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Arpenter l’oubli 3/3. D’Un endroit inconvénient de Jonathan Littell et Antoine D’Agata.

par | 30/04/2024 | Bibliothèque, Littérature, Notes de lecture, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

III.

         Pourquoi le lieu affleure-t-il au fond du ravin ? N’est-ce pas précisément parce qu’il est identique, du moins ressemblant à l’endroit d’alors ? Il n’est pas sûr que la ressemblance de l’endroit, en tant que telle, ouvre d’aucune façon au lieu. Cette ressemblance, pourtant, n’est aucunement à négliger. Déjà, par différence avec le reste de l’endroit, elle fait apparaître le comblement des ravins, elle laisse voir l’effacement comme tel, l’endroit comme effacement. Mais, plus profondément, si elle peut cela, c’est que justement, là, rien ne se montre. Là, dans ce « repli de terrain » pourtant à l’écart des grandes voies et du tumulte de l’endroit, qui par sa topographie entrave, ralentie la circulation, qui pourtant ressemble tant à l’endroit d’alors, là, rien – ne reste. Ce qui affleure ici, où il n’y a comme partout en l’endroit (presque) rien à voir, ce n’est pas quelque résidu de présence, mais l’oubli. L’endroit est, comme nous l’avons dit, constitué de couches d’effacement (comblement des ravins, urbanisation, constructions, monuments etc.). Ici, c’est une couche plus profonde de l’oubli qui est à nu. Plus loin dans le texte, au fond d’un autre ravin ayant réchappé, le Repiakhiv Yar, Littell note :

« Mon esprit oscillait entre la contemplation du ravin présent et de vaines tentatives d’imaginer l’autre ravin passé, les hommes et les femmes, les cris, les tirs, les corps blancs, le sang, l’odeur. J’étais au fond d’un yar et le réel, banal, formait un écran encore plus impénétrable à la pensée que tous les efforts des uns ou des autres pour effacer cet endroit si inconvénient. » (§ 58.)

L’inaccessibilité du lieu a rapport au temps – il faut toutefois se garder de rabattre cette inaccessibilité du lieu sur la longue durée qui petit à petit éloigne dans le passé : à Boutcha, quelques temps à peine après les tueries, ce sera, en un sens, le même oubli qui déjà règne (§ 72.). Ce retrait du lieu appelle à imaginer, il l’exige de nous, excédant l’imagination, la pensée, et les laissant se briser contre l’oubli. Il semble avoir deux foyers, le temps et l’autre, qui en leur rapport se lèvent comme une question à l’horizon du texte. L’autre, c’est ici la souffrance des victimes – au fond de ce pogreb, à Boutcha, où une jeune femme fut enfermée et violée :

« J’essayai aussi de me figurer les pensées de cette jeune femme durant ces journées sans fin dans ce pogreb glacé, sa terreur, sa douleur, son angoisse. Mais c’était impossible. Ma pensée résistait, et tout comme au fond du Repiakhiv Yar ce dont elle était capable et l’expérience de cette femme restaient séparés par une fine paroi, élastique et comme sur le point de se rompre mais résistant à tout, paroi qu’on ne passe jamais mais au-delà de laquelle on se retrouve un jour sans l’avoir franchie, comme de celle qui isole les vivants de la mort. » (§ 79, je souligne)

 – et la folie meurtrière des bourreaux – folie à l’œuvre dans la plus grande banalité, la « normalité », et qu’on aurait tort, Littell y insiste, de mettre trop vite sur le compte de la maladie mentale, pour se débarrasser du « trou noir » qui happe les pensées de qui s’y penche (§ 124.). Le front de l’oubli, contre lequel se brisent imagination et pensée, c’est « le réel, banal », c’est-à-dire la présence présente devant nous – loi à laquelle nul ne se soustrait –, les choses et les êtres, notre propre être, dans leur immédiate présence, l’endroit même où nous circulons. La présence présente, « écran », « fine paroi », est la couche d’oubli plus profonde que nous évoquions plus haut, et ce dont Littell fait l’expérience au fond du ravin est précisément la profondeur d’oubli à même la surface, celle de la présence, celle de l’endroit. Cet écran, derrière lequel il n’y a rien, plus impénétrable que toutes les opérations d’effacement qui constituent l’endroit, nous pouvons supposer qu’il est cela même qui rend possibles toutes ces opérations d’effacement. Ainsi sont-elles toutes, d’abord et avant tout, qu’elles le sachent ou non, de l’occultation volontaire à la tentative de mémoire maladroite, un rapport, voire, peut-être, une réponse, à cet oubli. Toutes redoublent, aplanissent la surface, comblent ses replis, et creusent dans l’oubli l’oubli. C’est à partir de cela que se laisse penser ce que nous affirmions plus haut, à savoir que toute la surface de l’endroit est une trace, mais une trace à l’extrême bordure du mot, non plus empreinte (présente) d’une présence (passée), mais effacement de l’oubli.

