Dante avait parfaitement raison lorsque, dans le Convivio, il évoque, invoque même, le « lien musaïque ». Qu’on le comprenne dans son contexte (il signifie ce qu’il signifie), ou qu’on en étende l’extension comme la compréhension, alors il désigne avec bonheur ce qui lie les êtres, lui plus tard avec Virgile, lui et tous les grands peintres et musiciens qui furent inspirés par lui, lui avec nous, et chacun d’entre nous dans sa relation avec autrui, l’ami, la bien-aimée, et le poète.
Au demeurant, le chemin de Dante avec Virgile, le poète qui se tient à ses côtés, mais tout contre son oreille, juste un peu derrière lui, se double de la lecture comme transformation et même transfiguration de soi. Ce qui signifie, et Emmanuel Godo, dans la forme donnée à son ouvrage, un dialogue avec une de ses filles à propos des différents chants de la Divine Comédie, que la lecture ne possède de sens qu’à cette condition d’une modification radicale non seulement des représentations que l’on a spontanément ou culturellement, mais de l’existence elle-même. Et si la poésie ne change pas ta vie, alors elle ne vaut pas une heure de peine, se surprend-on à penser, à se persuader comme à se convaincre. Ainsi, après avoir cité des lignes magnifiques d’Yves Bonnefoy (« Le lecteur de la poésie n’analyse pas, il fait le serment à l’auteur, son proche, de demeurer dans l’intense. Et d’ailleurs, il ferme vite le livre, impatient d’aller vivre cette promesse », La présence et l’image, in Entretiens sur la poésie. On soulignera dans ce contexte comme raison suffisante de la lecture le terme de « proche » !), Emmanuel Godo ajoute en évoquant sa fille : « Nous convînmes que la vraie lecture avait cet effet : nous éveiller à la vie personnelle ». Il n’existe donc pas d’éloge de la solitude, en ce sens, pas même de pensée (Hölderlin, plus tard, en fera état à propos de « la conversation entre amis… »), car chacun a besoin d’un Virgile, car c’est le poète qui est inspiré par le dieu, par ce qui l’excède lui-même et qui proposera une remontée depuis les abysses de l’existence en perdition. « Le geste protecteur de Virgile prend une dimension allégorique : c’est l’étude, l’amour des beaux et grands textes qui protègent, dans un premier temps, contre le mal qui guette les consciences », précisait un peu auparavant Emmanuel Godo. C’est à tel point que la lecture devient pour ainsi dire cosmologique, en ce qu’elle se concentre sur la « gravitation », comme étant celle du sens, et du sens du sens, la fille du poète avouant avoir trouvé dans la lecture de Dante son « centre de gravité », paroles auxquelles elle se voit répondre par son père : « Cette gravité est l’autre nom de notre âme ». De fait, s’agissant de cette « peur de la dispersion » dont parle Emmanuel Godo, relisons un très grand livre de psychanalyse (L’Homme sans gravité, de Richard Melman, qui décrit les figures du mal dans celles de la promotion des images virtuelles et de leur puissance de pénétration, en elles-mêmes comme celles que nous nous faisons de nous-même) afin de nous en convaincre, s’il le faut encore en raison de l’ignorance, de la disparition du principe même de la lecture dans nos sociétés et de la haine de la psychanalyse (disons de ce que cette haine révèle).
Tout commence très bas, au fond … L’humanité commence par les pieds, écrivait, inspiré, un philosophe. Et elle éprouve beaucoup de peine à s’élever, le judaïsme l’a fait et cela lui a coûté et lui coûte encore très cher, c’est Freud qui a rappelé dans son Moïse la portée pour l’humanité de ce regard vers le haut, de ce détachement à l’égard du sol, par conséquent la capacité par l’élévation et à la distance ascendante prise à s’extraire, voire à s’extirper des cercles de la bassesse des Enfers (on suggère ce pluriel en raison des formes ingénieuses que le mal prend, comme ailleurs le Malin avec ses costumes bigarrés). Tout cela confirme une certitude : peut-être pas celle de l’existence de Dieu, en tout celle de l’Enfer et de celui qui le régit. Justement, le plus certain, ce qui possède le plus de réalité, n’accorde de fait aucune promesse, et nous demande d’abandonner toute espérance. On peut dire les choses ainsi, que l’on soit croyant comme Dante ou non.
