II.
Repartons de l’endroit. La circulation s’y fait selon la topographie ou, pour ainsi dire, la forme du terrain. Le pas se hâte sans entrave sur la route large et plate, il est ralenti ou emporté par la pente, il est contraint de contourner les obstacles, etc.. La topographie détermine la circulation. Toutefois, celle-ci – en tant que pas qui se hâte vers une fin, qui veut avancer et donc passer à autre chose, réduire la distance qui le sépare de son but – informe à son tour, et toujours déjà, la topographie où elle advient. Plus précisément, elle tend, afin de réduire la distance, à aplanir toute irrégularité qui l’entrave, à construire et terrasser le terrain en sorte que la verticalité elle-même, conquise, ne soit plus la hauteur du ciel, l’escarpement d’un relief ou le vide du précipice, mais une horizontalité praticable, aussi lisse que possible. Ainsi l’endroit se constitue-t-il comme l’effacement répété de sa topographie. L’endroit, paraissant lisse, est la sédimentation d’effacements successifs en un massif d’oubli. Quoique d’une manière singulière qu’il reste à penser, Babyn Yar s’inscrit dans l’endroit ainsi compris. Cela transparaît dans la citation (§ 8.) d’Élie Wiesel, en visite à Kyiv en 1965 (Les juifs du silence) :
« À Babi-Yar, l’essentiel est escamoté. Ce qu’on y voit à l’œil nu, on peut le voir aussi ailleurs. Partout dans Kiev. Dans chaque square, dans chaque endroit public. C’est comme si Babi-Yar s’étendait à la ville entière.
[…] Les guides de l’Intourist ont raison : Babi-Yar est un endroit comme les autres. »
À partir de cela, deux remarques. D’abord, le lieu transit toute la surface de l’endroit, sans rien laisser hors de lui. Tout ce qui se trouve à l’endroit de Babyn Yar, toute la ville de Kyiv et l’Ukraine, toute l’Europe, et peut-être, si le lieu est quelque chose comme une monade, le monde dans son ensemble. Le lieu, disparu, n’appartient pas d’abord au plan, toujours localisable et localisé, mesuré et délimité, de l’endroit. Pas plus qu’il n’est assignable à quelques vestiges ayant conservé le passé « à l’identique ». Pour autant, cela ne signifie pas que l’endroit où se laisse approcher ce lieu est absolument indifférent. Car le lieu sourd toujours depuis un certain endroit, nulle abstraction n’est ici possible. Le singulier murmure de ce lieu dans l’endroit fait de celui-ci un « endroit inconvénient ». « Inconvénient », adjectivé (et à la fois apposé), est, comme nous l’avons déjà souligné, une traduction de l’adjectif anglais inconvenient dans « an inconvenient place » (si, personnellement, nous avions d’abord été heurtés et gênés par ce titre, et notamment par cette adjectivation, nous pensons après coup qu’on s’égarerait à le tenir pour un anglicisme ou un américanisme colonisant le français ; pour esquisser ce qui mériterait une plus ample analyse, disons que ce geste de traduction tient le milieu entre une signature de l’écrivant – d’ailleurs, « Les Bienveillantes » est également une traduction – et la dimension mondiale du lieu). Inconvenient qualifie ce qui est inapproprié temporellement, intempestif, unzeitig, à contretemps ; ce qui est peu pratique, peu praticable, qui rend difficile un accès, une manipulation ; voire ce qui contrevient à certaines convenances ; bref ce qui, temporellement, spatialement et socialement, tombe mal. La lettre latine, in-con-veniens, laisse entendre ce qui n’arrive pas complètement et manque ainsi à former un tout unifié, c’est-à-dire ce qui n’en finit pas d’arriver. Cela nous renvoie non seulement à l’impossibilité de facto de constituer Babyn Yar comme un mémorial rassemblant, mais plus profondément à ce qui dans l’endroit ne va pas, empêche la circulation de jamais se clore dans une totalité fonctionnant parfaitement, ou, pour le dire autrement, à l’impossible reconduction du lieu dans l’endroit. Faire l’expérience de cette inconvénience de l’endroit, tenter d’approcher le lieu, exige de le laisser s’approcher et de se laisser approcher.
