Rien de plus difficile, lorsqu’on est un auteur, de surcroît un poète, et donc un écrivain, les trois ne se recouvrant pas nécessairement, que de rédiger une quatrième de couverture. Le sentiment, davantage : la désagréable sensation de la réduction, de l’angle de vue qui manque d’une exactitude minimale et les insuffisances repérées ou seulement devinées jettent un trouble sur l’ensemble même de l’ouvrage en ce qu’on comprend qu’on ne le maîtrise pas, qu’on ne l’a jamais dominé. Ce sentiment désagréable se trouve néanmoins troublé par la conscience que c’est là précisément et conditionnellement être poète, ou plus généralement artiste en ce que l’œuvre précède, domine et excède son auteur.
Lorsque le poète-écrivain est mort, il revient à l’éditeur, où à ceux qui se consacrent à l’édition de l’ouvrage de rédiger l’équivalent de la quatrième de couverture dans une prière d’insérer, les deux constituant à leur manière le dépliage du titre, son dos ou son au-delà, ce que l’on va découvrir en ouvrant le livre et en tournant ses pages. La quatrième de couverture se révèle ainsi être comme l’œil interne d’un ouvrage, un œil dont les paupières battent en espérant voir au plus près ce qui s’y trouve inscrit et déposé.
Or, c’est cette réussite qui a lieu avec ce fort beau volume des critiques d’art de Claude Esteban (1935-2006), déjà poète considérable, dans une édition établie et annotée par Xavier Bruel et Paul-Henri Giraud. On ne se privera pas de souligner qu’on manque de qualificatifs pour saluer ce travail magnifique.
Rédiger ces lignes de présentation, d’exposition, d’accroche, non pas de dévoilement du contenu mais avec la préoccupation de son entrevision est un art à part qu’il faut posséder lorsqu’un écrivain s’affiche comme tel. Rien encore de plus difficile que de donner un titre à un poème ou à un tableau. Et une quatrième de couverture est comme un titre d’œuvre déplié. Pourquoi d’ailleurs la rédiger, dira-t-on, n’est-ce pas écraser l’œuvre sur sa surface, fermer toutes les portes de son au-delà qui lui est immanent ?
Or, la peinture (nous) l’apprend, elle l’apprend même aux poètes – en un chemin inverse de l’image vers le langage là où ce dernier affiche, qu’il le veuille ou non, la prétention de déterminer ou de fixer l’image –, l’image n’est pas ce qui se voit sans reste, mais ce qui ne cesse de s’annoncer, par et dans le balancement de son mouvement interne de dépli et de repli. C’est pourquoi, il faut entrer dans l’image, et ne pas rester, contemplatif et en quelque sorte ébahi, presque bête devant elle comme lorsqu’on conclut immédiatement qu’on ne comprend rien à ce à quoi on a affaire.
La prière d’insérer rédigée par les éditeurs de Par-delà les figures, cet imposant recueil de mille pages des textes du poète Claude Esteban consacrés à la peinture, aux peintres et aux thématiques qui l’habitaient en tant que poète, est en ce sens très remarquable. D’autant plus qu’en quelques lignes si difficiles à concevoir ou à sélectionner il est impossible et peut-être vain de rendre justice à un tel ouvrage qui prendra place au milieu des grands textes consacrés à l’art, une somme qui constitue en soi une sorte de « Bible » de la critique d’art.
La justesse, en effet, de ces lignes de présentation et d’introduction, au sens le plus strict et le plus noble de ce terme, et le choix de quelques lignes extraites de l’ouvrage ont pris la mesure du grand poète qu’est toujours pour nous Claude Estéban, mais cela on le savait depuis la fréquentation qui était la nôtre au tout début des années 70 (on était si incompréhensiblement jeune, fasciné par le nom des contributeurs dont, entre autres, Heidegger, Jean-Claude Schneider, Yves Bonnefoy, Anne-Marie Albiach) de sa revue Argile (premier numéro en 1973, pieusement conservé). On ignorait cependant sa préoccupation de « critique d’art ». On se doutait néanmoins, par la lecture des poèmes, de son acuité de regardeur et par conséquent, en cette matière, on pèse ses mots, de penseur.
(Numéro 1 de la Revue Argile, 1973.)
C’est pourquoi, pour s’encourager, s’il le faut, à lire et à relire, au moins à s’attarder sur certaines pages, ce gros ouvrage dont le sous-titre porte la mention de « écrits complets sur l’art (1964-2006) », on peut entrer dans ces lignes de présentation de la prière d’insérer, en quelque sorte pénétrer « par-delà » ces mots pour s’aligner sur l’au-delà des images – un au-delà qui est l’image ! –, « par-delà les figures », auquel les éditeurs nous invitent, conduits par le regard méditatif et poétique de Claude Esteban, par le biais des quelques extraits des textes du poète qu’elle propose. (Cela précisé, le volume traite de très nombreux artistes, modernes et classiques, et de thématiques comme le visage et le paysage, et presque chaque texte nécessiterait une étude à part.)