Car Dante s’adresse à tout le monde. Le poète Emmanuel Godo l’a très bien reconnu dans ses exercices de lecture de la Divine Comédie, on sent en effet par tous les sens une très ancienne et assidue fréquentation, lorsqu’il fait participer, comme pour l’éprouver de très près, sa relecture de l’œuvre, qui en elle-même constitue déjà un parcours, une ses filles qui, tout d’abord, ne s’en laisse pas conter et qui, peu à peu (c’est alors un bonheur pour le poète Emmanuel Godo de faire ressentir ce qu’un père éprouve, ce qu’il désire transmettre avant tout autre chose et que la poésie en vérité porte, peut-être dans ce cas une éducation réussie) ne peut plus se détacher de cette lecture. Au demeurant, l’admiration que porte Emmanuel Godo à Dante, qui bien sûr relève de nombreuses raisons, tient peut-être au premier chef à ce qu’un poète guide un poète, Virgile, et qu’à son tour Dante aura guidé l’auteur de livre qui lui est consacré. Et, peut-être aussi, la fille du poète poursuivra-t-elle le voyage initiatique que Dante propose…
Il le propose, certes, mais en réalité il s’agit d’une nécessité. Et de quoi peut-il être question si ce n’est de notre âme ? Emmanuel Godo, prenons-le à la lettre, intitule son ouvrage « Ton âme est un chemin ». C’est donc de ce titre qu’il faut, en tous sens, partir. Le « voyage » est un thème cher à Emmanuel Godo, en témoignent ses volumes de poésie (par exemple le titre Je n’ai jamais voyagé(Gallimard) qui en constitue la mise en abyme). C’est souligner, essentiellement, que l’âme est un univers, certes, mais encore plus préalablement que « quelque chose » comme l’âme, ou de l’âme existe, possède à la fois une réalité, elle est là, toujours, presque palpable lorsqu’elle parle et agit en « nous », que ce soit en bien ou en mal, et constitue le réel en nous et de nous, le réel à savoir cette dimension qu’on ne peut en principe pas symboliser, si l’on préfère amener au langage, mais qui assure notre être et notre présence à nous-même. Psychè, donc.
La présence à nous-même, justement. Que voit-on et qu’entend-on ? On ne voit pas grand-chose de substantiel, un défilé d’images comme diraient un philosophe anglais, de même pour les bruits et les sons. On cherche des images et des sons alors qu’il s’agit de les traverser, de les visiter, de leur donner leur juste place, ou encore, très souvent, de les vider comme on le ferait d’un seau ou d’une coupe. Ainsi, Dante nous fait littéralement passer devant les images et on imagine se faisant le vacarme de l’Enfer. Ce dernier est saturé d’images et de bruits. Le contraire du silence en somme. Sauf qu’il ne faut pas s’y tromper : il existe un faux silence, qui n’est que la résultante de tous les bruits ainsi qu’on le constate autour de nous aujourd’hui. Le trajet, le parcours, le chemin (comment le nommer au plus juste ? Hegel parlera de « calvaire », toujours dans le lexique chrétien) de Dante consiste à produire un régime de l’image qui soit comme le nettoyage de celui qui régit l’Enfer, par le fait de démasquer ces images en montrant de quoi elles sont les images, tout ce régime infernal des images qui cherchent là aussi aujourd’hui à remonter à la surface. De même, plus subtilement, et cela n’est guère étranger au poétique, au langage qui chez Dante parle par images (les allégories), la recherche porte sur un silence en sa plus grande profondeur. Qu’on y perçoive un vide ou qu’on y entende un appel n’est pas le plus décisif, car l’auto-affirmation de celui qui dit « je suis croyant » ne possède, d’abord, pas beaucoup de sens dans la mesure où il se revêt d’une nature et d’une certitude. Dante, c’est en revanche très certain, est chrétien, et croyant. Il se trouve néanmoins, d’abord en effet, dans le désespoir. Et c’est bien ce dernier qui est à déjouer comme on doit le faire d’une imposante mécanique qui nous emporte dans sa fureur répétitive et dont chaque cran et tour de roue constitue une étape dans la souffrance et le malheur. Les cercles contre le chemin, en somme. L’inverse plutôt, à présent, dans la seconde et dernière moitié de la vie, la première s’étant égarée dans les images en collant à plusieurs d’entre elles. Comment trouver un chemin ? Comment s’échapper ? Fuir impérativement ?