« Il n’y avait peut-être plus grand chose comme traces visibles, mais dans les mémoires, les plaies ne cicatrisaient pas. Blessures dispersées, individuelles, entièrement aléatoires, dictées par le hasard et la topographie. C’était donc encore à cette dernière qu’il fallait s’en remettre : arpenter, photographier et noterl’insignifiant comme l’essentiel. » (§ 76. – nous soulignons.)
Ce passage à propos de Boutcha – il faudra y revenir –, nous livre un trait essentiel de la méthode topographique. Le pas qui dans l’endroit circule sans fin, photographiant et notant – nommons-le, selon le mot de l’auteur, l’arpenter –, n’est pas une recherche de vestiges qui renvoient directement à un événement historique passé, les massacres de 1941 ou ceux de 2022. S’en remettre à la topographie implique de ne pas se focaliser d’emblée sur des vestiges constitués ou constituables en objets historiques, mais de parcourir et reparcourir l’endroit avec une attention ouverte à ce qui à première vue paraît, eu égard au lieu, insignifiant comme à l’essentiel – en sorte de laisser le lieu venir en présence. En effet, puisque, comme dit plus haut, le lieu transit l’endroit, qu’on ne peut circonscrire celui-là dans celui-ci, tout dans l’endroit révèle et cache plus ou moins le lieu, tout peut laisser transparaître l’inconvénience, où le lieu, de lui-même, perce l’endroit. Là encore s’atteste le caractère sans fin de la méthode topographique qui tient d’abord et plus profondément de l’errance que de l’enquête de terrain. Ainsi le livre n’est-il pas un catalogue ordonné de restes ou de monuments historiques : il évoque et montre aussi des bâtiments trouvés sur place, le paysage et la végétation qui couvrent l’endroit, les gens qui y vivent, passants et bomzh du parc, patients de l’hôpital psychiatrique voisin, travailleurs, adolescents en déambulation, popes, soldats, jusqu’au plus insignifiant, une tasse de thé en carton de la station de métro, le goût d’un fruit cueilli dans une rue de Boutcha, etc. On aurait tort de classer tout cela comme non-pertinent – cela est de l’endroit, et le lieu y murmure. Toutefois, il faut se garder, à l’inverse, de faire de tout élément de l’endroit un signifiant dont le lieu, Babyn Yar, serait l’ultime signifié caché, ou une ultime cause expliquant tout l’endroit comme causé. S’il peut être dit que l’endroit tout entier est, d’une certaine façon, une trace du lieu, ce n’est pas comme dans un délire paranoïaque à tendance complotiste – le double peut-être de la méthode topographique –, car un tel fantasme du lieu en interdit tout approche. Bien que l’endroit dans son ensemble soit inséparable du lieu, la méthode topographique se garde donc d’écraser toute vie et toute chose qui a là cours sur le lieu traumatique. Quand perce le lieu, il n’est pas un cri qui, libéré, annihile l’endroit. Il affleure à même l’endroit. Ainsi dans la photographie (p. 28) prise dans le parc de Babyn Yar, où l’on devine derrière une toile de chantier la silhouette d’un ouvrier, courbé, au travail (il se trouve, comme nous l’apprend une note, qu’il travaille à la construction d’un monument, le « Mur de cristal des larmes »). L’image se creuse dans l’endroit : le représenté, la scène de construction, somme toute banale (et secondairement liée à Babyn Yar), se détache et flotte dans l’image, glissement d’une ombre, spectre qui laisse songer, peut-être, à un homme du Sonderkommando ; une autre temporalité affleure alors, le règne de la succession linéaire d’instants s’abîme dans le retour qui n’en finit pas d’arriver de ce qui ne fut jamais présent.
