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Anne Roche, Habiter l’utopie, Walter Benjamin architecte, les éditions chemin de ronde, collection Strette, 2024.

par | 28/02/2025 | Arts, Bibliothèque, Littérature, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Un immense respect s’impose devant la publication de ce troisième volume qu’Anne Roche consacre à Walter Benjamin, après le déjà très imposant, on peut le dire, Exercices sur le tracé des ombres, et l’émouvant Terrhistoire. C’est d’architecture qu’il est question cette fois-ci, en un sens qui fait tout le sujet, plutôt que l’objet du livre, en même temps que Terrhistoire en a été à la fois réellement et subjectivement l’annonce (cette attirance pour les lieux, pour les maisons et les immeubles auxquels tant de raisons, personnelles autant que sociales et politiques attachent…).

L’ouvrage est passionnant, de bout en bout, dans sa gradation problématisée vers l’utopie, par son érudition (celle des textes de Walter Benjamin qu’on revisite sous l’angle de l’art architectural), l’ensemble grâce à un bonheur de lecture rendu possible par une écriture dont la précision et on dira l’honnêteté sont manifeste à tous égards. On croit parfois à la superposition des deux écritures, celle d’Anne Roche avec la « noire baguette magique » de Walter Benjamin, une expression avec laquelle il qualifiait et désignait son stylo.

Il est certainement impossible de rendre compte du contenu objectif du livre à cause de sa richesse. Car l’œuvre entière de Benjamin a donc été lue et relue, en un mot : pensée et repensée, et comme dans chacun des trois ouvrages à elle consacrée, elle s’éveille, neuve, et s’incline de façon inédite, jouant grâce à la plasticité qui est la sienne et qui la définit, cela s’impose plus que jamais, avec la topologie, tout en demeurant la même dans son propre approfondissement, on dirait sa mise en abyme si ce n’est le déploiement de son devenir (« il n’y a pas d’histoire de l’art », écrivait avec fulgurance l’auteur des Passages parisiens). Le texte de Walter Benjamin possède cette propriété kaléidoscopique de repartir de sa propre origine, de se relancer et d’établir une tension dans ce qu’elle traverse, en l’occurrence les modalités de l’architecture dans les interrogations qu’elle porte sur le Moderne autant que sur les voies d’accès ou les ouvertures qu’elle offre pour penser ce dernier.  Si bien, donc, que l’inventaire, par le menu, de l’ouvrage mènerait à l’inachèvement de sa lecture puisqu’on s’attarderait par s’arrêter, revenir en arrière, repartir, et cela sans fin dans une lecture circulaire et en spirale.

L’effet que produit l’ouvrage, en revanche, on peut en parler, subjectivement déjà, comme l’émotion architecturale elle-même. D’autre part, et en principe, les constructions poussent très loin leur présence et leur réalité objectives. C’est alors l’effet de la masse, du moins de ce qui est plus grand que nous parce qu’on y pénètre la tête un peu baissée, parce que cela nous enveloppe comme parfois nous écrase. C’est l’art du sublime, laissait entendre Hegel, celui du commencement aussi, du sacré et des religions (curieusement en retrait dans cet ouvrage), de l’art de l’habitat, surtout, car les hommes n’ont-ils pas commencé par sinon habiter du moins séjourner, pour s’abriter ? Comment « l’intérieur » est-il, encore, nécessairement, avec tristesse aussi l’opposé du monde du travail ? Par conséquent, l’art « divin » d’un côté, suranné finit par dire Hegel (et il pense d’abord à l’architecture, nul doute, lorsqu’il écrit que « pour nous, quant à sa plus haute destination, l’art appartient au passé », ce qui signifie non pas la « mort de l’art », qui n’est pas une expression de Hegel, mais la fin de quelque chose dans l’art dont les conditions architecturales modernes sont les résultats) et l’art de la finité humaine de l’autre puisque les hommes ont  évalué les lieux (ils y étaient contraints, ils le sont toujours sans en avoir nécessairement les moyens), ceux qui étaient pour eux bienveillants et accueillants, ceux qui étaient hostiles, ceux qu’ils repoussaient, l’ensemble composant de façon bien plus explicite que ce que l’on peut croire une philosophie inquiète de l’espace, à même une poétique qui en fut l’expression ?