La croyance est ce dont il n’existe pas d’inverse ou de contraire strict. C’est extrêmement troublant. Mais, comme tout, lorsqu’on réfléchit un peu, est affaire de digression (les chemins de l’errance, mais qui tendent à une issue), on peut partir de ceci que le silence dont il vient d’être question, vers lequel il convient de tendre, qui n’est guère facile à atteindre, dont le fond s’avère insondable, en première impression tout aussi désespérant, qui se vide du vide même ou qui en creuse l’épuisement, ce silence donc nous porte en tout cas ailleurs, et en cela nous déplace, ou nous replace, au cœur de nous-même. Et qu’entend-on ? La résonance du vide ou une voix ? Ce dernier cas arrive, dit-on. Mais le plus souvent il faut un guide : un livre, celui d’un poète, d’un philosophe, parfois aussi les sons d’un musicien ou les images qui dérangent les représentations d’un peintre. (À très juste titre, Emmanuel Godo fait mention d’Erich Auerbach, et de son concept de « réalisme figuratif », en d’autres termes le détour de l’image afin de rendre sensible le sens lui-même. Et Dante excelle dans cette manière). Dans ces conditions, qui pourrait sérieusement se prétendre « croyant », en étant certain d’avoir entendu ce silence, et pour toujours ?
C’est pourquoi le chemin de Dante est long et lent, rythmé comme le feraient des escaliers. Une question, lorsqu’on s’arrête au premier cercle de l’Enfer et que la perspective n’est pas celle d’une montée des escaliers mais d’une descente dans les orbes de l’abîme, serait : un athée peut-il lire Dante, et même en supporter et la pensée finale et la lecture ? Sauf que, là aussi, l’athéisme doit s’entendre correctement. Rien dans le mot ne porte, pas davantage que concernant la croyance (la foi religieuse évidemment). Qui peut soutenir son athéisme, avec sa petite certitude dont l’empan est pour le moins étroit ?
En revanche, « athéisme » peut dire, et veut dire, tout autre chose, ceci, qu’il s’agit moins de nier l’existence de Dieu en prenant à la lettre et en l’alourdissant l’alpha privatif qui ouvre le mot, qu’une distance, qu’un éloignement, qu’un adieu (qui n’exclut guère un « au revoir »…). Encore une affaire de distance, se dira-t-on. En effet. D’éloignement de soi, de ce qui est censé, envers et contre toutes les objections philosophiques, scientifiques, que l’on pourrait faire, constituer quelque centre ou, en image, le cœur de ce que l’on est, tout de même, supposer, être, dès lors qu’en existant on tient l’existence comme se soutenant de son être. Le vide de la distance, de l’a-dieu, est à explorer, quoi qu’il en coûte et à écouter.
Que l’âme existe ne va plus de soi. Le mot lui-même est rejeté par les philosophes depuis Schelling (qui fut le dernier à en parler longuement et sérieusement), il a été relégué au registre religieux, il a disparu de la conversation au point qu’on n’ose presque plus, en société, en prononcer le mot. On précisera néanmoins ceci : que l’on soit croyant ou pas n’est pas l’affaire, dès lors que l’âme « existe » …
La psychanalyse a elle aussi longuement hésité devant ce mot qui paraissait trop vague, bien trop « romantique » à Freud jusqu’à ce qu’il se fasse rattraper, c’est du moins une hypothèse qu’on fait solidement sienne, par la « pulsion de mort », que ses adversaires taxèrent précisément d’illusion bien trop métaphysique, en des termes identiques par lesquels ils parleraient de l’âme, car la « pulsion de mort » en appelle à une dimension de profondeur, de torsion psychique que la notion d’ « esprit » ne parvient pas suffisamment à évoquer dans sa dimension purement opératoire et intellectuelle (avoir de l’esprit, l’esprit comme intelligence, etc., contrairement au Geist allemand qui enveloppe l’âme mais en y ajoutant d’autres registres et dimensions, du fantôme par exemple, autrement dit de l’image de soi – ainsi, on pourrait presque dire que l’âme désigne une identité que l’esprit reflète). C’est C.G. Jung qui, légitimement, en ce sens du moins, dans cette problématique de l’existence de l’âme, aura été cohérent. Car soit nous ne sommes rien, que des effets biologiques et matériels, ce qui après tout est possible, soit nous sommes « quelque chose », mais qui ne se laisse pas matérialiser ou figurer, si ce n’est sur les modes allégoriques de l’image, ce que Dante, précisément fait, on vient de le rappeler, de façon qui restera inégalée, exposant tous les registres, tous les visages, toutes les grimaces aussi de l’Enfer.
