Un grincement ne fait pas une note, mais il fait un son. Plus encore, la manière de l’explorer, de l’inscrire dans un environnement musical, lui donne une matière différente. Il s’entend autant qu’il ouvre sur autre chose – une perspective qui par nature lui échappe, mais grâce à laquelle nous faisons l’expérience de sa singularité.
Un grincement récurrent à la fin de Dead wasps in the jam-Jar (II) de Clara Iannotta semble raconter par son insistance qu’il faut lui prêter une attention inédite. Ce bruit est là, presqu’en roue libre, à se répéter, se dire encore et encore, comme une parole à notre oreille à laquelle manquerait une distinction, une compréhension.
Ce son existe en lui-même comme il délivre de l’inconnu. Il dépasse sa propre circonstance, sa propre substance, et, à défaut d’une quelconque narration, se projette moins qu’il nous projette dans des sensations où l’imaginaire croise la mémoire, et la mémoire la réflexion.
Nous voici immergés dans un monde sonore où se côtoient des avancées physiques presque probantes, des déplacements, des descentes, comme se font entendre des vestiges, des lambeaux, qui placent ce son récurrent (un grincement aussi connu qu’inouï) du côté des jouets cassés de l’enfance, peut-on imaginer.
Le grincement devient alors la matière d’un ostinato – comme ces notes de piano elles aussi répétées dans cette œuvre, récurrentes et peut-être nécessaires pour que se fixe dans un univers musical mouvant une manière de stabilité, que la mémoire elle-même semble désirer afin de s’accrocher à quelque chose, dire que par ce peu d’insistance musicale la pensée peut percevoir, peut-être prononcer, sa propre nature : se mouvoir dans l’inconnu à partir de la préservation d’un terme.
Ce son répété, cette note rejouée, sont les conditions de mobilité, ou d’observation, face à ce qui se dérobe : la phrase d’Henri Michaux, titre de l’un de ses livres, s’impose ici à mon esprit.
Dans l’œuvre pour orchestre de chambre Moult, Clara Iannotta « pense » de la même manière : la répétition d’une note de piano ou l’exploration de sons insistants sont inséparables d’une forme mémorielle. Là où chez Luigi Nono l’intention prévaut, quitte à s’appuyer sur un texte ou un poème (ou plusieurs écritures entremêlées) et composer dans le sens visible d’une mémoire politique et historique (et bien sûr esthétique) née de la seconde guerre mondiale et des tensions planétaires de son époque (sans oublier une horreur précédente, la Guerre d’Espagne), chez Clara Iannotta la conscience du monde est également le fruit d’une enfance à l’écart des normes.
Non pas qu’on entende de l’enfance chez cette compositrice (quoique) mais son « discours musical » semble à la fois empreint d’un désir d’entrer dans l’univers du son et d’évoluer en son sein, comme de demeurer fidèle à des bruits familiers, des accents venus du passé, qui paraissent témoigner de sa propre vie et qu’elle choisit désormais de faire entendre dans une conscience plus large.
L’enfance ne contemple pas des jouets cassés, loin de là. Elle regarde, je veux dire aussi : entend, les choses qui tournent sur elles-mêmes, comme si la terre était peuplée de toupies désœuvrées. Ce son, apparenté souvent à celui des girouettes, nous rappellent que l’être humain met en marche des choses et les abandonnent à leur propre disparition.
Sous l’effet du vent, elles grincent, comme vibrent bruyamment les bathyscaphes qui descendent dans les profondeurs océaniques et subissent la pression de l’eau. Aussi pouvons-nous à bord de ces engins voir du vivant, inconnu de la science auparavant, et de même sentir de toutes parts notre propre corps à deux doigts de la rupture si l’enveloppe métallique des machines venait à céder.
On connaît la formule de Baudelaire, ce « tout un monde lointain » issu du poème La Chevelure, une manière sensuelle et inspirée de désigner un cosmos à portée de main. La musique de Clara Iannotta n’éloigne rien ; elle ne rend pas plus quotidien le lointain, mais elle ne cesse de dire une expérience sensible des choses enfouies qui surgissent sous nos yeux, et qui en surgissant semblent enfin se prononcer, entre des bruits à jamais bruits et un déploiement musical qui les recueille sans pourtant effacer en chacun d’eux une vérité radicale, première, où l’enfance a sa part.
