvelle chose. C’est pas être hors-la-loi et c’est pas être impur juste parce que c’est une diaspora. C’est toujours pur. Ça forme seulement une créature complètement inédite ». Or, une mutation, la génération d’une nouvelle forme hybride d’une même espèce, est toujours vécue comme une déchirure et une différence. Finalement, c’est cette double tension que Fontaines DC exprime dans les thèmes rapprochés de l’amour et de l’identité individuelle. Dans « Bloomsday » aux accents élégiaques et gothgaze (notamment dans la tessiture la plus grave de la voix de Chatten et la reverb dans les guitares), on sent le narrateur coincé entre un trop plein d’images d’Epinal de son Irlande natale (« There’s always fuckin’ rain and it’s always dark/ […] I know all the lines lived it all before ») et la volonté de marquer le coup du départ, un départ presque cinématographique pour que le moment soit juste et mémorable sans tomber dans les écueils du cliché (« You put on your coat and smile/ Saddest one I’ve seen for a country mile/ […] When you were at the gate soaked through/ Let’s not say a word if it isn’t true »). Dans ces moments décisifs, on voudrait que tout soit parfait, on voudrait refaire le film et jouer le rôle qu’on aurait dû jouer et que d’autres auraient aimé que l’on joue (« Looking for a thing that no do-er’s done/ Drinking with the tourists and fighting in front of them/ Oh, to be young once more ») ; et pourtant, la perfection du moment ne réside-t-elle pas uniquement dans le souvenir qu’on en garde (« When you were at the gate soaked through/ Never said a word that wasn’t true ») ? Le moment parfait n’est-il pas toujours celui que l’on vit pleinement ? Une sorte de kairos impossible et dont on ne pourrait parler que rétrospectivement. L’Irlande belle dans les souvenirs, triste et corrompue quand on la regarde dans les yeux, c’est cette histoire d’amour à nouveau créée dans une tension (l’amour-le déchirement) que le morceau « I Love You » nous raconte. S’il se situe en avant-dernière place des titres de l’album, il n’en est pas moins un des plus importants : son rythme croissant, le corps que les paroles prennent au fur et à mesure de la mélodie, c’est aussi sans doute le morceau le plus politisé de tous ceux écrits par les Fontaines DC. Les paroles mettent en scène une personne qui décrit son amour pour son pays en l’ayant quitté. C’est à la fois un aveu de culpabilité, le narrateur s’en veut d’être parti (« It’s only ever you, I only think of you/ […] If I must have a future I want it with you »), et un moment d’extra-lucidité où, en l’ayant quitté, il prend maintenant la distance et l’objectivité nécessaires pour comprendre son pays, son fonctionnement, les rouages internes et les petits arrangements de ceux qui le dirigent et le font courir à sa perte (« But this island’s run by sharks with children’s bones stuck in their jaws/ […] And they say they love the land but they don’t feel it go to waste »). On retrouve de manière un peu lointaine la structure d’un morceau tel que « Zombie » des Cranberries, son atmosphère gothique, sa mélancolie, mais aussi la rage qui grouille au fond des entrailles. Les paroles se séparent donc en deux parties : une partie plus sentimentale, et une partie où la colère explose, où la critique est acerbe et l’espoir terni (« Makes flowers read like broadsheets, every young man wants to die/ Say it to the man who profits and the bastard walks by »). Des tares qui gangrènent l’Irlande, on peut faire une longue liste. Cette colère est aussi celle de celui qui a l’impression d’avoir quitté la bataille, d’avoir déserté faute d’avoir pu faire changer les choses. Condamné à constater le processus de décrépitude dans lequel s’engouffre sa terre natale, on ne peut finalement plus dire que « skinty fia ! », c’est foutu, c’était écrit – que faire ?
