Opus 132 | Blog

Musique, Littérature, Arts et Philosophie

Allegri String Quartet, The Complete argo Recordings, Decca, 2023. (Oeuvres de Schubert, Beethoven, Brahms, Boccherini, Britten, Sebastien Forbes, Elizabeth Maconchy, Robert Sherlaw Johnson, Peter Sculthorpe). 

par | 28/07/2025 | Classique, Discothèque, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

On le connaissait de nom, on ne l’écoutait plus, on n’en parlait plus… La discographie est modeste, affirme un de ses membres, mais reste néanmoins conséquente. Le quatuor en question doit son nom à Gregorio Allegri (1582-1652) auquel on attribue la composition d’une première œuvre pour quatuor à cordes. Cela est sans doute anecdotique, mais on rapporte que la première lettre, A, du nom devait faire pendant, et un peu d’ombre pour ne pas dire jeter le trouble, du moins déporter l’attention, concernant cet autre quatuor à cordes londonien, les Amadeus, dont personne n’ignore l’importance.

Les Allegri sont donc un peu des perdants, des loosers si l’on veut, en tout cas sur la seule scène qui, apparemment, malheureusement et donc réellement compte, celle de la réputation. Les comptes, en effet… Le fondateur, William Pleeth, des Allegri, soit dit en passant sans doute le plus ancien des quatuors à cordes britannique en exercice, en a conservé le regret et très certainement une douleur.

Cela pour signifier que la musique elle aussi peut s’avérer injuste. Elle l’est encore avec tant de musiciens du passé qui auraient mérité autant sinon plus d’honneur que certaines stars. Elle l’est encore aujourd’hui de la même manière, elle le fut indéniablement avec le quatuor Allegri. Injustice, sans doute, certainement très souvent, malchance également, questions de diffusions et de concurrence (on vient d’évoquer les magnifiques Amadeus). Guère de complot, néanmoins.

Mais alors ?  L’histoire de la musique appartient à l’Histoire tout court, autrement dit elle connaît les mêmes drames et les mêmes tragédies. La distribution des mérites y est tout aussi aléatoire dans un cadre qui toutefois, et contrairement à bien d’autres (on songe à l’ « art contemporain, pour faire, vite, à la « poésie », pour faire un peu moins vite), ne laisse aucune place à la tricherie et aux usurpations qui se trahissent en l’occurrence immédiatement. Ainsi peut-on présenter objectivement, en surplomb, les choses, car l’enregistrement, contrairement à l’Histoire, permet, dans une certaine mesure au moins, sinon de rendre justice, du moins de reconnaître les injustices. Comme dans la grande Histoire, une dimension musicale, une dimension tout court des œuvres interprétées, ne fut pas repérée. Et comme elle ne le fut pas d’emblée, jusqu’à aujourd’hui, elle ne l’a pas été. Pas encore. La musique, toujours, rejoint la grande Histoire, parce qu’elle est affaire d’écoute et, par conséquent aussi (parfois surtout) de silence. Th.W. Adorno a beaucoup pensé et écrit à ce sujet, à la suite de Walter Benjamin. « Le silence des victimes… ». Non que les Allegri aient été (sont encore) à proprement parler des victimes, il faut garder la mesure, mais ce qu’ils jouent, les œuvres qu’ils mettent au jour avec des couleurs singulières, les leurs, inédites, cela, comme des individualités, n’a pas été écouté, donc plus largement entendu. L’Histoire est ce qu’elle est parce qu’elle ne s’entend pas. Parfois, elle se sent, mais mal élevée, elle n’écoute ni n’obéit à ce qui est dit. À cet égard, la musique est moins ce qui accompagne le mouvement général de l’Histoire (certes, ce courant, si l’on peut dire, sans jeu de mots, existe : le mainstream, ainsi qu’on le formule, un peu tout ce qui passe la rampe des médias et des journaux et qui, par sa lumière, fausse, rend sourd au reste, au bouillonnement que constituent ensemble les œuvres, les grands artistes, les travailleurs qui doivent affronter le bruit, c’est-à-dire la noise, la violence de l’amusicalité actuelle – l’Histoire devenant tragique lorsque la musique s’éteint sous la pression du bruit auquel participent comme ses agents tous le sectateurs dudit mainstream), la musique, donc, est moins le commentaire de l’époque qu’au fond d’elle, depuis le silence auquel elle fut ponctuellement réduite, la protestation envers elle.

On l’a compris : on désire faire entendre, parmi d’autres, les Allegri. Mais pourquoi donc ? Si on pouvait le faire savoir, et le savoir soi-même, ce serait tellement simple ! En effet, la seule chose qu’on puisse communiquer est qu’en écoutant ce coffret qui vient de paraître et qui ne recouvre en rien l’immense production par ailleurs du quatuor, quelque chose se fait entendre qu’on n’avait pas encore entendu (le « encore » comme signe du tardif et de la vieillesse, celle de cette musique, signe néanmoins de l’imminence, de l’importance, du point de butée devant lequel il faut décidément, une fois pour toutes, réfléchir). « Encore » ? Une voix, des couleurs, un ton qui ressemblent aux soupirs de quelqu’un, en effet étranglé de chagrin, derrière une porte et qui demande à être délivré, ou seulement, ou simplement, d’abord, entendu. Une ombre s’avance une fois la porte ouverte, son visage apparaît, elle se met à parler. Il est alors, voici le point de butée, impossible de se dérober. Il faut écouter.

