La tête, c’est elle qu’en très grand partie l’œuvre d’Eugène Leroy cherche à peindre. Et d’abord, à cette fin, à saisir, à voir et d’abord à entrevoir. La peinture, mais pas davantage que le regard, est difficile. Car il est très difficile de se tenir face à une tête, de se mettre à sa hauteur, sinon de croiser son regard du moins d’être en mesure de le ressentir posé sur soi, on dirait alors une interpellation, une apostrophe, on dirait aussi, parfois, avec l’impression d’être l’objet d’une violence légitime, presque douce ou timide, qu’on nous force à nous retourner, enfin. La peinture, mais pas davantage que la vie de tous les jours, traduit une urgence.
La peinture et l’existence : le même. Tête-à-tête.
Cela, ces impressions, ces modalités (il en existe certainement d’autres) nous viennent à l’esprit à la lecture du beau livre édité par L’Atelier contemporain, de Élizabeth Demidoff (avec une préface de Paul Audi) et consacré au regard adressé à des œuvres d’Eugène Leroy, ce peintre sur lequel on ne se lasse décidément pas de s’attarder. Des mots, des phrases, des poèmes (non des théorisations, surtout pas) expriment cet autre regard, celui d’Élizabeth Demidoff, porté sur les œuvres, en un impressionnant « tête-à-tête ».
On est presque gêné de se rendre à l’évidence de l’existence d’une bienheureuse myopie. Il y a longtemps qu’on a été amené à cette idée, qui tient toujours, que l’œuvre d’Eugène Leroy exprime comme au demeurant dans le même mouvement elle l’exige. Il faut que les yeux s’habituent, il faut qu’ils s’écarquillent, qu’ils s’attardent, qu’ils attendent, parfois longuement, afin qu’ils soient, enfin, en mesure de voir. On comprend, dans ce laps de temps si singulier que la peinture n’est pas autre chose qu’une pensée, avec son poids, sa temporalité propre et son type de manifestation ou de venue à la présence.
Et de même, en vient-on à songer, que la forme d’une tête dégage son visage, se mette littéralement à voir, à nous voir, de même une voix se libère de son encombrement ou de son éraillement afin de se faire entendre en parvenant à formuler ses mots et ses phrases qui ne sont en réalité que des images. Car que peut bien valoir un mot qui ne reflète aucune image ? Un concept ou une définition quelconque, un sac vide ou un objet du commerce ?
C’est que la peinture parle et que dans le tête-à-tête avec elle nous trouvons la possibilité et les moyens d’une parole libre car libérée. À hauteur d’homme, enfin. À cette parole, à ce niveau de parole accède Élizabeth Demidoff, on ne sait pour quelles raisons et par quels échos toujours singuliers dans ce mouvement général que réalisent les regardeurs exigeants, ceux qui ne passent pas devant les œuvres, comme souvent au musée, ceux qui ne les regardent pas seulement, mais qui pénètrent en elles en même temps qu’elles entrent en eux. On peut lire ses mots et ses phrases comme les effets d’une rencontre qu’on dira « humaine », non pour souligner, par cette généralité, quelque banalité, mais pour insister sur le lien qui s’établit dans un jeu de regards dont la leçon première est qu’il est justement indispensable à l’humain. (On le comprend aisément : l’inhumain, au sens du mal, est le regard détourné, le regard qui ne regarde pas, qui ne trouve pas de mots, ainsi dans la torture ou la pornographie qui ne sont rien d’autre que la réalisation et la conséquence de l’effacement de l’image).
Il est vrai que la difficulté qu’on évoque souvent de regarder la peinture (comme du reste s’agissant de l’écoute de la musique, notre temps se traduisant violemment dans la disparition des réelles images comme dans l’amusicalité généralisée au profit des bandes-son émotionnelles de super-marché en tout genre), renvoie à un pathos aussi insoutenable qu’inéprouvé dans la distraction généralisée, autrement dit l’indifférence au monde.
L’ouvrage, édité au format d’un carnet d’esquisse, en apparence du moins, se présente en vérité à la façon d’un tête-à-tête. C’est un livre qu’on dira à l’horizontale, la règle étant bien entendu, la verticale. Or, le regard sur la peinture ne se dirige pas vers le haut, mais de face, presque frontalement comme le peintre lui-même aura dû le faire lorsqu’il était à la recherche de la figure.