         Aux confins de l’endroit, devant l’impénétrable écran, comment peut-il y avoir affleurement du lieu ? Que pourrait-il encore signifier ? Qu’est-ce que le lieu ? Il est loin d’être certain que le lieu puisse d’aucune façon être présenté hors des marques que son expérience laisse dans la lettre du texte et dans les photographies. Il demeure toutefois possible de l’indiquer formellement. Le lieu ne peut être pensé à partir de l’espace, de l’extension, c’est-à-dire à partir d’un contenant indifférent à ce qu’il reçoit en lui. Le lieu colle à la peau des êtres et des choses qui en lui ont lieu. Plus encore, de ces êtres et de ces choses il est absolument inséparable, et n’est donc aucunement un contenant. Il est ces êtres et ces choses, leur espacement, leur rapport, leurs gestes et leurs pas, leurs mots, leurs cris, l’extermination systématisée que perpétuent les Einsatzgruppen et la chute des assassinés, Dina Pronicheva et ce jeune garçon survivant qui « rampent jusqu’à l’aube » pour s’extraire du yar, les versants abrupts et nus des ravins, … non pas comme une somme d’individus, de mouvements et d’objets, mais en tant qu’ils ont lieu. Lieu, de locus, en garde trace dans la verbalité de sa racine indo-européenne : *stel- c’est le geste de mettre, de disposer, de porter à stance. Τόπος, dans topographie, le dit aussi, et peut-être plus clairement encore, que ce soit dans la racine verbale indo-européenne *top- (« avoir lieu ») ou dans son autre racine possible *tekw– (« couler », et de là, la coulée, ce qui coule, vient, advient, a lieu). Le lieu a lieu. Pour le dire autrement, le lieu relève de quelque chose comme l’événementialité. Mais, puisqu’il ne reste rien, ou presque rien, de l’événement (historique), le lieu n’est-il pas irrémédiablement perdu, rien ? Certes. Comment peut-il alors affleurer, approcher et être approché ? L’épigraphe, extraite d’Ellis Island de Perec, nous met sur la voie :

« Le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. »

Ce lieu, Babyn Yar, est le lieu de l’absence de lieu. Tentons de le dire autrement, maladroitement : ce qui est advenu là, ce là, n’est pas arrivé. Il n’a pas eu lieu – voilà ce qui a lieu, un non-lieu. Précisons avant d’aller plus loin qu’il ne s’agit en aucun cas d’affirmations négationnistes – ce qui s’est passé à Babyn Yar s’est indéniablement passé, et les historiens travaillent avec des preuves tout à fait tangibles à étoffer le savoir que l’on en a. Au contraire, cela doit nous mener vers le plus concret de l’événement. Comment le comprendre ? D’abord, les victimes qui tombèrent à Babyn Yar, exterminées par un massacre de masse systématique, furent d’une certaine manière dépossédées de leur mort. Non que la mort fût quelque trésor, quelque pouvoir, que l’on peut nous voler – ils furent dépossédés de la dépossession. Il ne faut pas entendre là quelque double négation dialectique qui libérerait de la mort, comme, par exemple, pour les chrétiens, dans la victoire du Christ sur la mort qui ouvre à la vie éternelle. Peut-être pourrions-nous dire, pour commencer d’entendre ce paradoxe, que la dimension d’adieu ou de départ demeurant en la mort, et où vie et mort sans fin se quittent et ainsi sans fin se tiennent l’une l’autre, tendit à être supprimée en un terme opposant une mort absolue – qui n’en est pas une – à une vie absolue – qui n’en est pas une. L’intention et la « mission » de la SS,    au fond, n’était peut-être pas tant de tuer les Juifs que de les annihiler purement et simplement, en un sens du nihil qui est le pur rien, l’absolument rien du tout, la disparition sans nulle trace, sans nulle disparition (pour accomplir cette « disparition », il eût fallu ensuite éliminer tous les peuples qui auraient pu garder ne serait-ce qu’une lointaine trace des Juifs, c’est-à-dire tous, et finalement le peuple commanditaire de cette annihilation lui-même, les « Aryens » – ce raisonnement, qui semble aussi abstrait qu’absurde, est peut-être l’extrême jusqu’où il faut aller pour tenter de comprendre ce qui s’est passé alors, et a, malgré tout, échoué). Dans la continuité de cette dépossession, leurs cadavres ne furent pas enterrés, rendu au secret de la terre, mais jetés dans le ravin, à peine couverts de terre, avant d’être « déterrés » et réduits en fumée. Tués, nul départ alors n’eût lieu. Quant aux bourreaux, qui cherchaient ici à mettre en œuvre l’annihilation des Juifs de Kyiv, à faire le Reichet l’Europe judenrein, c’est-à-dire à en faire un non-lieu des Juifs (sans plus aucune trace, spurenfrei), ils ne purent, en dépit de l’ampleur de la dévastation engendrée, accomplir tout à fait l’annihilation : il y eut malgré tout des survivants, des témoignages, des procès, des travaux d’historiens, ce livre etc. … Ceux qui ont voulu se rendre méthodiquement maîtres de la mort, ou, plus encore, de l’oubli, ont vu leur entreprise d’annihilation totale se briser contre l’oubli – non-lieu de l’annihilation absolue. Enfin, l’événement lui-même, en tant qu’événement, en tant donc qu’il a lieu, par sa singularité événementielle, sa contingence radicale (pourquoi ce jour, pourquoi ce ravin, pourquoi ces « 33 771 » personnes, pourquoi …), son irréductibilité hasardée, n’est pas arrivé, c’est-à-dire ne s’est pas fixé dans la présence comme un présent que l’on peut observer, saisir, manier, et qui peut ainsi être dépassé, devenir passé. En ce sens, l’événement en tant que tel n’a pas lieu. Il n’a pas eu lieu, mais n’en finit alors plus d’arriver, n’en finit plus de n’avoir pas lieu, d’échoir comme non-lieu. C’est en cela qu’il peut encore affleurer, dans et comme le rien qu’il reste. Dans l’expérience du mur d’oubli où il n’y a plus rien à voir, le lieu comme non-lieu murmure encore. Partout dans l’endroit qu’il hante, il est le nulle part du lieu dans l’endroit. Se retirant au nulle part, il ne cesse d’approcher, il « sourd » (§ 25.) de partout, et ainsi la méthode topographique peut-elle en tenter l’approche, se laissant happer par le lieu, appeler par l’oubli.

