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Benjamin Britten, Quatuors à cordes, Les Illuminations, Quatuor Béla, Julia Wischniewski, Le Palais des Dégustateurs, 2024. 

par | 15/05/2024 | Contemporaine, Discothèque, Musique, Notes d'écoute

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Benjamin Britten fait partie de la filiation de ces musiciens qui ont écrit des quatuors à cordes, ne serait-ce d’ailleurs qu’un seul, génial, comme celui de Verdi et même de Puccini. Pas Wagner et cela pose question, quant à la musique elle-même, on veut dire la conception d’ensemble qu’on en peut (doit ?) avoir. Doit ? Parce qu’elle ne considère pas la musique comme une illustration de quoi que ce soit, ni du seul sentiment ou épanchement individuels et encore moins du mythe collectif, mais comme une pensée, valant pour elle-même, ce qui, évidemment, n’exclut en rien l’investissement de l’affect et de l’émotion par cette musique : pour ne parler que des Modernes, après Haydn et Mozart : exemplairement, car on n’oublie aucunement les autres occurrences de très grande qualité, Beethoven, Schubert, Brahms, Schoenberg, Bartok, Janacek, Berg, Webern, ceux de Ravel et Debussy, ceux de Chostakovitch, de Nono et de Ligeti…

Et puis, les trois de Benjamin Britten, de façon remarquable, autrement dit à la même hauteur et de manière très originale.

C’est ce dont rend compte le quatuor Béla qui ajoute à l’interprétation des trois quatuors une version de transcription, c’est le cas de le dire lumineuse, des Illuminations, le quatuor Béla qu’on avait déjà eu l’occasion d’apprécier dans deux quatuors de Ligeti, dans celui de Daniel D’Adamo et très récemment dans celui d’Alberic Magnard (un programme qui comportait également le quatuor de de Debussy).

Et à propos de ces quatuors de Britten on lira avec beaucoup d’intérêt et de profit les explications et les éclaircissements de Frédéric Aurier, 1° violon dans le 2° quatuor et 2° violon dans les 1° et 3°. Toutefois, l’écoute musicale par l’amateur ne se soutient évidemment pas de ces précisions. Celles-ci ne font qu’intensifier le plaisir et dirons-nous les pensées que l’on peut retirer de l’appréhension en amateur de ces partitions, ce qui, reconnaissons-le, constitue la pratique la plus légitime de la musique. De même que les philosophes qui écrivent pour les philosophes, les poètes pour les poètes, de même que les peintres qui peignent pour les peintres ne tirent pas la valeur de leur pratique de ce fait, de même, toute question de vulgarisation mise à part car il ne s’agit aucunement de cela, la musique se doit à elle-même l’ouverture, sa propre ouverture et en tous les sens du terme, d’abord au « premier venu » comme disait Baudelaire, à celui qui prête l’oreille et qui l’a déjà quelque peu exercée, à celui, donc, qui ne dispose que de cet organe et de sa capacité de penser.

(Il y va au demeurant, et c’est l’occasion de le rappeler, de la composante majeure de la Charte d’Opus 132, une autre reposant sur le refus de toute critique négative (on parle de ce qui en vaut la peine, de ce qu’on apprécie ou de ce qui est signifiant, et seulement de cela). Enfin, toujours au titre de rappel pour les esprits à la fois délicats et chagrins qui se manifestent bruyamment et hautainement en faisant la leçon auprès du responsable site que la critique musicale professionnelle se trouve à l’Université, qu’elle s’y trouve très bien, et également, pour le prestige, dans les kiosques, soit l’angle de vue technique, donc très restreint, l’autre étant celui de l’épithète qui ne vaut que par ses accumulations et ses intentions d’affirmation subjective et de commerce, et qui, en pratiquant la critique négative, prend le risque comme dans les comparaisons entre les interprétations, de discréditer, parfois même de mépriser le travail des musiciens, ce qui, à ce niveau, on l’admettra peut-être, toute de même, n’est pas recevable.)

Ces rappels ne doivent pas empêcher de saluer par la technique et/ou par l’épithète telle ou telle interprétation d’une œuvre (on préfère « version », comme on disait dans le temps à propos de la traduction). C’est le cas du quatuor Béla en général, donc de Frédéric Aurier et de Julien Dieudegard (violons), de Julian Boutin à l’alto et de Luc Dedreuil au violoncelle. (Juila Wischniewski chante dans les Illuminations et parvient à se hisser au niveau de ce que Peter Pears réussissait dans cette partition, elle lui ajoute même un éclat (de lumière, de jeunesse, d’élan et de liberté) que la voix magnifique de grain de Peter Pears ne mettait pas vraiment en valeur en raison de sa beauté comme voilée qui renvoyait pour cette raison l’écho d’une sorte de compression, voire parfois d’étranglement).

Il reste que manifestement cette musique de quatuor de Benjamin Britten semble ne compter pour rien au regard de l’histoire de cette formation. La preuve malheureuse la plus récente à cet égard est constituée par l’absence de toute mention un peu ferme dans la pourtant par ailleurs remarquable Esthétique du quatuor à cordes de Bernard Fournier (Fayard) dans laquelle on ne trouve qu’une seule référence, qui ne fait pas même une ligne, et portant sur le seul 1° quatuor (et encore en référence principale à l’opus 130 de Beethoven …).

