Quoi qu’il en soit, quoi qu’il soit arrivé à chacun, on chérit sa mère. On ne l’oublie pas, on ne l’oubliera jamais. Elle est à elle-même et à elle seule l’inoubliable. Et pour ceux qui se recherchent une identité, qu’on ne se raconte pas d’histoires, nous nous tournons tous vers elle, ils savent qu’elle se tient là à défaut de pouvoir dire laquelle ou de la formuler. Car une mère, c’est une langue, insubstituable. André Markowicz très jeune, parlant de la sienne à Prague : « Et je pense aujourd’hui, avec une douleur et une honte infinies, aux Ukrainiens, qui haïront les Russes, pour je ne sais combien de décennies, comme les Tchèques de mon adolescence nous haïssaient, nous, dans les rues de Prague, quand je disais à ma mère, en russe, que j’aimerais bien m’asseoir un peu parce que j’avais très mal aux jambes – parce que, ma mère, je ne peux toujours pas lui parler une autre langue que celle qu’elle me fait si profondément aimer » (83). Cette dernière phrase est admirable et en même temps redoutable en raison de la profondeur à laquelle elle nous invite à penser, on allait dire à creuser. Les deux « parce que », qui s’enchaînent, la douleur aux jambes et la douleur tout court qui vient d’être évoqués à même l’évocation de la honte éprouvée, et le besoin d’amour de cette langue afin de s’attacher à jamais à la mère, nous disent que certes nous sommes constitués de plusieurs langues, que nous sommes, chacun à sa mesure, des traducteurs. André Markowicz se tient au plus haut dans cet exercice de l’existence, le plus radical, le plus exigeant et le plus nécessaire. Ainsi, à propos des éditions Mesures fondées par lui et Françoise Morvan, une articulation de l’existence, et après l’évocation des cercles de sa vie et ses travaux de traducteur : « Aujourd’hui, ce sont les cercles de Mesures qui se construisent, livre à livre, – je veux dire exemplaire à exemplaire. Des cercles plus exigeants encore, peut-être. Lentement, pour un cercle (oui, un cercle) nécessairement restreint. Mais tout aussi, pour nous, indispensable. Aussi vital. Pour mettre en ordre l’ensemble de nos vies, si c’est possible, trouver un lieu unique à l’élan qui nous porte toujours.
Je peux le dire. Pendant ces trente années, j’ai travaillé. » (71)
De plusieurs langues, en effet, nous sommes constitués. Mais d’une seule, on peut le croire, qui nous lie à la mère. D’une seule, vraiment, oui en ceci qu’elle est unique en un sens très spécial, de retournement de soi comme de son propre gant, car les mots sont une chose, mais rien sans la tonalité fondamentale qui les lie, les habite en se répandant parmi eux dans un flux continu et qu’on entend seulement en les ressentant. Cette langue unique est double, on ne trouve pas d’autre mot, plutôt peut-être est-ce mieux, une doublure, sans laquelle le vêtement de la langue ne tomberait pas correctement et sonnerait faux. On dirait du Gogol, on y pense à l’instant en imaginant le traducteur à l’œuvre dans cette doublure et appliqué à elle au point de fouiner dans ses manches, de l’appliquer sur son visage, de reconnaître le moindre fil tout en admirant plus généralement sa texture incomparable.
Ce « Journal » d’ Un An de guerre (2022), cela fait trois longues années ces jours-ci, parfois parcouru par des sursauts d’optimisme (le moins pire du pire est alors sensible), n’est vraiment pas comme d’autres. Car lui-même est retourné, et on a l’impression qu’il s’en trouve retourné comme on le fait de la terre ou d’une situation, dans un rêve au moins, par des poèmes. Des poèmes. ( ?) Quoi de plus fragile que des poèmes, et de plus inoffensifs ? Néanmoins, et loin de toute métaphore à la fois facile et mimétique de ce qu’elle prétend dénoncer, ils ne sont pas des armes (Mallarmé n’est pas une « machine gun » ainsi qu’on l’a lu un jour à propos de la guerre en Yougoslavie), mais des appels et des rappels, des retours au réel, oui au réel, réel et réalité confondus, le non symbolisable et la situation intriqués, indéfectiblement liés. Voilà ce qu’est certainement un poème. Et l’usage qu’en fait, non pas un usage, qu’en fait naturellement, spontanément, véritablement et authentiquement André Markowicz produit un effet de lecture bouleversant auquel aucun talent journalistique ne peut prétendre au titre d’un rapport ou d’un récit. Ce « Journal » ne raconte pas la guerre, il l’explique parce qu’il tend jusqu’à l’inexplicable. Alors à nouveau, en ces instants, le poème fait retour, c’est-à-dire qu’il vient comme pour la première fois, ou, mieux, parce qu’il fut écrit en un temps qui fut certes le sien, mais qui l’excédait, il se mettait en attente de la venue de sa venue, il surveillait son moment pour en même temps éclairer ce qu’il avançait et manifestait, et son obscurité propre qui n’était que sa raison profonde d’être (l’obscurité étant l’illusion d’un moment de langue qu’on ne comprend pas encore ou qui n’a pas été, pas même entendu).
La lumière dans la nuit, en effet, voilà le poème. Et puis on est tenté par retirer cette phrase et son affirmation en raison de sa grandiloquence. Mais on en retient l’idée, pourtant capitale, celle d’un événement qui traverse et pour tout dire fend pour l’ouvrir et en révéler la nature la situation et l’état des choses. Et cet état est si sale que seule une lumière irradiante, qui ne peut provenir de quelque commentaire que ce soit, est en mesure d’en percer l’obscurité. André Markowicz écrit, et pense et sent, il sent d’abord depuis la langue de sa mère, il « mesure » les choses d’après elle, il voit avec les yeux du poème. Celui-ci dans ses déploiements singuliers déclenche l’événement dans ce qui arrive. Il forme, et formule, sa vérité immanente.