Précisons à présent les choses, venons-y une fois pour toutes : combien de fois n’at-t-on pas écouté le 10ième quatuor, Les Harpes, de Beethoven, ou bien les grands quatuors, le quintette de Schubert, les quatuors de Brahms (mais on songe en premier lieu à celui de Beethoven, accompagné du 11ième, le Serioso,dans ce coffret et dans l’écoute duquel on s’est précipité) ? On a été, on ne trouve pas bien les mots, saisi par cette interprétation, moins d’ailleurs une interprétation qu’un traitement, une façon d’être avec l’œuvre, à la juste distance, la laissant vivre et se déployer comme une existence dont on sait qu’on n’en dira pas la vérité, c’est impossible, mais seulement la présence mystérieuse et en quelque sorte miraculeuse, annonciatrice, comme toute œuvre d’art authentique, de celles dont on vient de dire qu’elles ne mentent pas, d’un ailleurs dont on ne soupçonne rien mais de la réalité duquel on est persuadé.

Et c’est ce qu’on a ressenti à l’écoute. Aucun chichi, on ne sent pas l’interprétation, en un mot l’esthétisation toujours calamiteuse, mais l’angulosité têtue des choses réelles. William Pleeth avait une conscience musicale, mais d’abord existentielle : « La musique de chambre est une forme d’art musical si élevé que vous faites partie de quelque chose de tellement plus grand que vous ». Et ce serait d’ailleurs cela, très exactement, « exister », éprouver cela avec cette fois-ci la conscience d’avoir cette chance de connaître une telle expérience et de ne pas s’être perdu dans les fausses. Non qu’on soit dès lors dans le vrai, cela n’est pas, mais on se tient devant précisément ce qui est, et qui vous excède.

La conséquence musicale, on allait dire « éthique »,  s’ensuit : la clarté, l’immense clarté (ce serait par ce mot qu’on pourrait qualifier leur art, d’où, volens nolens, leur nom dont on a soudain l’impression qu’il survole le langage, qu’il enveloppe de son aura la musique qui est jouée dans un espace bienheureux) des Allegri, son tranchant, autrement dit, l’impossibilité de contourner leurs lignes musicales ou même de chercher à les éviter, eux qui sont si réels, si peu dans l’apparence, une verticalité donc qui se tend des deux côtés, les hauteurs certes, mais autant celles venues des profondeurs. On parlera de cette musique en faisant mention de sa dimension symphonique s’agissant plus particulièrement, c’est l’évidence même, de son intensité, de son ampleur, celle de la respiration (respirer est du temps à l’état pur, c’est de l’attente, de l’ouverture et c’est conserver ce que l’on a de plus précieux, un élan, une direction, une passion).

Précisément, l’ampleur de la musique devient dans les Schubert telle qu’on en reste pantois. Aucune reprise, pourtant la « caractéristique » de Schubert, n’est omise (ainsi qu’on le fait désormais quitte à « perdre » Schubert…). Et c’est bien le lieu comme le moment de lui rendre justice par le truchement de ces fameuses répétitions. Les négliger, c’est perdre de vue le sens qu’elles recèlent. Elles retardent la fin du voyage et en même temps, c’est là leur cyclicité, elles savent qu’il n’existe pas de fin, une arrivée ou un aboutissement qui délivreraient quelque signification. Schubert a mis au jour la plénitude d’un sens obsessionnel, la ritournelle du Leiermann, qui ne possède pas ma moindre signification.

Et si ce coffret, découvert par hasard, acheté par hasard (il existe une grâce dans les découvertes, et donc aussi les achats ; dans ce cas précis, comment avoir franchi le pas alors qu’on possède déjà tellement et tellement de versions de ces œuvres de Schubert ?) revêt une telle importance, on le doit à ce que le réel a rejeté, comme il arrive à la mer de le faire parfois, miraculeusement, une bouteille, en mettant un terme à une pensée désespérée qu’on croyait définitive : « Nous étions des perdants par rapport au quatuor Amadeus », confie le violoncelliste Bruno Schrecker ; il ajoute : « Il est triste que nous n’ayons jamais pu enregistrer comme nous l’aurions voulu ». Ces pensées-là, tristes en effet, ont certes accompli leur œuvre, elles se sont réalisées. L’Histoire, en tous les sens, nous les retourne. Ou bien comme l’ange de Walter Benjamin, cette musique s’avance dans l’Histoire le dos tourné. D’où sa consternation et sa tristesse.  Il n’y a là aucune consolation de mise. Mais il y a cette beauté, presque patinée, de la vérité qui n’a rien à voir avec la réalité (et qui, pour finir, ne veut rien avoir à faire avec elle – c’est un des sens majeurs de la musique).

© André Hirt

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Opus 132 blog musique classique contemporaine litterature arts philosophie partition

Les derniers articles

Liste des catégories