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Bach, Cello Suites, n°5 & 6, Sonia Wieder-Atherton, Alpha, 2024.

par | 24/02/2025 | Classique, Discothèque, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Comment ne pas avoir la parole coupée devant l’immensité de ces Suites pour violoncelle de J.S. Bach ? Comment ne pas les entendre fondre sur nous comme un Esprit-Saint, bien laïc au demeurant, mais assurément éclairant et même brûlant (on est touché, marqué) ? Éclairant de quoi, au juste ? De ce qu’il y a sans doute de plus obscur en nous. Tout s’élargit à leur écoute, les portes s’ouvrent sur l’univers, qu’il soit objectif ou bien celui que nous recelons en nous-mêmes, puisque nous sommes comme une monade, un point de perception mais qui enveloppe à chaque fois le monde. Jusque-là, nous étions embourbés, pour ainsi dire enfoncés au plus profond de nous-mêmes, à présent nous connaissons et surtout vivons un écartement, notre être prend une allure ajourée.

À cette fin, un seul instrument aura suffi, rauque et doux à la fois, matériel et si spirituel : un violoncelle. On avait jadis découvert, immobilisé devant leur mystère, ces œuvres avec la rugosité de Casals, puis avec l’énergie déployée de Pierre Fournier, ensuite grâce à un retour à la rugosité sans concession de Navarra (si injustement oublié mais qui nous aura gratifié de toutes ces dernières années d’écoute), de Bylsma, bien sûr, mais, outre la beauté mise au jour, sans le mystère métaphysique que l’on trouve dans les interprétations précédentes (on en oublie malheureusement d’autres, de grandes qualités également). Le risque de toutes ces richesses d’écoute est, en fin de compte, de les banaliser ou de les écraser.

C’est ce qui risque d’arriver, en effet. Mais on résistera sans effort à cette injustice à l’égard du grand art en écoutant ces deux dernières Suites par Sonia Wieder-Atherton qui font partie d’une intégrale dont on vient de publier les Suites 1 & 2 tout aussi remarquable d’intensité, mais il aura été utile et éclairant de ne pas réécouter ces Suites dans leur ordre numérique.

L’impression la plus immédiate est un constat : la musicienne sait ce qu’elle joue. Qu’est-ce que cela veut dire ? Déjà ceci, qu’elle ne joue pas seulement ou simplement du violoncelle, ni même une œuvre, mais qu’elle dirige en réalité comme en vérité tout un orchestre. C’est un miracle, que l’on n’entend pas dans les pièces pour violoncelle seul de Britten ou de Kodaly par exemple, qui possède évidemment bien d’autres vertus, à savoir qu’un seul instrument, le violoncelle, est accompagné, il s’accompagne, il se démultiplie en contrepoint, il produit comme il émane de lui-même tout un orchestre. On entend ce qu’on n’entendait pas. On entend ce qu’on n’entend pas. On entend l’univers. Et l’infini ! Grâce à ce seul instrument, on entend la musique qui vient,  arrive,  résonne et raisonne, autrement dit remet en place les désordres et le chaos.

Ce n’est pas tout. Et tout le mérite, reconnu jusqu’à l’enthousiasme ces derniers jours, de ce que joue Sonia Wieder-Atherton, est de porter cette musique, qui d’abord provient de la terre soulevée, la danse dans ses manifestations au gré des états de l’âme et du corps, à la parole. Pas dans une langue détreminée, dans toutes. Et si cela paraît trop abstrait, on conviendra toutefois que le sens des paroles comme de la musique, et c’est en cela qu’enfin, et au préalable fondamentalement, elles se rejoignent, c’est-à-dire se confondent, est d’exprimer une tonalité, une égalité, une communication pour laquelle les langues instituées ne sont dans leur usage habituel que des substituts. Au contraire, le jeu de Sonia Wieder-Atherton se confond avec un poème dont le sens n’est jamais dans les mots mais dans ce qu’ils portent et projettent, avec la plus grande articulation (en témoignent dans des registres différents la « prise de parole » de la 5° Suite – on dirait l’éveil du monde –, la Sarabande de la même, qui constitue la bande du film mémorable et éponyme de Bergman). Et, mais on n’en sait objectivement rien, tout en en faisant le pari, ce jeu n’aurait pas été possible sans qu’en arrière-fond, il y ait eu des lectures, beaucoup et majeures, rien de seconde zone, des images aussi, ainsi qu’une fréquentation féconde des difficultés de la pensée dont la maturité et le degré de conscience de ce qui a lieu dans ces œuvres constituent la preuve. Car on entend tout cela, et l’oreille superpose les sons venus du fond de l’univers avec les images et les paroles qui en constituent le seuil d’expression.

© André Hirt

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