Voici un livre de liberté. Il en existe, il est vrai, encore quelques-uns, on veut dire de parution récente, même si les maisons dont c’est la profession d’éditer sont devenues très, très rares sur ce qui n’est même plus un marché ou un au minimum un secteur, mais une simple et modeste niche. Cette considération n’est pas (seulement) d’humeur, puisqu’elle se trouve dans l’ouvrage de liberté et explicitée dans un long dialogue de l’auteur, Marc Goldschmit, dans Zone critiqueavec David di Nota à propos de l’ouvrage, à savoir la collusion de « l’université, du journalisme et de l’industrie du livre » rendant tout travail étranger aux formes du conformisme et de l’opportunisme, réglé sur les instances qu’on vient de citer, « inaudible et clandestin », impossible, ce que Guy Debord, très fortement puis, quoi qu’on en pense par ailleurs, Philippe Sollers, depuis longtemps donc et très récemment aussi, mais en effet dans le silence généralisé, avaient bien noté (on se permettra seulement d’ajouter, parce que s’y trouve soulignée la confusion entre langue journalistique, littéraire et philosophique, leurs croisements et par conséquent l’oubli des principes qui sont censés régir ces activités distinctes, la parution en 2003 de L’Universel reportage et sa magie noire, Karl Kraus, le Journal et la philosophie, par André Hirt, chez le même éditeur que l’ouvrage dont on parle ici, qu’on salue parce qu’il n’entre pas dans la combinaison mentionnée ci-dessus).
(Remarque : pour notre part, on ne désire surtout pas, ainsi que cela avait été précisé dans le livre publié en 2002 sur Karl Kraus, essentialiser ainsi négativement « l’université » et le « journalisme ». Comme partout, il s’agit d’un mainstream intimidant, violent même, en effet très bête dans ses pratiques mimétiques, ou de reprises, à la Bouvard et Pécuchet. On copie et répète sous prétexte que l’on doit obtenir la même audience ou le même succès que celui que l’on plagie. C’est une immense dynamique de groupe qui s’est mise en marche, en obéissance au premier à parler, ce qui a valeur de décret. Enfin, il est certain que dans ces milieux (celui de l’enseignement est largement concerné, on l’a longtemps pratiqué), certains, rares, résistent, au premier chef face à un dérèglement du langage, et on se doute bien des risques qu’ils prennent à tous égards … Dans ce processus, hyper-idéologique, il s’agit toujours et encore d’une logique des appuis.)
Mieux, c’est-à-dire bien plus intéressant, c’est le moins qu’on puisse dire, car il est très important de préciser afin d’en souligner la nouveauté : voici un livre dela liberté. La liberté, donc, comme sujet. Ou bien la liberté s’étant libérée, étant en train de le faire, envers et contre tout, là où de toute part on recherche des appuis, ce qui consiste à se démettre de la liberté, celle-ci ne s’appuyant précisément sur rien, si ce n’est sur sa propre construction fictive, ce que l’ouvrage étudie sous différents angles qui, au fond, se rejoignent dans la « figure allégorique » du marrane, inventant sa vie et son monde, ainsi que le feront également les vrais démocrates, Rousseau, par ses rêveries fendant tous les discours continus, appuyés sur le théologique (on se souvient que Le Contrat social s’inaugurait sur ce rejet de tout fondement, radicalement étranger à la liberté, et, n’oublions pas cette formulation du Second discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, qu’il faut étendre à l’intégralité de la question : « commençons par écarter tous les faits »).
Quelques philosophes modernes et contemporains avaient bien eu raison de souligner l’angoisse générée par la liberté elle-même, le vide qu’elle expose comme à celui auquel lui-même expose, un vide par conséquent dans lequel on se regarde et on est regardé, mais une expérience de cette sorte était le plus couramment encore rapportée et décrite sur un mode psychologique si l’on préfère et non, comme c’est le cas ici, historial, c’est-à-dire tout ensemble l’inscription et l’événementialité de l’être de l’existence, en l’occurrence aujourd’hui.
« Vivre sans appui », donc. On ne peut, ni ne veut prétendre, parce qu’on est incapable, rendre compte de l’intégralité du propos de l’ouvrage. En effet, dans le parcours que ce dernier effectue, il faudrait, entre autres, discuter de Derrida lecteur de Nietzsche et de Heidegger dans son magnifique séminaire La Vie la mort, paru en 2019 au Seuil, de Freud, sans doute le penseur le plus important du siècle dernier, de la critique faite à Giorgio Agamben et à son Homo sacer, de Walter Benjamin surtout dans ses grands textes de jeunesse, peu lus, hélas, sur la jeunesse précisément et La Vie des étudiants en particulier.
