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Carlos Païta, Moussorgski/Ravel, Berlioz, Le Palais des Dégustateurs, 2024.

par | 10/08/2024 | Classique, Discothèque, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, orchestrés par Ravel, sous la direction de Carlos Païta, ont été enregistrés en 1981 au Kingsway Hall de Londres avec le National Philarmonic Orchestra.

La Symphonie Fantastique de Berlioz a été enregistrée en 1978 dans le même lieu, mais avec le London Symphonic Orchestra.

Une remarque : en considérant de près le disque vinyle acheté en son temps (…), alors Lauréat du Grand Prix du Disque Français sous le label Decca, mention est faite pour la « Fantastique » de l’enregistrement effectué en novembre 1977. Par conséquent, on est en droit de se demander s’il existe deux enregistrements différents. L’écoute en parallèle, en raison de la qualité, remarquable, apportée par l’ingénieur du son à la publication actuelle ne parvient pas à trancher…

Pour introduire à ce très beau disque, encore une parution remarquable du Palais des Dégustateurs d’Éric Rouyer, on lira le texte instruit et précis de Stéphane Friédérich (on souhaite que toutes les publications discographiques s’accompagnent de tels commentaires qui, à eux seuls, confèrent une valeur à l’objet matériel qu’est, comme le livre, le disque. N’y a-t-il pas là une sorte sinon d’issue du moins de couloir, un créneau comme on dit dans le milieu, pour le disque classique et le jazz en tout cas, car l’auditeur et l’amateur aiment par-dessus tout savoir ce qu’ils écoutent ?).

Pour le reste, qui est infini comme le romantisme même en son cœur, quelques remarques s’imposent à celui qui vient d’écouter et revient de ce qui fut une fois de plus avec Carlos Païta une expérience. L’engagement de ce dernier est en effet tel dans la « Fantastique » (l’interprétation de l’œuvre de Moussorgski génialement orchestrée par Ravel convainc moins, bien qu’elle soit admirable de justesse (« le Ballet des Poussins dans leurs Coques » est un régal de direction d’orchestre qu’on ne trouve que dans les disques de Seiji Ozawa, on songe à la Reine Mab dans Roméo et Juliette, de Berlioz justement)), qu’il laisse l’auditeur épuisé. On propose à la fin de ces lignes un renvoi vidéo qui donne une idée de l’investissement à la fois musical et physique de Carlos Païta dans cette œuvre de Berlioz. Et nul doute, car il ne s’agit pas d’un hasard, qu’il fallait au moins un tempérament latinpour parvenir à cet équilibre, dans des œuvres qui, quant à leur contenu, en sont le contraire, alliant démesure et finesse (toujours le même souci d’être exact, qu’on trouve dans l’œuvre de Shakespeare à laquelle on songe pour l’ambiance au moins, pour la référence certainement, s’agissant de Berlioz).

Qui dit « latin » enveloppe la France. Berlioz, Ravel, ici, autrement dit, avec Debussy, ce que l’orchestre et l’orchestration auront produit de plus étonnant. Dans le domaine germanique, on écoutera de près Liszt, dont Wagner s’est certainement inspiré et non pas l’inverse (Liszt est génial avec l’orchestre, cela ne se sait pas assez) et ensuite Richard Strauss. Mais la richesse de la composition orchestrale demeure, on prend le risque de l’affirmer, une qualité française.

Il ne s’agit guère d’un cliché (la finesse française et la lourdeur germanique), cela tient à ce qui excède la couleur, à savoir  l’élément de la forme.

Et celle-ci n’est pas uniquement intellectuelle, mais politique. Nietzsche lui-même l’avait reconnu et parfaitement compris quant aux conséquences à en tirer. Car « l’Allemagne » n’a même jamais eu de forme ! La « mélodie infinie », la démesure abandonnée à elle-même, le rapport confus aux limites, le risque et le danger faustiens en sont les expressions majeures. (Il faudra tout le savoir-faire de Berlioz pour intégrer Faust dans une dimension autre, à la fois fidèle et plus goethéenne, plus maîtrisée même que celle de Liszt, la compréhension la plus remarquable d’équilibre, de perfection formelle et de profondeur métaphysique se trouvant dans les Scènes pour Faust de Schumann. La « version » de Gounod, malgré son succès, ne se montre pas au niveau philosophique de son sujet. Partant, « l’Allemagne » n’aura jamais pu ni su composer son Faust, il aurait fallu attendre Thomas Mann pour l’écrire, lui qui en éprouva l’urgence et la nécessité. Beethoven avait pourtant tenté sa chance auprès de Goethe, sans résultat, comme si ce pays qui n’existait pas tournait encore et encore autour de Faust comme de son sujet, « l’Allemagne » entre la Russie de Moussorgski et la France de Berlioz.