Le lieu parle, il murmure. Découvrant, en retrait des monuments du parc Babyn Yar, un petit ravin boisé, oublié par les opérations de nivellement, l’auteur y descend, écrit :
« Je me sentais très petit, j’avais l’impression, pour la première fois ici, de presque toucher quelque chose. Ce pauvre repli de terrain me parlait d’une voix douce, mais bien plus claire que le brouhaha des monuments. » (§ 39.)
Dans ce yar, qui n’est pas l’endroit même du massacre, qui ressemble bien peu au yar jaune-gris, nu, que l’on peut voir sur les photographies de Johannes Hähle, prises en octobre 1941, une première expérience du lieu advient à l’arpenteur. Au fond de ce ravin, étroit, aux pentes abrutes, mais assez loin d’être immense, il se sent « très petit », comme sous l’effet de l’intimidation devant quelque chose qui nous dépasse de loin, par sa grandeur, par sa puissance, par sa profondeur abyssale. L’espacement crève, les choses s’éloignent de toute prise, de l’emprise que nous avons sur elles dans notre monde familier, et nous renvoie à notre faiblesse. En même temps, cet affect ouvre une certaine proximité : dans la béance « quelque chose » est « presque touch[é] ». Presque – le toucher n’a pas lieu, encore moins la saisie, ce « quelque chose » ne se livre pas, reste en retrait. Qu’est-ce, ce « quelque chose » ? Est-ce une « chose » ? Le « pauvre repli de terrain » – cette dénomination n’est pas une notation géométrique de l’espace, elle est topographique : ce pli de terre cèle, garde « quelque chose » –, le « repli de terrain » parle. Que dit-il ? Nous ne le savons pas – l’écrivant n’en dit rien. Il parle pauvrement. Il parle d’une « voix douce ». Sachant ce qui s’est passé à Babyn Yar, on pourrait s’étonner que ce soit la douceur qui caractérise cette voix, et non l’effroi ou l’horreur, et même qu’il puisse s’agir d’une voix, et non d’un cri, d’un hurlement ou d’un sanglot. Mais ce sont là des préjugés – les mêmes sans doute que ceux qui engendrent le « brouhaha » de la plupart des monuments –, qui risquent toujours d’offusquer la méthode topographique et l’écoute qu’elle exige, nous vouant ainsi à un bavardage sur le lieu. Cette douceur n’est pas lénifiante, ni même consolante, rien n’empêche qu’elle ne soit reçue dans l’effroi ou l’angoisse, au contraire. Pour continuer de la méditer, disons de cette douceur qu’elle est à la mesure de l’impossible. De cette voix qui du repli de terrain parle, il est dit encore qu’elle est « plus claire que le brouhaha des monuments ». Outre la « cacophonie mémorielle » évoquée plus haut (cf. « Babi Yar : un mémorial, des mémoriaux … », Lisa Vapné), on peut supposer que ce « brouhaha » tient au « pathos maladroit » (§ 37.) de beaucoup de ces monuments, qui veulent commémorer en tentant de se hisser par un excès esthétique et idéologique, un excès de présence visant l’émotion du spectateur, à la hauteur de l’événement – la Menorah de 1991 (§ 35.) et la statue de bronze soviétique de 1976 (§ 160.), par ailleurs incomparables, y tombent toutes deux à leur manière. Ce faisant, ils tendent à occulter la mémoire du lieu – d’où leur peu de clarté – et se condamnent d’eux-mêmes à l’indifférence. Il en est un qui pourtant s’excepte : le livre-synagogue de bois, inauguré en avril 2021. Celui-ci se ferme et s’ouvre. Se repliant, « la douce lumière orangée de l’intérieur rétréci[t] lentement dans le bleu sombre du crépuscule avant de disparaître. » (§ 37.) Cette lumière qui vient et s’en va, qui disparaît, est dite, elle aussi, notons-le, « douce » (dans le même chapitre, quelques pages avant l’évocation de la « douce voix »). Quelle est cette douceur plus parlante ? D’où parle-t-elle ? Que dit la voix ?