Au fond, de quoi retourne-t-il ? Si ce n’est qu’il existe des profondeurs, donc une spirale de nous-même, par conséquent des cercles et que cette spirale, il s’agit de la retourner comme un gant, ou de lui faire place pour qu’elle parvienne au jour, s’extirpe en quelque façon et s’expose à la lumière afin d’accéder enfin à sa propre vision. Il est remarquable que l’idée même de profondeur ait été reléguée aux oubliettes de la pensée en même temps que celle d’âme. Puisque les deux se recouvrent, les surfaces, ou les reflets, ne sont pas en mesure de satisfaire à ce qui est recherché et pointé dans la notion d’âme. Les jeux de surfaces renvoient à une géométrie psychique faible, ou pauvre. Comme une géométrie privée de l’espace qui est pourtant sa condition même !
Dante propose dans la Divine Comédie (comédie, à entendre au sens où le sens débouche sur le dépliage de sa propre réalité solaire, divine en l’occurrence) une « phénoménologie de l’âme ». La « Divine Comédie » finit bien, dira-t-on, à la condition d’ajouter : pour ceux qui auront parcouru le chemin de Virgile et de Dante, qui auront recouvré l’espérance dont la perte, ne l’oublions, motive et inaugure le texte. La phénoménologie de l’âme, et pas seulement de l’esprit, ou plutôt de l’âme dans l’esprit, celui-ci reflétant celle-là, et, au fond, c’est ce que Hegel a voulu faire, passe par des images, des figures, des personnages, et devant elles comme si, mais l’affaire est autrement grave, existentiellement investie, l’on visitait une exposition de musée d’étage en étage.
Et c’est chaque jour qu’Emmanuel Godo parcourt un chant des trois grandes parties de la Divine Comédie, en apportant, en bon pédagogue, les renseignements indispensables concernant les personnes et les figures (les rivières par exemple) que les deux protagonistes, Virgile et Dante, rencontrent en cours de route. Ils perçoivent les fausses routes, celles qui, lorsqu’on les emprunte ou les avale, oui, nous rendent mauvais, méchants surtout. Et qu’est-ce que l’exercice d’une vie, de toute une vie, si ce n’est de tenter d’être de moins en moins méchant ? Que l’on soit croyant ou non ? L’existence, de façon immanente, nous juge déjà en nous rendant malheureux, parce que nous avons nourri le malheur, comme si celui qui s’empare à nous de l’extérieur, par le nombre des méchants, ne suffisait pas !
Il faut parvenir à entrevoir le Purgatoire. Le Paradis, celui de la signification (je maintiens en première personne la différence avec le sens, qui ne se résout pas, à la différence de ce qu’il y a de « divin » dans La Divine Comédie, et de « comédie », d’heureux en vérité, dans l’existence, mais peu importe ici, lorsqu’on lit Dante et qu’il vous enveloppe de son espérance) est encore loin. Ce qui importe, c’est la « clef de l’existence », comme dit Emmanuel Godo, et qui possède le nom comme la figure de Béatrice, un nom qui a lui seul par ses premières lettres correctement articulées annonce le bonheur et même davantage.
Emmanuel Godo, à juste titre y insiste : en France du moins, écrit-il en substance, on arrête la lecture de La Divine Comédie à l’Enfer. Le constat est exact, sa signification en revanche est complexe outre cette évidence que l’Enfer est bien réel, si présent dans sa capacité double de répétition et de renouvellement, qu’il est en quelque sorte la preuve, comme on l’a suggéré plus haut, que le diable existe. Ce n’est pas une raison pour ne pas poursuivre la lecture, avec Emmanuel Godo et sa fille.