Anne Roche, après avoir été saisie avec Walter Benjamin par l’histoire, la question éminemment problématique du « progrès »  (qui n’est pas étrangère, loin de là, car si étroitement liée en vérité à celle de l’architecture, c’est le fil conducteur ou la problématique du livre), puis au passé en général tel qu’il s’est inscrit par tant de mouvements dans les êtres et les choses, se tient fiévreusement avec sa pensée (le livre donne l’impression, parfois, d’une enquête au sein de la pensée de Walter Benjamin, elle-même au contact des réalités architecturales rencontrées ou rêvées) dans les rapports avec le présent dont les manières de construire et d’habiter donnent lieu à des tensions, jusqu’à l’éclatement, par des sensations et des images tout aussi tendues. Ainsi, habiter est nécessaire, mais comment ? Et où ? Quelle est la différence entre habiter et être logé (un thème de Heidegger dans Bâtir, habiter, penser) ? Qu’est-ce qu’un « intérieur » (un thème d’Adorno dans son Kierkegaard), et un intérieur étouffant, à la Schinkel, comme ceux décrits dans Enfance berlinoise ? Quelle est la nature de l’utopie, car il en existe une, au creux de l’habiter ? Et qu’est-ce qu’une architecture émancipatrice ? S’agit-il de « l’architecture de verre » promue par Paul Scheerbart ou bien de l’archaïque habitat d’Ibiza avant la folie qui s’est emparée de ce lieu comme de tant d’autres, Mykonos par exemple, ces lieux de la « fête » et dans lesquels on n’habite pas ? Construire, mais dans quels matériaux (c’est une part substantielle de notre question présente) ? En somme, et en bref, architecturalement, artistiquement, socialement, politiquement, on croit se souvenir de la phrase si juste d’Engels qu’on partage sans réserve et sur laquelle on n’insistera jamais assez, on cite de mémoire, mais le sens est bien celui-là : la question des questions est celle du « logement » ! Et l’utopie serait, si on prolonge en effet cette phrase, celle de l’habiter comme idée directrice du « se loger », jusqu’à l’oubli du se loger, qui est un effort gigantesque, l’Histoire elle-même, du négatif en suspens, toujours en attente de se retourner en bonheur d’exister, seul et ensemble, enfin protégés, à la lumière et dans l’air libre. La liberté, en effet, comme courant d’air, ce que l’intérieur bourgeois redoute le plus, alors qu’il est ce qui crée la misère et la servilité de l’habitat insalubre parce que le logement, justement, n’est pas en l’occurrence, un habitat.

La lumière et l’air forment le transcendantal de l’habiter, c’est-à-dire de l’existence libre. Puis, à même ce mouvement de la libération, le réveil des « traces » historiques, le déploiement d’une nature elle-même non aliénée est nécessaire comme celle qu’il arrive à Benjamin de décrire dans son séjour, le premier du moins, à Ibiza, avant l’action des promoteurs, et on sait aujourd’hui que les dictateurs sont essentiellement des promoteurs, qui estiment possible de déplacer des peuples entiers, de les faire habiter sous condition de profit, sachant que cette « politique » est affaire de spoliation de terres, de maisons, d’appartements, d’objets qui constituaient la condition même de l’habiter comme des meubles, fussent-ils modestes, ou des œuvres d’art par exemple, etc.

On ne peut en effet que s’arrêter aux « traces » qui jalonnent l’histoire. Ce mot, ce concept vibrant, un concept qu’on dira libre, de « trace », peut être considéré comme le fil conducteur de tout ce travail d’Anne Roche à propos de Walter Benjamin qui, décidément, se révèle dans sa présence comme un compagnon, un ami, une assurance à la fois silencieuse et parlante, c’est-à-dire la ressource d’une interlocution qui jamais ne fait la morale, qui donne à penser au lieu de prétendre dominer. Une trace ? Un passé fermé, mais aussi ce qui est prêt à souffler sur ses propres braises afin de réanimer les espérances trop et longtemps enfouies.

Il arrive à l’architecture comme aux architectes, aux philosophes qui parlent uniquement ou d’abord aux philosophes, d’être fascinés, le mot est fort, répugnant car il renvoie à ce que l’on sait, aux faisceaux, au fascinus (en latin : le sexe mâle en érection), par l’objet. Plus c’est imposant, mieux ce serait. On lira une bonne fois, c’est une thérapie qui passe par le négatif, les propos de Speer.

Or, Walter Benjamin, parmi d’autres choses, sentait cela, il le reniflait presque. On a dit et répété « tension(s) ». Oui, car exister, c’est habiter. Or, le repos, on le sait depuis Aristote et pas seulement depuis Galilée, est un mouvement. Et n’importe quel mouvement est impensable, ainsi que son mot l’indique, sans émotion. Être là et être-là ne peuvent qu’avoir, au sens strict, lieu. Et Aristote, toujours lui, qu’Anne Roche, sous bénéfice d’inventaire qu’on n’a pas effectué, ne cite pas, mais peu importe puisque sa pensée s’y rattache indéniablement, est si décisif parce qu’il pense le lieu avant l’espace et « au lieu » de lui. Il n’y a en réalité comme en vérité pas de « lieu », un seul lieu, mais seulement des lieux, là où l’espace est homogène, transparent, pour ainsi dire blanc et aveugle, ou bien noir, ce qui revient au même. L’espace est toujours une abstraction s’il n’a pas lieu. Ainsi, ces grandes places des grandes villes dont les architectes ne savent pas quoi faire, alors on y installe des pots de fleurs géants, des grandes roues… Le malheur moderne est l’irruption au premier plan de l’espace, la physique qui n’est plus que celle de l’espace, la physique qui a perdu son préfixe nécessaire, méta-(physique), l’indifférenciation ou en bonne logique, n’importe quoi, ou encore la relativité. Or, aucun lieu n’est relatif, parce qu’il touche à la réalité. Walter Benjamin, dans ses images les plus déroutantes, nous ramène toujours à la réalité, à ses désastres, et même au creux de ces derniers, à la réserve de potentialités de réveil et de sauvetage qu’ils recèlent et brident. Anne Roche nous y a rendus passionnément attentifs.

© André Hirt  

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