Quelque chose est commun à ces deux programmes, celui d’Alice Ader qui combine des pièces de Franz Liszt et de Philippe Hersant, auquel il est donné un titre étrange, c’est le cas de le dire, « Chimères », et celui de Gabriel Durliat, « In Paradisum », dont le contenu a pour cœur Gabriel Fauré, lui-même entouré par des arrangements de Bach, par Liszt, Myra Hess (celui-ci bien connu, « Jésus, que ma joie demeure ») et Gabriel Durliat lui-même. Tout oppose ces deux programmes, au moins dans les intitulés, au moins en apparence, mais ils s’enchaînent puisque la dernière pièce présentée par Alice Ader est de Philippe Hersant, Paradise Lost, et nous entrons en effet, on rentrons dans le Paradis avec la musique interprétée par Gabriel Durliat.
Il est inutile d’accumuler les épithètes, elles-mêmes inutiles, pour qualifier les interprétations des deux pianistes, on soulignera leur cohérence. Le jeu d’Alice Ader s’inscrit dans un espace qui est celui, trouble, du rêve et des ombres, d’où sans doute le titre donné à l’ensemble, Chimères, qui n’est à la réflexion, si l’on peut se permettre, le plus exact (pourquoi pas « Ombres » par exemple ?) alors que le programme de Gabriel Durliat s’étend dans l’au-delà à partir des Nocturnes de Gabriel Fauré.
Outre ces cohérences respectives des programmes, on s’attardera sur quelques aspects de l’une et de l’autre. Alice Ader, grande dame de la musique, aussi importante que discrète, parle de l’espace spécifique de la mort. Car la musique est en mesure, avec la littérature, d’en retirer quelques mots grâce à la combinaison poético-musicale qu’Orphée incarne. On entre dans la mort, on ne sait où l’on est ni où l’on va, c’est le labyrinthe de l’évanouissement continu que l’on parcourt dans un tournis. Au demeurant, mourir serait ce tournis dont la musique conserve bien des traits. Plus modestement, cet espace par lequel on entre dans la mort est celui de l’entre-deux, un tunnel qui est bien réel mais qui ne possède aucune existence. Un peu plus loin, on saura, c’est une façon de parler, que la mort est sans exister. Ou bien nous nous trouvons, parfois déjà, dans un espace qui n’est pas du monde, pas même du temps. Une sorte de suspens, donc, comme une longue hésitation ontologique.
Entre la vie et la mort, se trouverait donc un troisième état en tout point comparable avec celui dans lequel se déploie la musique. Et Franz Liszt le savait fort bien. La musique est ce qu’il y a de plus sensible, de plus pénétrant dans l’âme, ainsi que l’affirmait déjà Platon, et elle est néanmoins si impalpable, si insaisissable dans les formes qu’elle éveille dans l’esprit. D’où ces ombres et ces chimères, ce voyage qui sur un cours d’eau passe devant elles. Nous sommes à Venise, la nuit, « lugubre gondole », Richard Wagner est mort à l’instant (le désespoir, envers et contre tout se fait entendre jusque-là) et a entamé son propre voyage. Il se trouve présentement dans l’espace qu’on a dit et que la musique de Franz Liszt accompagne.
S’agissant d’ailleurs de cette dernière, à l’écoute, on est une fois de plus persuadé qu’en elle quelque chose s’est comme lâché, on prendra l’image d’un réservoir d’eau ou un barrage, tonal, qui aura cédé sous la pression de la musique elle-même qui exigeait d’aller plus loin dans sa pénétration, son écoulement dans le monde et, à vrai dire, sa visitation.
La musique cherche à rendre compte de cette visite. À l’avance, elle a parcouru et un peu séjourné dans cet espace dont le rêve nous donne une idée parce qu’il en provient lui-même et y retournera en se faisant oublier. Toutefois, la musique n’a pas tout oublié, il lui reste un souvenir voilé de ce voyage. Le Lethédont parle John Milton et qui est cité par Philippe Hersant dans la pochette du disque, en est l’attestation.
Ce qui fait de ce disque « quelque chose noir », écrivait Jacques Roubaud à l’ombre de l’ombre d’Alix Cléo, In Black est en effet le titre d’un moreau de Philippe Hersant, lugubre, gris comme les nuages, perdu, abandonné par les couleurs de la vie … Et pourtant, l’écoute s’achève par un sentiment dont le caractère paisible est peut-être le plus surprenant. Il n’est pas question de quelque sérénité, ce serait trop facile s’agissant de la mort, mais d’un accompagnement presque doux par la musique qui se révèle, en effet, comme il est affirmé par Alice Ader elle-même à propos de son programme, d’une compagne.
Gabriel Durliat, quant à lui, se caractérise par la sérénité qu’il retire de la musique comme de sa nature et de la destination qui serait la sienne, autrement dit son apport de consolation. Nous sommes pourtant, à l’écoute, déjà dans l’au-delà, du moins dans cet espace intermédiaire qu’on a dit. Il y a cette nuit, sombre elle aussi, mais comme l’automne, elle n’a pas tout a fait perdu ses couleurs. Rien n’est abandonné, tout est tenu, retenu et contenu. C’est une jeunesse continue, dans l’éloignement serein d’elle-même et en même temps sa garde. On vient d’approcher de la musique de Gabriel Fauré, triste et heureuse en même temps, nostalgique et vivante, sans le moindre silence auquel en effet elle ne donne aucun droit. De même que la musique de Bach qui à sa clef impose un impératif, celui de ne pas désespérer et de conserver la joie.
Et c’est pourquoi, après des écoutes disjointes, on les a ensuite enchaînées les deux programmes dans un doux glissement ou frôlement, le long d’un fleuve qui traverse la vie et la mort et qui s’appelle « musique ».
© André Hirt
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