Au regard de la qualité en tout cas indéniable de la musique de Benjamin Britten, cette situation est vraiment désolante. On pourrait en trouver plusieurs ordres de raisons, les plus lointaines se situant dans la promotion de ce qu’on estimait, et estime encore en haut lieu, celui des institutions et de la doxa universitaire, constituer le mainstream de l’histoire de la musique (on commence néanmoins à redécouvrir que le XX° siècle musical ne se résumait pas à l’Ircam et que des compositeurs travaillaient, existaient, souvent dans la plus grande solitude et/ou le dénuement, à l’ouest comme à l’est). En tout cas, la musique dans son histoire est polymorphe, elle ne se laisse pas commander. Et, en termes hegeliens, son jugement peut être sévère et en tout cas tardif, par conséquent jamais au présent.

Mais cette musique, celle de Britten ! Certes, sa séduction est quasi immédiate sans pour autant recourir à l’artifice, et sa beauté est en quelque sorte plastique (on dira sensuelle, érotique, toujours composée d’étrangeté malgré tout et d’inquiétude, voire de tremblement). Cette musique, au sens le plus fort et noble du terme, est d’atmosphère mêlant par conséquent le plaisir à l’angoisse. C’est du moins ce que l’on peut ressentir. Et il y a la vie, en plus, c’est-à-dire un indéniable élan, une absence de laisser-aller ou à l’inverse d’obscure démonstration technique.  Elle s’adresse : « Je veux que ma musique soit utile aux gens qui l’écoutent, qu’elle leur plaise, qu’elle “améliore leur vie” », écrivait le compositeur. La musique, et on partagera ô combien cette idée, doit en effet faire de l’usage. Par ailleurs, sur le fond, un critique, Donald Mitchell, écrit en 1972 à propos de l’œuvre de Britten : « Au cœur de sa musique réside un esprit solitaire et intime, un visionnaire inquiet et presque désespéré, un artiste hanté par l’imaginaire nocturne, par le sommeil, les pressentiments de la mortalité ». Le critique a bien vu, bien senti et ressenti et comme nous il a été touché au même endroit où se joue la musique de Britten.

Pour, à présent, reprendre les choses par leur forme, le quatuor à cordes est indéniablement le genre dans lequel la musique a connu sa plus belle percée et établi son statut de pensée le plus élaboré (davantage que la musique de piano qui a servi à tant et tant d’usages très divers). L’histoire du quatuor forme une sorte de ligne, elle est aussi singulière que celle de la pensée pure. Cela dit formellement, rapidement, elliptiquement, certes, mais aussi certainement. Quant au contenu, qui dérive de la forme justement, il est celui d’un quadriparti qui, en effet, fait monde tout comme il se donne comme l’objectivation d’une intériorité. Mais le monde n’est que la façon dont il est intégré dans l’intériorité. Et ce serait cette Innigkeit, cette tendre participation ou methexis, et communication, ou en encore intégration que l’on peut observer de très près dans les quatuors de Britten. On y ressent la présence du ciel, de la lune, beaucoup, de la terre pesante qui colle, de l’air qui souffle ou simplement passe comme une brise, on l’a vu plus haut, du désir et de la crainte aussi, combinés, de la vie et de l’impuissance face à la mort. Cela, alors que la musique n’est jamais à proprement parler descriptive. Car au lieu de décrire, Britten thématise, autrement dit il pense, il pense ces dimensions qu’on vient d’énumérer et d’agencer. Thématiser, ce n’est pas nommer, littéraliser, si l’on veut comme dans Lettres intimes de Janacek par exemple, mais c’est nommer le mouvement intime ressenti au contact du monde et de ses événements. C’est pourquoi, rien n’est à proprement parler à projeter sur cette musique en termes de savoir des aléas de l’existence de Benjamin Britten pour pénétrer dans le monde de cette musique, il suffit de se laisser porter par son mouvement, les soubresauts de l’âme qui le ponctuent, ses saccades que par ailleurs on entend très fermement répétés et marqués au début du concerto pour violon.

Et on n’oubliera pas la nuit, même dans les Illuminations que reprend le quatuor à cordes (la légitimité de cette transcription est d’une grande sûreté de jugement !) La nuit et son sommeil, celui de John Keats comme dans la Sérénadeou au début du second acte du Songe d’une nuit d’été. À la vérité, une séquence de la fin du romantisme parvient à se faire entendre dans toute cette musique, une fin qui justement se trouve thématisée, même en 1960 pour le Songe et encore en 1975 pour le 3° quatuor qu’il faudrait croiser avec le dernier de Chostakovitch qui meurt cette année-là, le 9 août (on s’en souvient !). Puissent les Béla le faire entendre !

© André Hirt

À l’écoute : le quatuor Béla joue le 2° mouvement, Vivace, du Quatuor n° 2 de Benjamin Britten :

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