Wagner dominait, il allait percer grâce à son génie propre. Et le prestige n’allait que s’accentuer. C’était pourtant du théâtre avant tout, là aussi Nietzsche l’a fait remarquer, toujours avec les conséquences. La Russie délirait, il n’y a qu’à lire les Possédés de Dostoievski, dont Moussorgski porte la marque par des traits de folie pure, qui ne sont pas seulement musicaux. Berlioz avait des idées, il était débordant d’idées dont la fameuse « idée fixe » de la « Fantastique » n’est que l’exemple le plus connu (mais les trouvailles orchestrales des Troyens, celles du Te deum, la virtuosité de Roméo et Juliette, la dimension fondatrice, pour la mélodie française, des Nuits d’été, etc.) Elles n’eurent pas, ces idées, du moins directement, leur chance historique, celle d’un « grand art », celui qui transformerait de façon axiale non seulement le cours de la musique, même si Berlioz reste central, du moins à nos yeux, mais aussi celui de la civilisation par la modifications des représentations et des langages, par conséquent des conditions de la pensée. D’où le destin quelque peu (très) ambigu auprès du public, français du moins (heureusement, les Anglais veillaient avec Colin Davis, de même que l’Amérique reconnaissait l’œuvre de Massenet). Quant à Moussorgski, il lui fallait, avec sa folie, des médiateurs pour rendre, disait-on, sa musique tout simplement jouable (mais quelle partie de piano lorsque S. Richter s’en empare à ?!, et on continue personnellement à préférer la version originelle de Boris Godounov, avant sa « révision » par Rimski-Korsakov).

En brassant tous ces facteurs, où en sommes-nous ? Deux dimensions se révèlent décisives. D’une part celle de l’image. Les deux œuvres présentées ici sont des galeries d’images. Et ce qui allait bientôt devenir la tradition française de la musique est celle des images. Celles-ci, orchestrées, touchent à leurs sommets dans Debussy (Images, Jeux, La Mer…). La « Fantastique » est une suite de tableaux. On conviendra à cet égard que l’image et la forme tournent le dos avec ce que Richard Strauss seul su générer de son côté en terrain germanique dans ses poèmes symphoniques, là où dominait avec Schopenhauer la soustraction de la musique à la représentation ainsi que la dimension mythique dont elle s’inspirait. D’autre part, la dimension de la passion. Non que les autres origines spatiales en soient dépourvues, mais quel rapport entre la passion dont fait état l’œuvre de Tchaikovski et la passion dont témoignent, à propos ne serait-ce que d’une partition portant le même titre, Roméo et Juliette ? La passion reste la passion, répliquera-t-on avec assurance. Pourtant, celle de Berlioz est plus hallucinée et habitée qu’exaltée et démesurée, plus atmosphérique qu’héroïque. Le tempérament de Carlos Païta, s’il éclate littéralement dans l’interprétation de la passion de Tchaikovski sait saisir les intensités multiples de celle de la « Fantastique ». Là où la passion de Tchaikovski est d’une pièce, la passion berliozienne est étagée, détaillée. À cette fin, il faut un très grand musicien qui connaissent en détail ses pupitres et qui, dans les emportements de la partition ne se laisse justement pas emballer jusqu’à finalement sombrer dans le magma sonore, ainsi qu’il arrive très souvent. De même qu’il fallait un musicien équivalent pour rendre la palette de Ravel dans sa transcription des Tableaux d’une exposition.

Toutefois, un mot encore concernant la « Fantastique ». Son intitulé n’est pas neutre. Certes, il désigne et prétend toucher son contenu, et, ajoutera-t-on, une telle puissance y résonne  par la répétition de ses détonations au point qu’elle incarne la Symphonie des symphonies, et aussi bien qu’elle pourrait être tenue par « la » symphonie des Temps modernes (il n’en n’existe pas vraiment d’autres, des temps de la symphonie, et si on en compose encore c’est sur la queue de la comète ; son évanouissement pose des questions qu’il faudrait là aussi résoudre un jour en un autre lieu).

On retournera immédiatement le jugement en faisant mention de la IX° Symphonie de Beethoven. En effet, il n’y a rien à redire, dans les termes communs. Mais un déplacement a eu lieu. « La » IX° marque un sommet de croyance politique dont le cœur était évidemment la Révolution française. Il n’est plus question de cela chez Berlioz, pas même dans l’autre IX°, trop négligée alors qu’elle fut décisive pour Bruckner et par conséquent Mahler, déjà berliozienne par de nombreux aspects, celle de Schubert (la sortie du rêve du début dont parle bien Adorno au début de son livre sur Beethoven), la fin surtout, endiablée, paroxystique, c’est si rare chez ce musicien. Avec Berlioz a lieu une intériorisation, qu’on opposera au champ politique, à ses représentations du moins, à l’héroïsme collectif comme individuel, celle du sentiment d’une tragédie intérieure, d’un déchirement dont toutes les grandes œuvres symphoniques ultérieures porteront la marque d’universalité et de condensation de tous les drames de l’existence.

© André Hirt

Le Final de la Symphonie Fantastique de Berlioz par Carlos Païta :

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