Dans ces bruits rythmant parfois le flux musical, jusqu’à évidemment s’y confondre, je vois ça et là la vérité de l’acier au beau milieu de la nature, tout comme, par cette concrétude sonore, l’impossibilité d’éconduire du discours musical l’expérience première des sons.
En somme, à travers parfois l’électro-acoustique ou l’amplification, une puissance d’expression musicale qui joue entre l’inouï et le connu, ce qui se prononce et bégaie, s’énonce et s’interrompt, une suite de respirations où le visible tutoie l’enchantement, où l’abandon se lie à l’émotion.
Le recours, dès son début, à des boites à musique animées par de petites manivelles, tandis que des instrumentistes chuchotent et respirent dans des mégaphones, dans Intent on Resurrection, vient confirmer cette enfance à la fois conviée et déviée. Ces sons multiples subissent en leur propre sein de légers entrechoquements que croisent des lignes de cordes à travers de multiples frottements. Les percussions s’y font sourdes à la semblance des cordes qui font entendre des notes à la frontière du bruit.
Ce paysage d’indistinction s’obtient par l’ensemble de ces tracés (dont l’anagramme, rappelons-le, est écarts) que l’on pourrait dire autant figurés que propres, et qui délivrent un monde étrange à la fois concret et immatériel. Qu’il y ait piano, harpe, cordes ou percussions, nous entrons dans un espace qui relève de l’immersion. Une descente en quelque sorte dont les dénivelés, qu’épousent nos pas, sont des incidents sonores, qui provoquent parfois des trébuchements mais surtout imposent le relief d’un espace.
Il y a là, dans la multiplicité de ces sons et de ces bruits, comme une autre forme de persistance, obtenue entre autres par les percussions : l’impression d’un papier chiffonné, et par là-même une forme sans cesse en contorsion, qui, plus qu’une pression des mains sur du papier, devient la métaphore d’une œuvre qui vit de ses métamorphoses et se désire comme telle.
Toute composition est un poème en cours de dévoilement, non seulement du fait de la durée propre à l’expérience musicale, mais parce que la musique de Clara Iannotta est une expérience qui montre combien nous devons appréhender les choses dans leur lente mutation.
Cette singularité n’exclut pas un glissement plus contemplatif au sein de son évolution. Aux deux tiers d’Intent on Resurrection (soit une quinzaine de minutes), nous sommes devenus l’objet de ces mouvements peuplés d’extension, traversés soudainement de turpitudes. D’où la nécessité, précédemment évoquée, d’un abandon, qui n’est pas la condition ultime d’une certaine musique contemporaine. Comme il en est de la musique d’Helmut Lachenmann, ce parfum d’enfance est sincère comme il n’est pas innocent : il s’agit d’être dans une écoute qui nous apprend à admettre « une pensée musicale » à même de se substituer à nos oreilles habituées aux codes et aux convenances.
Ce qui émeut, c’est qu’au sein de cette temporalité qui progressivement nous enveloppe, demeurent ces sons de tournoiement mécanique, de jouets usés, qui deviennent le point d’orgue de l’œuvre et nous déposent à l’orée de notre propre passé, à l’origine de nos premières perceptions, sans didactisme ni dogmatisme.
They left us grief-trees wailing at the wall éconduit ces bruits divers pour le choix d’une instrumentation ténue, rapidement gagnée par des grincements, des glissements. Elle appartient aux paysages du rêve, dans une lente avancée qui est aussi un ciel étoilé.
Pourquoi ne pas parler dans cet espace tremblant de douceur ? Et peut-être même d’une réconciliation à travers la musique ? De quelle nature est cette réconciliation, du moins quels en sont les enjeux ? On pose souvent la composition musicale d’aujourd’hui comme empreinte de volonté. Mais écrire, comme penser, dans l’espace pictural, littéraire ou musical, peut relever aussi d’un accord avec soi qui n’a rien à voir avec de la résilience. Il s’agit de poursuivre ses propres obsessions dans un espace défini, qui se dessine lui-même avant toute compréhension.
