Comment rendre compte d’un tel ouvrage puisqu’il s’accorde si profondément avec soi, dans l’émotion et le partage d’une grâce ? Les grands livres, dont certains se moquent jusqu’au mépris à moins d’être « actualisés », dont l’époque n’a que faire, qui par l’usure, parfois, souvent, d’un enseignement sans investissement auront été usés jusqu’à la corde, eux pourtant en eux-mêmes inusables, ces grands livres, avec leurs auteurs aux noms qu’on tient personnellement pour magiques tellement ils font d’usage et ouvrent de portes en élargissant la présence au monde.
Et qu’est-ce qu’un classique, si ce n’est un livre qui est devenu, par le jeu magnifique d’une chance, un ami, pour la vie, sans s’imposer ni le moindre opportunisme, présent en nous, ne cessant au demeurant de se présenter, à tous égards disponible, servant d’oreille et d’œil pour percer le présent, qu’il soit adorable ou, comme le plus souvent méchant, entendre et voir plus loin, et qui nous permet non seulement d’habiter notre existence mais d’en ressentir les intensités comme les profondeurs ?
C’est pourquoi, il semble autorisé de rapporter, parmi d’autres, celle de chacun, une expérience (un classique, on l’a compris, est un événement qui s’est converti en expérience), un moment très singulier de la manifestation de ce qui allait devenir un classique comme de qu’il produisit d’abord en soi.
D’où un extrait de la 3° partie de la trilogie, à paraître en 2026, dont les deux premiers volumes, Le Voyage avec l’enfant (2024), Seuils du silence (tout récemment en octobre 2025) sont disponibles aux éditions les Grands Détroits :
Éveil
Le nom seul de Kafka déposé sur la couverture d’un livre a cependant, plus tard, en des instants souvent décisifs ou qu’il peut considérer avec le recul du temps comme tels, requit toute son attention. Le simple nom de Kafka, dès la première rencontre, lui ouvrit la bouche, très matériellement, glissé pour l’habiter et la nourrir dans la sensation d’une large et libératrice respiration, elle-même s’accompagnant de celle de la naissance du langage, de sa transfiguration et, c’était incroyable, de sa résurrection. A et A, K et K, Ka et Ka avec juste ce F qui permet la liaison et l’assonance à l’intérieur du nom, comme un écho ou un rappel, et on se trouvait, affirme-t-il, en face de l’image de la levée d’un corps qui concentre toute l’attention et par conséquent, comme jamais, la conscience et l’éveil.
Ce qui s’est produit, se permet-il d’avancer, concerne plusieurs plans dont il précise d’emblée à son interlocuteur alors qu’ils se promènent dans le froid et le brouillard de février, très tôt le matin au bord d’un canal qui ressemblait à un gouffre, c’est sans doute ce qu’on nomme la littérature. À cet instant, se souvient-il, lui-même saisi d’un trouble, bien qu’alors le terme ne lui apparut pas tel quel, seulement sur le fond d’une image tremblante et vertigineuse, il sentit ce que pouvait être la littérature (son être comme son pouvoir, précise-t-il, confus, tout bas). Oui, évidemment, en fin de compte, mais cela, en son temps, l’adolescent l’ignorait encore, du moins en ces termes. Car ce qui se produisit plus certainement, ce fut donc, et depuis lui l’adulte ne cesse d’y revenir, l’écartement de la langue en lui, à travers lui, l’ouverture de la bouche, le regard pour la première fois porté sur soi ; et juste un peu de temps après, il vit très distinctement une porte s’ouvrir cette fois-ci en lui-même comme sur le monde. Si une conclusion pouvait être apportée (ce terme si peu compatible avec la moindre lecture, si inapproprié pour les livres qui importent), il préfère le beau mot de leçon, dit-il en s’arrêtant un instant, il faudrait se persuader que la croyance selon laquelle les livres, les plus grands surtout, imitent la vie – et il n’ignore pas, en affirmant cela, que la plupart des personnes se fient dans leurs lectures, lorsqu’elles ont lieu, à ce critère et en font même leur principe, en particulier de jugement –, que cette attitude est en réalité peu fondée et à vrai dire traduit le plus grand des contresens, en tout cas une incontestable erreur, car en vérité cette fois-ci les grands livres opèrent tout à l’inverse en ce qu’ils surgissent par effraction dans nos existences, en les infiltrant aussitôt, parfois avec une grande violence et malgré tout en s’accompagnant d’une confiance accordée, mais toujours dans l’éblouissement, dans la fulgurance de l’instant comme aussi dans la profondeur d’un temps beaucoup plus long. Voilà ce qui s’est produit, dit-il.
© André Hirt


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