Il est question fondamentalement de ce qu’on nommera la grande catastrophe de l’humanité qu’est la religion (la religion, c’est entre autres désastres engendrés, la guerre, n’est-ce pas ?), et puis comme son fils du communisme (lui-même le « père » inattentif et négligeant du national-socialisme, ce qu’on a oblitéré dans cette chaîne obscure de la grande Nuit de l’Histoire) qui ressemble tellement à la religion et qui continue à coller à bon nombres d’esprits (le communisme, 120 millions de morts, tout de même, et en faudrait-il donc davantage encore ?), comme à toutes les autres formes d’asservissements, dont les allures et les états ne relèvent pas seulement des circonstances ou d’abord de l’idéologie, mais du plan métaphysique, liées qu’elles sont aux formes que prennent l’existence d’une part, l’ être et l’histoire d’autre part.
Autrement dit, s’agissant de l’existence, dans la sexualité, comme dans les autres figures de cette existence, l’imaginaire, ainsi dirait Lacan, domine, et le réel se trouve glissé sous le tapis, par la politique par exemple, cet empire emporté, délirant de l’imaginaire qui joue avec les imaginaires et par conséquent les plus viles tendances de chacun. Freud, on n’en doutait pas un seul instant, avait raison de part en part. À ce propos, on se demande si cette « vie sans appui » n’est pas celle à laquelle renvoie une analyse. Mais elle apparaît, aujourd’hui encore, dans les régressions et l’infantilisme politique, comme l’insupportable même. Par ailleurs, l’hypothèse, bien que peut-être inadéquate, mais qui ne doit pas être totalement fausse, de la psychanalyse comme anti-philosophie, à savoir qu’elle se soustrait à la représentation philosophique, toujours un peu paranoïde pour Freud dans la mesure où cette dernière s’efforce de croire en sa maîtrise et en sa capacité à révéler, par sa représentation justement, le réel, cette hypothèse, donc, soustrairait l’existence et la pensée à toute forme de fondement, qu’il soit ontologique ou théologique, les deux en fait, comme on sait, pour Nietzsche, ou encore simplement « humain trop humain ».
Si par conséquent il fallait à présent souligner la nouveauté de ce concept de « vie sans appui » qu’offre à la réflexion Marc Goldschmit dans ses analyses et leur toujours élégante rédaction, par rapport par exemple au déjà salutaire livre de Reiner Schürmann, Le Principe d’anarchie (Seuil, 1982), en quoi consisterait-elle ? Ce serait sans doute autour de la concrétude de l’expression même qu’il faudrait la chercher, dans la dimension analytique comme on a dit, aussi bien individuelle que collective, en l’occurrence dans la ligne de Malaise dans la civilisation de Freud. Et de même que la littérature même est en suspension, de même, puisque Marc Goldschmit propose la « fiction du marrane » en opposition aux cultes rendus aux engagements politiques et aux croyances (qui définissent la bêtise si séduisante dont chacun témoigne d’une part à l’égard de son existence comme d’autre part de toute représentation imaginaire des choses), il est possible, grâce aux ressources des grandes pensées de Freud, de Benjamin et de Freud, des ressources encore largement insoupçonnées, d’écrire l’existence. L’écriture est en effet une des grandes affaires du livre, celle des écrivains évidemment, mais aussi celle des juifs qui pratiquent le Livre, depuis Dieu qui a écrit sur les Tables, que Moïse a fragmentées, jusqu’à, on peut en faire l’hypothèse, l’écriture qu’est l’existence elle-même lorsqu’elle se retire de tout appui. Sans appui(s), donc, en suspension avons-nous dit, quasiment en lévitation comme les spectres et les fantômes dont, évidemment, parle Marc Goldschmit, c’est-à-dire au-dessus mais aussi à même le vide, et encore si étroitement avec le réel, enfin sans illusions ni mensonge, en fidélité scrupuleuse avec ce qu’une pensée est censée être ou par quoi elle doit se laisser guider dans l’existence singulière et collective.
Quelques points à discuter à présent, ce serait passionnant. D’une part, le sort fait au « romantisme », de façon insistante. Je ne suis pas parvenu à comprendre. S’il s’agit de l’attitude réactionnaire, essentiellement en matière de religion et de contestation de la Révolution, il est naturel de suivre. Mais la théorie de « l’absolu », sans autre précision si ce n’est en l’inscrivant dans une filiation quelque peu mécanique de Wagner, du nazisme, voire de Heidegger, il est impossible de le faire. Car le romantisme d’Iéna est la pratique d’un absolu fragmenté, d’une totalisation en vérité comme en réalité infinie, donc fendue (l’avortement théorique est celui de la clôture justement). Autrement dit, dans ce romantisme, il arrive que la vie soit précisément sans appui(s)… Ainsi, dans cette culmination romantique qu’est cette fois-ci Flaubert, le désespoir vient de l’impossibilité de rendre compte du réel par le discours, de l’échec de l’absolu sauf à le réduire à « l’art pour l’art », dans un retrait par rapport à tout réel. Au fond, on se demande à l’inverse, quant aux prétentions, si dans cette critique de l’absolu romantique, ce n’est pas Hegel, l’anti-romantique par excellence, qui est visé.