Et ce serait l’occasion, on dira l’événement, de déterminer, au moins un peu, sachant que le registre définitionnel ferait ici contresens, ce qu’il est possible de comprendre par « Figure ». Ceci, qui n’est pas le visage, mais ce qui le porte, l’avance, le présente (autrement dit le précède comme son avancée ou sa venue). Dans l’espace ainsi créé de la venue, on note que ce n’est pas une forme en tant que telle qui se dessine (d’où, une fois pour toutes, la preuve que la peinture est bien autre chose), mais des couleurs qui se constituent et se mélangent, des odeurs qui se répandent en et à travers elles alors que s’avancent les pas du visiteur de la toile et que sa voix commence à résonner. Si bien que la peinture se montre indissociable du temps en se déployant dans le cadre d’un écart, qui est celui de l’attente, à vrai dire du « désir de peindre » dont la jouissance n’a pour mesure que celle de la déception qui la diffère. Quoi qu’il en soit, on peut soutenir que la rencontre qui a lieu exprime l’extase d’une présence, et la présence se révèle impensable sans la couleur et la tonalité qu’elle contient et délivre.
À ces traits s’ajoute ceci qu’on assiste, à y regarder avec insistance afin qu’elle déploie son mouvement, aux tourments d’un effort comparable à celui d’une naissance, du moins d’une tentative d’effraction. La peinture d’Eugène Leroy vient de loin, de si loin qu’elle déborde, qu’elle insiste comme l’étranger ou l’inconnu qui frappe à la porte, finit par entrer en coupant la parole d’accueil qui n’était pas à sa mesure et qui se tait. (« Le buste vacille dans la lumière contrastée d’une après-midi d’hiver./ Voit-on ce qu’il sait ?/ Nu tout au fond./ La terreur subsiste derrière la porte fermée,/ elle se devine dans l’obscurité du tableau et porte résolument vers un dehors resplendissant. » (31)
Car en vérité, en s’attardant à l’existence ainsi révélée, qu’est-ce que la présence de quelqu’un sinon des couleurs, des sons et des odeurs (celles-ci n’étant que la représentation des deux mêlées) bien davantage qu’une forme ? La Figure est plus enveloppante que la forme, quant à elle toujours restreinte dans et par son dessin, comme fermée sur elle-même. La Figure est en effet très expressive, et, comme on l’a noté, elle déborde, et envahit presque. Une peinture qui ne produit pas cette violence qui se jette sur vous, serait-ce dans la douceur d’une couverture qui se dépose, aurait-elle quelque intérêt et surtout une justification ? On comprendra donc qu’il existe une origine commune de la peinture et de la musique que la Figure permet de penser. Et cela à même cette origine, qui n’est aucunement quelque commencement, en effet toujours quelconque, indifférent même, alors que l’origine (et la peinture en particulier ne cesse d’avoir affaire avec cette origine, au sens le plus strict et matériel dans l’acte de peindre) se révèle autant indiscutable (elle ne relève ni du discours, elle est en effet de l’ordre du mythe) qu’impénétrable, de même que de surcroît elle ne cesse de se répéter, de venir et toujours d’être là. La Figure apparaît en ses couleurs et sa tonalité singulière.
Alors le tête-à-tête a lieu.
On ne peut que créditer Élizabeth Demidoff d’avoir mis en évidence ce tête-à-tête et d’en avoir dit bien davantage qu’on ne peut s’y risquer ici. Les textes sont en effet très beaux, ils se soustraient heureusement aux facilités rhétoriques et théoriciennes. Et lorsqu’ils se font rêches, ils ne font que rencontrer leur justification, l’effort qu’on a dit. Ils entrent dans la peinture, sont immergés en elle, dans sa pâte. Et c’est bien cette dernière que l’on sent, dans tous les sens, depuis l’érotisme humide des Vénus jusqu’aux paysages lourds et denses que la Figure enveloppe. Qu’on lise ainsi cette très belle page, 27, à propos de la Vénus bleue qui se conclut ainsi :
« Sous son visage paisiblement assoupi, elle travaille ardemment, repeint toujours là où les couleurs se mélangent, deviennent des épaisseurs palpitantes qui témoignent de l’urgence. »
© André Hirt
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