La naissance conjointe d’un ensemble musical et d’une musique
Un rhizome vertigineux de métaphores sonores diverses, comme si se développait une pléthore d’interprétations, de nuances émotionnelles, à partir d’une seule phrase musicale. Non une intimité resserrée comme le laisserait présager une musique de chambre, non une confidence émouvante, non une atmosphère compassée, mais un éclatement jouissif des productions humaines de la pensée. L’espace est saturé de propositions interprétatives, un éclatement jubilatoire des potentialités de la pensée qui ne brise pourtant pas l’espace restreint mais exploite sa force de concentration afin d’impulser l’énergie de la pensée. Cette énergie se ramasse sur elle-même, se recourbe, inlassable, et se renouvelle sans cesse différemment.
Un huis clos qui n’est pas un enfer, les esprits se hantent sans s’assaillir. Grands esprits qui échangent de grandes idées, comme si c’était le comité de dieux mythologiques orchestrant l’ordre du monde, passant en revue les idées de chacun, le tout suspendu au-dessus des hommes dont l’insouciance amuse. L’activité de la pensée semble inépuisable, la musique se poursuit sans relâche comme si l’exigence de produire une réflexion ne pesait pas sur le génie.
Chaque instrument s’ajuste à l’expression de l’autre, leur jeu particulier n’est pas péremptoire, aucun n’exige la préséance face à l’autre. Ils se soutiennent, renforcent et poursuivent leur jeu mutuel jusqu’à rejoindre une entente musicale unique. La musique naît en même temps que leur apprivoisement mutuel. Des tensions ponctuelles sont notables à travers des injonctions autoritaires au recentrement qui prennent la forme d’une note dissonante cessant brutalement le jeu et plongeant dans le silence. Le jeu reprend aussitôt, parce que prégnante est l’exigence d’efficacité et d’entretien d’une dynamique soutenue.
L’on peut également y déceler le souci de l’urgence à poursuivre l’inspiration qui, sans une énergie ténue, solidement et constamment maintenue, et dense, à même de la suivre et de l’exploiter, fuirait. Toute forme de distraction est contournée même si la jubilation d’œuvrer ensemble n’oblitère pas une certaine forme de détente du jeu musical. Celle-ci ne signifie guère que la tension de l’effort est relâchée, au contraire, elle régénère le jeu en lui apportant une respiration. La cohésion du trio est, de cette manière, assurée car les forces de chacun sont reconnues comme faillibles. La création est sensiblement vécue, elle est soutenue par des corps, humains et instrumentaux, dont la présence est palpable. La création n’est pas essentialisée, évitant ainsi l’écueil d’une musique abstraite.
La discipline de travail requiert cette forme d’humilité qui privilégie l’expression collégiale plutôt que l’épanchement subjectif. Ce Trio des Esprits est un véritable atelier de travail d’orchestration, il met en scène la naissance d’une expression commune, non complaisante et hautement exigeante. À la jouissance face au foisonnement des idées, qui constitue les premiers temps, jubilatoires, de la création, succède la phase de retour critique qui éprouve la pensée. L’on sort d’une phase euphorique, chaotique, de véritable transe, pour entrer dans une phase bien plus ordonnée, disciplinée, qui est celle de la recherche d’une forme. En définitive, la musique créée est l’histoire en acte de la formation d’un Trio musical.
© Sara Intili
À l’écoute, un moment de grâce, Barenboim, Zukerman et du Pré jouent le 1° mouvement du Trio des esprits :
https://www.youtube.com/watch?v=s3tmjwg5mJg
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