Un opéra métaphysique
Il est des œuvres qu’on ose à peine approcher en raison de leur grandeur. On les admire, mais au point de ne plus rien penser à leur sujet autrement qu’en termes de vénération. Ainsi, la Messe en si de Bach, lumineuse, transparente, grandiose certes, mais si protectrice. Mais la Missa solemnis de Beethoven au sujet de laquelle on a déjà tout dit, dernièrement encore grâce à l’incomparable savoir de Bernard Fournier, et pour de bon toujours rien dit, ainsi qu’il ressort des efforts pourtant pénétrants d’Adorno demeure intrigante. C’est que l’œuvre conserve un profond mystère dont on finit par comprendre qu’il ne sera jamais levé, et que c’est précisément ce voile qui constitue la singularité irréductible de l’œuvre.
On n’y reviendra donc pas substantiellement ici. Il est possible, toutefois, de lever quelque peu le voile, sans doute pas concernant le contenu spirituel de l’œuvre, ample, immense, solennel en effet, philosophiquement sublime, donc hors langage parce qu’il toucherait un réel, celui de la transcendance, qu’il est impossible d’élever (de soulever) par la symbolisation, mais quant à la forme et au ton.
On a découvert l’œuvre grâce à Klemperer, on aura été sidéré par cette partition si ingrate dans ses trois grands moments en tout cas, le Kyrie, le Gloria, et le Credo, on y sera sans cesse revenu. Entretemps, on a découvert par les ondes la version de Jasha Horenstein, extraordinaire, acquise matériellement seulement très récemment et qui confirme les impressions premières. Et de nombreuses autres, parfois superbes (la première de Karajan, par exemple), versions ont encore permis d’entendre l’œuvre sinon en permettant de l’approfondir, du moins autrement et par d’autres moyens (Harnoncourt). On se dit devant cette œuvre à tous égards incomparable par son caractère massif, épais, complexe, majestueux (Péguy trouverait les épithètes convenable pour tomber sur une dernière, rigoureusement exacte, qu’on cherche pour notre part encore), qu’aucune autre version ne pourrait retenir l’attention. Or, ce qu’on peut entendre ici grâce à la direction de Jérémie Rhorer est en tous points remarquable.
Quant à la forme et au ton, on note un orchestre magnifique dans le détail et la légèreté pour une œuvre aussi « lourde » (le début du Sanctus), les bois sont magnifiques (le Gloria : Quoniam, Credo : Et resurrexit). L’essentiel, cependant, tient au gain de transparence de la partition que cette interprétation confère, en laissant filtrer la lumière de la transcendance (contrairement à ce que pense Claire Boisteau, la « sincérité de la foi chrétienne » de Beethoven n’est en rien « indiscutable », ce que rectifie dans le livret le bel exposé d’Elizabeth Brisson au nom d’une haute « spiritualité » en excès sur toute forme religieuse, la liturgie chrétienne n’étant qu’un prétexte, très noble toutefois, disponible surtout, pour porter l’intention spirituelle et musicale jusqu’à une théâtralité sublime), une transcendance qu’on peut dire pure, objet d’une religion sans religion déterminée pour parler simplement, bref universelle, ce qu’incontestablement, cette fois-ci, Beethoven visait. La Missa est un opéra métaphysique, par conséquent irreprésentable comme la divinité, c’est constamment le mot qu’utilise Beethoven, et non comme un « dieu ».
Ainsi, pour un moment, l’humanité, l’histoire et la pensée sortent de l’obscurité grâce à ce qu’on pourrait appeler le rayonnement de la transcendance qu’une pensée, le chef Jérémie Rhorer, les individualités, les solistes Chen Reiss, Varduhi Abrahamyan, Daniel Behle, Tareq Nazmi, le chœur Audi Jugendchorakademie, et l’orchestre Le Cercle de l’Harmonie ont su amener au jour.
© André Hirt
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