Comment mettre en mots ce que l’on éprouve à écouter de la musique ? Et comment parler de la musique ? Certes, lorsqu’on en a les capacités, le registre technique, voire hyper-technique, permet de pallier bien des difficultés.
Un autre chose est de parler d’une musique déterminée. Celle d’Érik Satie, par exemple. Et la difficulté est plus grande encore parce que ce musicien est si singulier, si à part en tous le sens du terme.
C’est pourtant ce à quoi parvient, sans la moindre réserve, Célia Houdart dans ce petit texte offert avec les dessins pleins d’intelligence réalisés par Alain Huck. En quoi consiste cette réussite, si ce n’est en mettant en œuvre une écriture rapide concernant un musicien qui, habitués que nous sommes à écouter les Gymnopédies et les Gnossiennes, ne l’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, lui qui ne proposait pas même de barre de mesure ou d’indication de rythme. Toutefois, la vitesse dans l’écriture ne suffit pas, il faut l’exactitude, le toucher juste. Et qu’est-ce que toucher, même si on ne croit pas aux contes de fées et au prince charmant, c’est éveiller, réveiller. C’est ainsi qu’opèrent et que réussissent les grands interprètes de la musique à l’égard d’une partition, et, faisons-en une fois de plus l’hypothèse, n’importe quel lecteur devant un texte. La critique, au sens noble et fort, un peu (très) oublié, est certainement cela.
À présent, qui serait le personnage, le musicien, qui se trouve ainsi touché, interpellé et par conséquent réveillé ? Une figure est donnée, pas en vérité une image, toujours un peu évanescente et douteuse, invérifiable, mais une atmosphère, une Stimmung, une tonalité. Un ton, c’est ce que chaque être possède, en le ceignant et le définissant, de même qu’un instrument de musique ou une voix. Le son que rend la musique de Satie, incomparable, aucune confusion n’est possible, est celui d’une existence libre.
Satie s’est libéré, et ne doutons pas que ce fut un acte délibéré et non un de ceux qui résulte de quelque folie, de tout : du logis, des autres, des institutions, et pour finir du langage et même de la musique. N’est-ce pas ce que l’on entend au fond de la sienne qui, par ailleurs, possède d’autres vertus, ne serait-ce que celle de l’inventivité ? Et si folie il y a, c’est certain aussi, il s’agit cette fois-ci d’une folie douce et belle. Regardez la rue, son agitation ! Il y a là un tableau, un rythme comparable à celui d’une foire. Écoutez la nuit et vous entendrez une danse dans une gymnopédie (à Sparte, des jeunes personnes dansaient nues) ! La musique, pour Satie, est partout. Il n’y a donc pas la musique parmi d’autres choses, car même une poire donne sa forme à des morceaux de musique…
On songe à ceci, que le surréalisme aura été fécond dans quasiment tous les arts, sauf en musique. Où peut-on entendre une musique surréaliste ? Mais dans Parade ou même Socrate d’Erik Satie ! La musique est élargie, non pas complexifiée ou surchargée, mais elle s’impose comme le font dans l’immédiateté des images de rêve.
Et si le surréalisme indiffère (le mouvement qu’on nomma ainsi est certes épuisé, mais aucunement sa nécessité dans l’énergie et l’économie psychique, dans la créativité des existences et, insistons-y, dans l’exigence d’une conquête de la liberté, si perdue de vue aujourd’hui, et peut-être perdue tout court), on sera impressionné par cette musique toute de surface, ce qu’elle est et autrement que seulement en apparence, mais aussi très profonde, ainsi cette 3° Gymnopédie qui « fait face au vide » comme l’écrit Célia Houdart, qui a su entendre, écouter et voir, et que Alain Huck a su rendre en image (page 46 ou 16 par exemple).
Et on aura la possibilité et la chance d’entendre, grâce à un musicien, un silence très spécial, celui qui réside et résonne au fond de l’inaperçu des choses et des rapports entre elles, à même le langage qui sature l’espace de ses contraintes. Le silence est, Satie le savait bien et il le rappelle, la première condition d’une pensée. Savoir d’abord faire silence afin de pouvoir entendre, écouter et parler.
© André Hirt
Khatia Buniatishvili joue la Gymnopédie n° 1 (Youtube)
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