L’atteinte d’une forme ne suppose pas toujours une forme entrevue en amont. Le geste même de la composition musicale pourrait, à l’écart de la peinture ou de la poésie, éconduire cette réflexion. Quelque chose d’inconscient peut parfois persister au-delà du choix des instruments et l’écriture visible de chaque portée. Si une lecture ou une vision artistique peuvent engendrer une œuvre musicale, son écoute délivre dans l’esprit de l’auditeur d’autres formes, d’autres visions, différente de celles que le compositeur pensait avoir écrite – et circonscrire.
They left us grief-trees wailing at the wall (2020), inspiré d’un vers de la poétesse Dorothy Molloy, semble une sorte de déploration ; je l’entends aussi comme quelque chose adressé par l’auteure à elle-même. Cette composition s’ouvre jusqu’à la distorsion et les cordes de la guitare électrique frottée à l’archet s’apparentent aux saturations des aventures musicales d’un groupe post-punk.
Une intimité apparaît entre trouble universel et intériorité blessée. Elle ne débouche sur aucun contentement. La pensée musicale la plus forte incorpore toujours en elle les conditions d’une ouverture aux autres qui éconduit tout narcissisme. Cette musique devient par là-même une acceptation, que le titre pourrait confirmer, mais qui surtout s’impose à force d’attention (et même de recueillement) comme la matière d’un consentement.
Elle relève autant d’un partage commun (qui pourrait être celui d’un deuil) que de la vision d’une chambre où s’agitent démons et fantômes. Toutefois, dans le second cas, c’est hors de tout stéréotype, l’œuvre est plutôt proche de ces ruminations et de ces pensées qui occupent la solitude de l’esprit et la vacance du corps. Elle atteint ainsi les conditions d’une respiration ample, bien que fragile, que nous pouvons faire nôtre.
Ainsi du « quatuor à cordes amplifié et désaccordé » You crawl over seas of granite(2019-20) dont le titre dit précisément une tension entre une nage en surface (jusqu’à l’exaspération) et une matière résistante, dure et énigmatique. Sous forme d’adresse, ce titre poétique témoigne de la nature ouverte des œuvres de Clara Iannotta.
Là encore, un sentiment de matière étale se fait entendre. Des étirements, qui ne sont pas pour autant une nappe sonore, des grincements, se font entendre comme la manifestation d’une incertitude, également comme le dévoilement d’autres matières à partir d’une matière première – une parole incompréhensible au sein d’une forme qui nous est adressée (« Vous rampez sur des mers de granite »). Cette adresse, également confiée à soi-même, devient prise de conscience et aventure commune.
À cette horizontalité des « étirements » premiers de l’œuvre, de ces longs passages d’archets sur les cordes, l’amplification vient faire sourdre puis imposer des éléments verticaux, qui bien qu’imprimés dans de longs frottements d’archets, donnent une ossature troublante à ce qui était donné d’entendre, entre pointes, angles et paysages.
L’enfance n’est pas de mise apparemment, du moins la capacité adulte à jouer avec des objets, les détourner de leur usage, non sans un plaisir parfois transgressif. Elle n’en est pas moins, cette enfance, dans son inquiétude, l’appréhension difficile de l’espace et des autres. Clara Iannotta dévoile une interrogation qui est comme le relevé de terrain de sa propre psyché. Il s’agit de se défaire des certitudes de l’écoute pour intriguer la musique et, via l’expérience du concert, notamment grâce à l’amplification, intriguer l’espace.
Les termes d’enfance, d’inquiétude et d’intrigue sont des sentiments d’écoute. Si la musique de Clara Iannotta déplace notre écoute, elle installe avant tout une forme d’appartenance au monde. Si elle observe des structures, des concepts, d’où elle naît et se déploie, comme « l’étude » des mues abandonnées par les araignées dans Moult (2018-19), c’est bien de formes dont je parle ici et m’émeus, qui s’éprouvent dans leur apparition, passant par l’informe pour se reformer ailleurs – jusqu’à former l’œuvre.
D’œuvre en œuvre, Clara Iannotta déploie ainsi un jeu d’échos comme si toute nouvelle création résonnait à partir des autres, faisant son propre pas de danse avec le corps (l’instrumentarium comme un concept préliminaire) qui lui est donné de vivre.
© Marc Blanchet
Pour découvrir Clara Iannotta, son site : www.claraiannotta.com
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