De notre première remarque en découle une seconde. Elle concerne les traces rencontrées par et en la méthode topographique. Nous avons dit plus haut que la méthode topographique ne consistait pas en une collecte de résidus encore présents de l’événement passé : il ne s’agit pas ici de rassembler des preuves matérielles d’événements lointainement ou récemment passés. Pourtant il y aura bien, même pour Babyn Yar, des témoignages de survivants, recueillis par Littell au début des années 2000, un sac ayant appartenu à une victime juive de 1941, trouvé dans une réserve de Kyiv ; pour Boutcha et les zones à proximité des combats, les restes abondent, bâtiments détruits, épaves, traces de sang, cadavres. Comment se présentent ces traces ? Si elles reçoivent une attention toute particulière, elles ne deviennent toutefois pas objets de collecte, d’étude ou de documentation (des présences attestant d’une présence passée), mais elles se montrent à partir de l’endroit comme appartenant au lieu. Pour comprendre cela, il faut évoquer à nouveau la dimension de trace qui revient à l’endroit dans son ensemble. Littell écrit :
« Cet endroit paraît lisse. La mémoire de Babyn Yar, comme les restes des corps, est souterraine (Leibniz aurait dit pliée). C’est une mémoire grise, spectrale, cachée, mais qui sourd de partout, même d’une tasse en carton pleine du thé brûlant d’Aroma Kava. » (§ 25.)
La « mémoire » dont il est question ici ne désigne pas, du moins pas d’abord, la faculté humaine de mémoire ou a fortiori le souvenir. Disons, avant d’aller plus avant pour tenter de le comprendre, que mémoire dit ici l’inconvéniente venue en présence du lieu. Ce qui caractérise cette mémoire est d’être « pliée », « cachée », « spectrale » : elle n’est pas là devant nous à côté des objets qui meublent l’endroit – « il n’y a rien à voir » –, mais, en même temps, elle est là, immédiatement là, nulle part ailleurs – elle hante. Grise, elle n’est ni l’absence de lumière qui avale toute lueur, ni pur reflet de la lumière, mais l’entre neutre où l’on distingue mal, monotone, fondu dans l’endroit dont le gris est sans doute la couleur dominante. D’être pliée, souterraine, elle « sourd de partout », le lieu transit l’endroit en le débordant. Elle sourd même d’une tasse en carton de l’endroit, d’un objet industriel, jetable, produit à l’identique, en masse, peut-être même hors d’Ukraine, donc apparemment sans aucun lien d’aucune sorte avec le lieu. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la mémoire en sourd. Il y a peut-être là un indice de l’essence de la trace dont il en va ici, essence paradoxale, problématique, de ce dont on doute même qu’il puisse encore porter le nom de « trace ». Rien dans cette tasse de carton ne nous signifie Babyn Yar, sinon qu’elle se tient dans l’endroit, appartient à sa couche la plus banale, la plus quotidienne, la plus détachée de la considération du lieu. Elle serait alors une trace – là est le paradoxe – de ne pas ainsi renvoyer à Babyn Yar, mais d’en être, participant de la vie de l’endroit, l’effacement, l’oubli, et donc de s’y rapporter intimement. Pouvons-nous encore parler de trace lorsqu’il n’y a plus empreinte laissée par ce qui est passé, mais la marque d’un effacement, voire l’effacement même de ce qui se replie ? Nous laissons ouverte la question, et, par commodité, garderons provisoirement le mot de trace. Il faut tout de suite ajouter que, si la tasse en carton d’Aroma Kava constitue une « trace », et peut-être même nous révèle ce qu’est la trace dans la méthode topographique, elle ne donne pas lieu à l’expérience du lieu, ou du moins, elle n’en est pas le cœur. Le lieu affleure, entre autres, au fond du ravin survivant. Cela ne signifie-t-il pas que la trace topographique devrait tout de même être pensée comme ce qu’on entend communément par trace ?
© Maxime Faure
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