         Le lieu appartient à l’oubli. Oubli nomme, aussi paradoxal que cela puisse sembler, le même que la « mémoire grise, spectrale, cachée » du § 25., et, en tant qu’il soutient l’endroit et le lieu, il est appelé la terre. La terre – ce qu’il reste quand il ne reste rien – est tout la fois ce qui avale (comme la « terre sans fond de Treblinka » que décrit Vassili Grossmann cité par Littell, § 26.), ce qui garde caché, (se) retire infiniment derrière son visage mouvant, bref, le secret ; et ce qui laisse venir au jour, rejette, exhume (à nouveau, Grossmann : « elle [la terre de Treblinka] ne veut pas garder de secret. » § 26.). À partir de cela se laisse comprendre cette injonction qui commande la méthode topographique :

« Il faut gratter, puis retourner la terre sous ses ongles, la rouler entre ses doigts, la humer, la goûter, voir quels infimes indices on peut en extraire. » (§ 25.)

Gratter la terre, le geste même de la topographie, dont le γράφειν égratine, écorche l’endroit pour laisser affleurer le lieu – τοπο-γράφειν : écrire et « peindre », photographier, le lieu. Mais gratter ne signifie pas simplement dégager la terre pour découvrir ce qu’il y aurait en elle. C’est la terre elle-même qu’il faut éprouver, sonder, sentir – par les sens qui, notons-le, ne sont pas d’abord ceux de « l’esthétique », non plus que ceux qui sont d’abord requis pour lire et regarder le livre. Il faut la retourner, la rouler, pour tenter de la toucher – sans pouvoir y parvenir –, de toucher l’informe qu’elle est. Infimes, les indices qu’elle livre ne le sont pas d’être de petite taille, mais de n’être presque rien, comme la voix qui doucement parle au fond du ravin et, à proprement parler, n’enseigne rien. C’est la boue du chemin dans une des photographies du « Bosquet de Cyrille » (p. 47), grise, lourde, gorgée d’eau, collante, profonde comme le ciel. La boue de la raspoutitsa, où les ornières se creusent aussi vite et profondément qu’elles ne s’effacent. Il faut la toucher, et pour la humer l’approcher du visage, aller jusqu’à la mettre sur la langue. Alors, si proche, dans la bouche où elle n’est ni plus dehors, ni tout à fait dedans, sa saveur se dépose sur la langue, entre dans la langue qui peut ainsi, peut-être, laisser résonner en elle la voix douce et infime, devenir en l’instant la bouche de l’oubli, la bouche du lieu. De même que « topographie » dit, oscillant, aussi bien la « forme » même du terrain que l’écriture du lieu, le livre qui nous parle de l’endroit inconvénient, appartenant au lieu, est aussi cet endroit inconvénient où l’on circule, où, suivant le pas, nous pouvons nous laisser approcher ou passer comme devant un énième monument.

         Dans cette terre pourtant n’y a-t-il pas des restes bien présents, tangibles, des cadavres, sinon des restes d’os qui auraient échappé aux « nettoyages », aux coulées de boues ou aux bulldozers ? Cela ne dément-il pas la trace telle qu’elle se laisse approcher par la méthode topographique ? A fortiori pour la guerre qui a cours en Ukraine, Littell et d’Agata ne rencontrent-ils pas nombre de cadavres russes et ukrainiens dans les morgues de Kyiv et de Boutcha ? Les traces et l’oubli dont il était question ne concernent-ils qu’un lieu passé, appartenant à l’histoire, au contraire de Boutcha où l’histoire se fait ?

© Maxime Faure

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