Il est vrai que la foi simplifie bien les choses, même si on se doute qu’en elle-même elle est bien délicate à acquérir et donc à nourrir. Dante s’inscrit dans le fil conducteur de la foi qui le mène au Paradis après avoir traversé le Purgatoire. On dira pour notre part, quoi qu’il en soit, que puisque l’Enfer existe, c’est indéniable, hors de nous et peut-être d’abord et surtout en nous, son pendant existe nécessairement, comme dans la géométrie (du reste Dante « invente une île ayant la forme conique inversée de l’Enfer », écrit Emmanuel Godo à propos du Purgatoire), dans le désir et l’appel, la pensée et l’existence. Et qu’est-ce qu’une pensée et une existence digne de ce nom, si ce n’est ce dont la liberté est le centre. Le Purgatoire est cette opération de libération. Tel est le voyage de Dante. Tel est son sens, quelle que soit la signification, religieuse ou non, qu’on lui superpose.
Ce qui s’avère remarquable, à la lecture de ces chants, c’est bien sûr l’intensification progressive de la luminosité, comme un éveil du monde et de soi en lui comme en soi, une obscurité qui se brise comme la glace de l’Enfer en laissant passer les rayons de ce qui n’est autre chose que l’amour. Le chemin vers Béatrice, celui des retrouvailles, s’ouvre. À cet instant, le chemin révèle une autre dimension de sa signification, celui d’une médiation nécessaire, qui est aussi celle de la parole elle-même dans l’adresse comme dans le poème qui en distribue par secousses et chants les stades (dans le chant 24, on lit ceci, que souligne Emmanuel Godo, à propos de l’association de la parole et de la marche : « Ni la parole ne ralentissait la marche, ni la marche la parole : mais tout en causant nous allions vite, comme un navire poussé par un bon vent »).
Et la figure de Belacqua, qui inspira toute l’œuvre de Samuel Beckett, l’attitude mélancolique du penseur engoncé dans la lassitude, formera comme un repoussoir de ce travail de libération que le chemin ouvre et en même temps effectue. Mais une tout autre dimension du chemin se laisse entrevoir, et qui, dans la luminosité croissante comparable à un jour qui se lève, il s’agit de voiles qui se font de plus en plus transparents, de voiles qui ne sont plus que leur propre dévoilement. Chemin, lumière, amour.
Ce qui motive toute peur, toute colère, tout l’Enfer, tous les enfers, n’est autre que la nuit. Afin de la vaincre dans les moindres recoins de ses obscurités, il faut le feu ! Celui que « Purgatoire » signifie. Alors Béatrice peut apparaître et rappeler à Dante comment l’amour n’est en rien comparable aux obscurités, car pour elles-mêmes honteuses, ou incompréhensibles, à vrai dire recouvertes de toutes les couches de voiles, des expériences sensuelles improvisées. L’amour possède en revanche une évidence qui n’est que la forme humaine d’une grâce.
À la lecture, nous touchons à l’essentiel, à savoir qu’il s’agit de la beauté qui s’éclaire dans le visage et l’allure de Béatrice. Mieux : Béatrice et son amour configurent la nature retournée des images. Depuis le début du grand poème, nous parcourons les registres d’indétermination, d’illusion et de fausseté des images. À présent, l’image en général est enfin retournée, littéralement démasquée, a-t-on noté plus haut.
Cependant, l’ascension qui inverse tout autant le sens même de ce que la profondeur veut dire, n’est pas achevée : voici le Paradis, celui de la plénitude du sens. Et ce que l’on se suggère à soi-même, en lisant Dante comme son lecteur Emmanuel Godo, est que le sens, en toute rigueur, ne s’épuise dans aucune forme. Même le visage de Béatrice est transfiguré par la béatitude, à la manière d’une lumière éblouissante sur laquelle s’achève ce très beau livre sur la Divine Comédie. Non pas, à dire vrai, sur un mode déceptif, de frustration due à l’imperfection humaine, « une défaillance », écrit Emmanuel Godo, mais comme une extase de lumière, celle que l’on éprouve devant une très grande œuvre d’art ou à l’écoute d’une musique. Le sens est au demeurant cela, le sens sur le chemin, ou le chemin qui est le sens, cet excès sur toute signification, ou forme, ou même figure. Ce sens s’écrit, il s’indique, il s’excrit : « le poème est la preuve donnée contre l’évidence des ténèbres », conclut déjà un peu plus tôt Emmanuel Godo. Quelle est cette preuve, ici, en l’occurrence ? Que le Paradis existe, qu’il se déploie dans les fulgurances de la lumière des œuvres et de l’amour. La logique de la Divine Comédie est celle d’une inversion de la réalité et de la nature présumées du monde.
© André Hirt
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