- Rock et poésie : attentes et nouveauté
Les Fontaines DC ont toujours admis leur rapport à la poésie et à la lecture ou à l’écriture. Si cette image de dandys-rockeurs-intellos a semblé leur coller à la peau dès la sortie de leur premier album, c’est une image dont ils ont eu du mal à se défaire par la suite, lorsque leur style a évolué et qu’ils ont en quelque sorte fait exploser les coutures du costume qu’on leur avait enfilé. Les références aux auteurs de la Beat Generation leur ont permis de trouver une immédiateté et une spontanéité dans leur écriture, une énergie saccadée et sans concession qui correspondait à la fougue de la jeunesse de Dogrel. Cependant, avec un deuxième album plus introspectif, plus méditatif, plus personnel mais aussi beaucoup plus mélancolique où les émotions sont au centre du propos, il fallait passer à autre chose. Dans l’interview pour Stereogum où les membres du groupe discutent les inspirations de leur troisième album avec le journaliste Ryan Leas, on leur demande : « Ryan : Vous disiez que vous étiez très inspirés par la poésie, qu’elle était un centre d’intérêt commun qui vous a permis de vous rassembler. Est-ce que vous pensez que vos habitudes de lectures ou vos intérêts littéraires ont évolué au cours de ces dernières années ? – Grian : Oui, je n’ai plus vraiment d’attrait pour la poésie ou les auteurs de la Beat Generation. C’est peut-être nul de ma part, mais maintenant je m’intéresse à la lecture de phrases parfaitement formées et de vers équilibrés. […] La poésie a été ruinée pour nous pendant un long moment. On en et nous en parlait tellement – vous savez, un groupe formé sur fond de poésie ou je ne sais quoi, et on nous posait toujours des questions là-dessus. On a fini par devenir ça, et ça a fini par être un peu performatif même de lire de la poésie, sans parler du fait d’en discuter entre nous. Elle est donc sortie de nos vies pendant un moment, et on retombe doucement dedans seulement depuis peu. D’une certaine manière c’est une bonne chose parce qu’on a opéré une mutation en terme de ce qui nous intéressait poétiquement ou littérairement, et on renaît subtilement neufs » (*la traduction est la mienne). Mutation, dégradation, c’étaient les termes qui définissaient le rapport entre le grand cerf et l’Irlande – peut-être « renaissance » est le troisième terme attendu, voire espéré ?
Dans cet élan de renouveau perpétuel, album après album, de leur identité musicale, on peut s’attendre à perdre de l’audience et la fidélité de son public, c’est certain. Mais c’est aussi avec cette intelligence précoce qu’on apprend à son public à ne pas trop s’attacher au passé et à s’ouvrir à la découverte – puisqu’un album n’est jamais que la version terminée, finie, clôturée d’un chapitre d’une vie. Pour Grian Chatten : « Ça ne fait pas si longtemps que je fais des albums, mais pour moi il doit toujours y avoir quelque chose qui fait un album, sinon c’est juste une collection de titres. Il doit y avoir une histoire bien déterminée pour que ça lui donne une nécessité en tant que disque » (*la traduction est la mienne).
Le retour réflexif vers une Irlande qu’ils ont quittée leur permet très certainement de creuser cet héritage qu’il s’agit désormais de brandir comme un étendard. Ce n’est donc pas une coïncidence si le premier titre de l’album s’étale dans leur langue natale et si leur accent ou des idiomes proprement irlandais trouvent ça et là leur place tout au long des 45 minutes d’écoute. De la poésie moins prosaïque à la littérature romanesque, il n’y a qu’un pas, la musique rejoignant les deux berges des ces genres tenus bien hermétiquement l’un contre l’autre par les garde-fous des catégories et des étiquettes. Lyrisme, peut-être est-ce le mot, puisqu’on trouve dans la lyre la dimension proprement musicale de mots qu’on ne saurait dire autrement s’il s’agissait uniquement d’un souci de pure communication d’informations.
Dire que les Fontaines DC sont un groupe de post-punk serait les réduire à leur album de leur début de carrière et ainsi les priver de leur évolution. On voit mal comment les guitares folk, les orgues et l’accordéon, qui sont des instruments très importants du troisième album, s’intègrent dans ce genre qui hybride les guitares électriques et les tempos ou scansions de r’n’b. On ne définit pas quelque chose en ne sélectionnant que des morceaux choisis. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure cette étiquette n’est pas purement commerciale tant le post-punk est aujourd’hui un argument de vente indéniable. S’ils assument être dans une exploration permanente en terme de style, de musicalité et de thèmes à explorer dans leurs paroles, on peut toutefois inscrire les Fontaines DC dans la grande famille du rock. Historiquement, on attache le rock à l’expression d’une forme de colère mélancolique, au trio fondateur et principal batterie-guitare-basse et à un mode de vie plutôt provocateur, ou « marginal », en un sens, si l’on entend que marginal veut simplement dire « se tenir volontairement dans les marges de ce qui est socialement accepté et validé ». C’est le style musical des grands dépressifs, au fond, ou des grands opprimés (n’est-ce pas la même chose?).
Néanmoins, on a beau vouloir donner une place fixe à ce qu’on aime car on veut savoir et connaître ce qu’on écoute sur le bout des doigts, ce sont toujours les expériences, le vécu et les sentiments qui s’y attachent qui influencent les directions que prennent les innovations musicales. Or, les expériences qui jalonnent l’existence ne peuvent avoir lieu que dans un processus qui s’inscrit dans le devenir. Le fait même de vouloir les arrêter pour les nommer nous fait manquer leur vitalité, leur capacité à excéder et à surprendre nos jugements. Plus encore, nos propres vies et nos propres expériences, ou simplement le temps qui passe peuvent faire changer notre perception d’un groupe, d’un morceau, d’une voix, d’une tonalité du tout au tout. Dans ce cas, se laisser surprendre, peut-être est-ce encore ce qu’il y a de mieux à faire ?
© Agathe Frémont
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