Ainsi, on lit d’abord cette phrase, qui accroche, une cimaise poétique si l’on veut : « … tout, même ce mur grumeleux, cette faïence qui s’écaille, sera, est déjà, sauvé », in « Ces mêmes fleurs du jour », sur Giorgio Morandi, lui l’artiste dont on remarquera à la lecture l’omniprésence dans les préoccupations de Claude Esteban. Or, qui ne voit pas que la critique se confond ici avec le poème, ou le rejoint, ne peut poursuivre la lecture et doit baisser et à vrai dire détourner le regard. Que lit-on, en effet ? D’abord un énoncé d’absolu, qui porte, parce qu’il en provient, (sur) l’absolu aussitôt fendu pour mieux en révéler l’ampleur par le trait fragmenté de ce qu’il y a de plus particulier, en un geste de pensée qu’on dira encore romantique (au sens de l’Athenaeum d’Iéna), donc : « …tout, même ce mur granuleux… », tout dans une image, même particulière, nécessairement particulière – dont le démonstratif « ce » conduit, pour le fixer, le regard–, voire, comme en l’occurrence, triviale. Ensuite, la lecture nous rend sensible à ce mélange ou ce recouvrement temporel qui appelle et espère sans se rendre compte que cela – quoi, au juste ?, mais c’est justement cela, une œuvre – a déjà eu lieu.
Bien sûr, comme encore à propos de Morandi, Claude Esteban sait dire cela plus directement, plus simplement, sans en rabattre sur le fond, mais sans la tension cette fois-ci, sans l’attention, avec la fatigue qui elle aussi possède ses vertus d’observation, de manière plus conclusive : « Morandi ne choisit pas, ou plutôt il a fixé définitivement son choix sur le plus insignifiant, le pus proche. Il sait que n’importe quel objet peut s’alourdir de présence si le regard s’y attache et lui accorde la durée ».
Mais ce n’est rien encore. Car on lit, toujours à propos de Morandi – et c’est alors que les œuvres se mettent à travailler et à éclairer l’existence, ou alors l’assombrissent d’une couleur qu’on ne comprend pas (cette émotion redoutable de ne pas comprendre une couleur !), mais qui en rehausse l’intérêt et l’intensité – que « notre être ne se limite pas à la conscience que nous en avons, mais que pareils à ces lampes, à ces bouteilles fabuleuses, nous sommes pénétrés d’espace, nous ne finissons pas ». Ces lignes remarquables, irréductiblement réticentes à l’écriture de qui ne serait pas poète (et peut-on décidément être si puissamment « critique » sans l’être, comme Baudelaire et Apollinaire en leur temps ?), nous rappellent que le volume de notre contenant corporel est bien plus faible que son contenu, qui est espace infini dont nous ne parcourrons jamais les plans, ni en y marchant, y errant, le buvant ou le respirant. Et par le si peu de réalité qui nous soutient, nous ne nous résignons pas à n’être qu’un simple point dans l’espace, alors nous nous exerçons et nous forçons à une extension spatiale qui n’est que l’expression commune de la sensibilité et de la pensée. Nous nous transformons alors en perspectives, en horizons préoccupés par ce qui excède le regard et le constat. Nous sommes métaphysiciens en cela. Et les peintres, comme d’autres artistes évidemment, nous font entrer dans l’au-delà du visible qui est le seul visible. Dit autrement, les grands peintres et plasticiens enseignent que les œuvres ne cessent d’infinir. Nous appartenons, et sommes, intemporellement, à l’écart des Écoles, de ce romantisme-là. Car nous éprouvons, ce qui signifie sentir et penser tout ensemble, que chacun n’est pas seulement soi, un « moi », le point insignifiant et dérisoire, mais dont l’orgueil prétend s’étendre à l’espace tout entier, mais surtout, d’abord et réellement tout ce qu’il n’est pas et qu’il enveloppe néanmoins lorsqu’il s’élève à regarder au-delà de son environnement et pourquoi pas jusqu’au fond ou dans l’abîme qu’est en vérité ce dernier et que les œuvres parviennent peut-être, du moins aident à faire apparaître.
À propos de cette illimitation, Claude Esteban, on l’a compris poète-penseur-regardeur-critique, ces mille pages en témoignent s’il le fallait encore, écrit en philosophe avisé cette fois-ci : « L’image nous informe, rêveusement, sur la présence diffuse du sensible, sur le fait qu’il y a de l’être autour de nous, en nous, plutôt que rien. C’est, si l’on veut, une manière de preuve ontologique, mais qui ne cherche pas en dehors d’elle son garant si sa vérité transcendante ». Somptueuse et stupéfiante par la qualité de sa originalité philosophique qui infléchit, voire retourne le sens de « par-delà », qui appelle un « au-delà », qui constitue le fil d’Ariane du regard pensant dans ces mille pages consacrées aux images qui sont toujours d’ici, qui ont la fonction d’amener et de ramener même ce qui se trouve dans le ciel et sous la terre, dans la terre même, au sein de la présence sensible, la réflexion de Claude Esteban nous rappelle que nous sommes entourés, et qu’il n’existe pas de transcendance transcendante, seulement immanente, à savoir la profusion de ce qu’il y a. Et dans les plis de cette étendue infinie l’existence trouverait sa plénitude d’être elle aussi infinie, toujours au-delà du seulement fini, du fini fini, sans la moindre crainte de rencontrer quelque trou de néant, sans saut qualitatif à entreprendre parce que chaque partie, même la moindre, de l’espace contient, et le peintre le sait mieux que quiconque, les ressources d’une splendeur.
© André Hirt
0 commentaires