Rares, très rares sont les livres inclassables (même si chacun devrait l’être – pour être digne d’être un livre, autrement dit autre chose qu’un simple produit, substituable donc). C’est en l’occurrence un livre qui ne ressemble à rien (il est intitulé « roman », peut-être avec ironie, peu importe, les deux sont possibles), qui, parce qu’il est incomparable, ressemble à tous, entendons aux livres.
Étrange objet, cela dit, étrange sujet à vrai dire puisqu’il est question du « roman » d’une vie, et de la vie vécue, consciemment, comme un roman. Une vie se récrit, et c’est la récriture d’une vie. Ces balancements rhétoriques dignes de l’ancien et périmé esprit khâgneux se trouvent, pour une fois, amplement justifiés.
L’esprit est, disons, picaresque, même la langue y fait songer. Quelle langue, au juste, qui fait ici abstraction des articles ? Une langue ancienne comme le latin, parfois, une langue qui dans sa narration est grecque, et voilà l’odyssée, celle que chaque existence compose. « Dans la vie, j’écris ma vie ». (136).
Si bien qu’on est partout, géographiquement, à chaque instant et tout le temps (on est jeune, plus âgé, on frôle les soixante-dix ans), les morts reviennent nous visiter, les parents surtout, on repasse le bac à l’âge qu’on a dit, les vieilles voitures (ah ! la Mercedes dans le livre et l’histoire de la Ferrari !) sont recyclées même si elles toussent, on ne sait pas où l’on va, c’est très important cela, ni si on est arrivé (la leçon est qu’on n’« arrive » jamais »). À la lecture, en ce sens addictive qu’on attend quelque chose qui à la fois arrive et n’arrive pas (ce qui arrive dans ce qui n’arrive pas), l’idée vient qu’il faudrait pouvoir s’arrêter, ce que dans l’existence on ne peut et qui n’a lieu effectivement, si l’on peut dire, qu’en écrivant. On rêve sa vie en la vivant, et on la vit en rêvant la plupart du temps.
Quel est le contenu réel du rêve, telle est au commencement comme à la fin la question au cours de ces 864 pages qui se persuadent, à juste titre se dit-on lorsqu’on referme l’ouvrage et en entamant le rembobinage de sa propre existence, qu’elles assurent la nécessité de la « littérature », un mot désormais galvaudé et sorti de lui-même, un peu comme la musique dite classique n’est plus socialement la musique. Non, il s’agit de l’acte d’écrire, ce qui est bien plus important, celui-ci étant en sujet, celle-là, la « littérature », en circulation, en commerce et soumise aux goûts douteux, ce qui constitue leur définition.
Et qu’est-ce alors que l’existence, si ce n’est la visitation d’un héritage (d’où viennent les parents ?) et celle, à chaque fois, d’un monde ? On souffre, on rit beaucoup et franchement, (vraiment) et avec complicité, on se perd et on se gagne peu, l’existence ne se laissant pas rattraper en et par autre chose. Elle n’est jamais, à vrai dire, que sa propre échappée. Et alors, il y a cette mélancolie.
Mais la trame, demandera-t-on ?
C’est ici une façon de traverser en tous sens, et avec tous les sens l’existence, ses géographies et ses épisodes. C’est également le roman d’une génération, la mienne (celle d’Inter-rail, pour les plus jeunes, il faut consulter les archives de la SNCF…). Tout y apparaît suranné, les voitures, les objets, et tout demeure si présent. On se demande ce que fait le temps, si, au lieu de faire « passer », de détruire, il ne sert pas à redonner vie dès qu’on s’adresse à lui. On s’y perd. On se demande, comme ici, « qui es-tu ? », ce dont la page 179 forme une sorte de mise au point interrogatif, un de ces arrêts dans cette vitesse que le roman à la fois parcourt et décrit. Un film souvent s’esquisse (66), le roman se fait parfois purement descriptif, et c’est alors très beau. Mais on erre, on ne cesse de déménager, là aussi en tous sens. On recommence.
La trame, donc. Elle se compose de toutes. C’est un « roman-somme » diront les critiques. Or, il faut préciser : une sommation qui s’excède un peu comme Dieu se soustrait en théologie à la totalisation de ses prédicats (Il est plus que le tout). Et un livre, n’est-ce pas cela, que les rêves permettent à chacun, à tous ceux, tous donc, qui écrivent la nuit bien que pas uniquement la nuit : l’excès sur les sommations (et donc en tous les sens, y compris celle qui s’adresse à la liberté, qui est le « sujet » de ce livre, une liberté entravée, espérée, rêvée, conquise, perdue et reconquise) et les totalisations mortifères. La prose du monde, c’est-à-dire son poème. Infini. Il vérifie, au-delà et en-dehors de tous les classements ridicules qu’on fait « en Sorbonne » (et toujours encore !), ceci, en romantique éternel, qui ne correspond à aucune école mais à l’existence aventureuse elle-même, que « le monde doit être romantisé ».
© André Hirt


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