D’autre part, la critique bienvenue de l’écologie, plutôt ce qu’on entend, très loin de tout contresens, par ce très noble mot, ne doit-elle pas insister davantage sur le néo-paganisme qui s’y trouve très sournoisement activé ? La « nature » devenant indéniablement la déesse que Descartes avait critiquée, non dans l’intention d’une « domination » sur la nature, mais en soulignant la superstition qui l’avait annexée et investie. Et il faudrait rendre justice à Descartes qui n’est pour rien dans la crise que nous connaissons, la fameuse domination (« nous rendre comme maître et possesseur de la nature ») étant celle, désirable, de la pensée, « domination » voulant dire « intelligence », même si on ne « comprend pas », cette distinction entre intelligere (par exemple l’infini, la notion la plus claire et distincte qui soit) et comprehendere étant de Descartes lui-même, sachant que Dieu reste fondement, appui, mais caché derrière une glace sans tain, insaisissable, sachant enfin que l’existence doit se dérouler « sans appui » justement autre que sa liberté, ainsi que procède le fameux cavalier dans la forêt.
Dans cette ligne, certains aspects de Nietzsche peuvent poser quelques difficultés. S’il est indéniablement le grand libérateur de la philosophie, c’est ce qu’on dit en effet à juste titre, c’est un peu oublier qu’à peu près toute la tradition philosophique, dont se réclame, on peut le penser, l’ouvrage de Marc Goldschmit, en même temps qu’elle élaborait ses formes, ne cessait en même temps de les défaire, et déjà de les « déconstruire », c’est-à-dire en mettant le doigt, plus ou moins timidement et dans l’effroi, en effet, sur l’altérité irréductible qui travaille toute propriété ou forme d’appropriation. Et c’est précisément au sein de ce travail que s’est dégagée progressivement, si l’on peut dire les choses ainsi, la liberté à laquelle on vient de faire référence en commençant. Il reste que si la « fin de la philosophie » dont parle Heidegger à propos de ses prétentions à l’absolu est celle des appuis, il reste que les ressources de la philosophie sont précieuses, et surtout uniques après qu’on a effectué un tour d’horizon des outils disponibles, contre les fanatismes qui croissent à nouveau un peu de toutes parts. Le livre est également un éloge de la philosophie, comme de la littérature (la philosophie étant désormais marginalisée de toutes parts, par l’absence d’étude sérieuse, et la littérature réduite souvent à l’idéologie, au langage rudimentaire, et au « roman »).
Par ailleurs, s’agissant de la critique des discours, c’est-à-dire des constructions imaginaires que Freud avait déjà stigmatisées, et dont l’inverse serait « la littérature », la « fiction », n’est-il pas nécessaire d’apporter davantage de concrétude, d’exemplification, car si l’enjeu est celui d’une démocratie à venir, les précisions de ce genre seraient au moins les bienvenues et n’en doutons pas indispensables ? Ainsi, aujourd’hui, et pour le commun, qu’est-ce qu’une « vie sans appui » ?
Enfin, on dira le bonheur de lire les analyses concernant les textes de Benjamin portant sur La Vie des étudiants. La liaison entre la sexualité et la création est en effet la bienvenue en raison de son évidence bien oubliée. Elle s’oppose au conformisme, aux ricochets infinis des mêmes discours à l’Université comme dans le journalisme (la seule instance qui se veut législatrice, le « bien » incarné, intouchable !), qui cherche des fondements sociologiques un peu partout avec prétentions à la scientificité, en somme des assignations et des culpabilités comme y insiste Marc Goldschmit, et donc des coupables dans des mouvements qui ne sont que d’humeur, hyper-moraux et bassement pudiques. On y mesure le désastre intellectuel, existentiel, sexuel contemporain, ses dérives surtout dans des formes qui enveloppent également, il faut y insister, la bêtise (on imagine un Valéry se penchant sur elle, et déjà un Flaubert) devant laquelle bon nombre de personnes de l’université, du journalisme et de la politique ont éteint par dévotion pour les appuis en tout genre leur liberté et, surtout, leur intelligence.
© André Hirt
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