Le nom de ce fond de la langue est, son nom vient sur le bout de la langue, Pouchkine, ses poèmes, son espace sonore, parce que physique, littéralement attaché à un espace, un climat, un ciel et une terre.
Mais alors, les habitants de l’est de l’Ukraine, les russophones, seraient-ils moins russes que les Russes avec leurs mères russes ? C’est que dans une langue, on entend une tonalité, des lieux et des événements, toute une géographie et toute une histoire. Une langue n’est pas un objet, ainsi qu’on a voulu, hélas, nous le faire apprendre dans notre jeunesse.
Et un poème serait ainsi le temps et l’espace dans lesquels une reconnaissance pourrait avoir lieu. À la réflexion, bien plus que du langage, qui dans les sombres temps comme le nôtre, s’effondre (c’est ainsi qu’il faut écrire, comme disent certains éditeurs), c’est là son signe annonciateur, et toujours planant, jusqu’à la catastrophe, un langage qui chez les maîtres du monde n’est plus qu’éructation et intimidation, qui, au mieux, si l’on peut dire, s’approche un peu de ce qu’un langage peut-être, dans le mensonge parce qu’il s’écarte encore un petit peu pour laisser passer l’air afin d’amortir l’oppression, le mensonge comme dernière marque de l’humain. Mais les maîtres ne mentent même plus, on le sait, ils « font ce qu’ils disent », sans jamais dire ce qu’ils font parce que s’ils étaient encore un peu honorables à leurs propres yeux humains, ils éprouveraient de la honte. Et c’est cela qu’il faudrait chercher à leur faire dire. Facile à dire.
Tout dans ce volume qu’on lit avec passion, même avec le recul, on ne sourit cependant jamais devant les erreurs de pronostic, car de jugement on n’en trouve pas, tout, donc, est affaire de trahison. De la langue d’abord, parce qu’elle contient et emporte ce qui sans elle n’existerait pas, le pays, la Russie. Mais la Russie vient d’être trahie par un nouvel usurpateur (quelle malédiction ! Boris Godounov encore, Pouchkine encore et toujours) et à l’heure d’écriture de ces lignes, la trahison se trouve redoublée par une autre, celle de l’Occident par lui-même, l’Amérique usurpée et usurpatrice se liguant avec l’usurpateur russe sous l’œil attentif du fauve tranquille d’Asie, la cinquième colonne piaffant par-dessus le marché sous nos propres latitudes, en Allemagne comme en France, les extrêmes se nourrissant en miroir à l’extrême, l’extrême gauche, qui ne vit que de cette situation parce qu’elle l’a en grande partie provoquée (raison des effets, raison des bêtises, des négligences accumulée et admiratrice du négligé en toute chose, promotrice de la licence sous couvert de la « liberté ») pour laquelle, au mieux, tous les beaux esprits, pour finir, dans la décrépitude, voteront, tous voteront, on déjà le bulletin à la main, pour manifester et « sauver la démocratie » (de celle-là, ainsi teintée et pervertie, qui en voudrait ?) alors qu’il s’agit d’autre chose, de la langue, de la littérature autre que débile, mal écrite, a-poétique, sans la moindre mémoire, alors qu’il s’agit de ce dont Pouchkine est l’image pour la Russie et, mutatis mutandis pour l’Europe tout entière et son âme comme disait Patocka en faisant usage d’un mot dont le demi-habile d’aujourd’hui se gausse. Cela fait beaucoup de malheur. Cela s’écrit insensiblement dans le présent au futur. C’est trop. C’est insupportable, parce que c’est devenu extrême. Et on se demande s’il est possible de revenir de tout cela.
Le lecteur de ce « Journal » d’André Markowicz en conviendra, peut-être son auteur également, c’est du moins l’impression très forte qui domine, répète de page en page, au-delà des circonstances, la même chose. Et pourtant le lecteur poursuit, halluciné, hébété, parce que l’horreur ne cesse d’être creusée et parce que ce « Journal » parvient, et en cela il restera même dans les décombres à venir, qu’on espère encore et toujours conjurer en recherchant des motifs d’espérer bien que chaque jour les enterre un peu plus, il parvient, oui, à décrire ce réel, empiriquement, concrètement, sans concession, honnêtement (on comprend, enfin, depuis sa propre langue, depuis son propre « Pouchkine », le français, pourquoi Péguy écrivait comme il le faisait).
Voilà, nous y sommes : une civilisation qui se trahit elle-même, en s’alliant par sa pointe prétendue, l’Amérique, aux faussaires et aux voyous. L’Europe n’est déjà plus qu’un musée, Notre-Dame, Florence, Venise, pour Américains, Russes et Chinois argentés, tous unis sur le dos de l’Europe, jusqu’à l’heure de leurs oppositions à venir, ce qui ne saurait trop tarder (il y a trop de monde !). La sensation est épouvantable d’horreur. Elle est lamentable. Tout, y compris l’Europe et nous -mêmes, est devenu lamentable et honteux. Dieu n’existe sans doute pas, mais le Diable, c’est certain, existe.
Que faire ? Rester lucide, agir en conséquence là où on le peut. Et puis lire Pouchkine, Shakespeare, Mandelstam, Boulgakov, ainsi que le magnifique (quelle nuit passée avec ce volume !) Clair soleil des esprit, si bien nommé, dans lequel on se réfugie comme du mauvais langage, ce machine-gun, cette fois-ci, qui rassemble les poèmes du baroque.
Livres éditions Mesures, janvier 2025.
© André Hirt
Le 15 février 2025
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