Peu nombreux, finalement, sont ceux qui, et en particulier les musiciens, qui ont tracé en nous les marques d’une expérience véritable, ceux donc qui auront dénoué l’encombrement ou le silence de ce que nous sommes, de notre parole et qui auront permis de délier quelque peu notre existence.
Alfred Brendel fut de ceux-là. La disparition est ce moment où une révélation, aussi modeste qu’elle puisse paraître, a lieu. Une levée. Nécessairement, ajoutera-t-on, s’agissant des personnes de cette qualité que l’on vient d’évoquer. Le musicien vient d’avoir droit à un hommage universel très mérité et notable, mais dans des cadres et par un public finalement confidentiels. En revanche, la discrétion, confinant au silence ou, pire, à la vulgarité qui expédie l’information en quelques secondes, qu’il s’agisse de celles et ceux, comme on dit, qui n’ont jamais écouté une seule note de lui, ou des médias s’agissant de grands artistes de cette trempe est un cas de figure relevant d’une symptomatologie remarquable de l’époque. Elle devrait faire, enfin, dans la lignée de Karl Kraus et non de la « sociologie » (sociolâtrie) actuelle l’objet d’une étude majeure. Peu importe, hélas, le plus important peut-être étant que Alfred Brendel appartient à la race des pionniers, c’est-à-dire des taiseux, ceux qui se tiennent dans l’ombre et attendent tout d’eux-mêmes et non de leur réception par le public et encore moins de leurs pairs. Ils ne recherchent pas la reconnaissance, ils travaillent à une révélation dont ils se sentent les messagers.
Voyez Alfred Brendel enregistrant pour la firme Vox les Beethoven que l’on sait (avec le recul du temps seulement), ces disques que l’on trouvait et achetait, étudiant, avec quelques sous rudement économisés, au bas du boulevard Saint-Michel, au sous-sol de Gibert, dans les années 70. Silence, en effet, de toutes parts. On avait presque honte d’en parler autour de soi avec admiration. À peine quelques années plus tard, on vit paraître ce gros coffret Philips comprenant les sonates de Schubert. On en était personnellement resté à Schnabel, on ne connaissait pas, par manque de disponibilité et d’argent (les imports Japon coûtaient une fortune et étaient difficiles à trouver) les Serkin ou les Richter. On n’en croyait pas ses yeux, encore moins ses oreilles. André Tubeuf, allait-on apprendre, détestait ce coffret, pour des raisons qui m’échappent encore aujourd’hui (je pense qu’outre sa détestation des intégrales ses répugnances tenaient à un rendez-vous manqué entre eux, à un conflit de personnalité et de cultures, un conflit causé par deux manières opposées de lire dans Schubert).
Ce coffret répondait pourtant à une exigence majeure : pouvait-on laisser toutes ces sonates de Schubert (on jouait la si bemol, Horowitz surtout, mais les autres ?) dans l’ombre, et plus généralement réserver même les plus connues à Schnabel, donc aux anciens ? Alfred Brendel aura donc fait entendre ce qu’on n’a jamais entendu (pu entendre), en particulier donc ces sonates antérieures aux dernières et qui sortaient comme d’un purgatoire. Un vrai miracle pour un jeune homme, car c’est ainsi que cela fut ressenti.
Lui, Alfred Brendel, le musicien hors-norme, hors-concours (Dieu merci, il n’en fut pas déformé, écrasé !), comme tout ce qui ne se soutient ni ne se revendique pas d’un cadre, d’une autorité, toujours imaginaire mais à laquelle le public se laisse généralement prendre), a soulevé les origines de ces partitions oubliées en soufflant sur elles et en laissant se dégager leur poésie très singulière qui ajoute un pan désormais indispensable à notre écoute du romantisme musical.
Ce travail de soulèvement, de mise en exergue des secrets contenus dans ces sonates, fut le travail de fond d’Alfred Brendel. Il avait manifestement compris qu’il fallait refaire tout le chemin de Schubert pour l’entendre comme il faut. Alfred Brendel, le musicien-poète ne concevait pas de jouer une musique sans savoir de quel contexte elle émanait, ce qu’elle révélait. Il convient donc de ne pas seulement jouer des notes (surtout ne pas en rester à cette fascination, à ce fétichisme de l’écoute !), mais de lire les poètes et les philosophes comme de regarder les peintures. Faire entendre cela, la musique bien sûr, et ce qui se trouve dans la musique et sans quoi elle n’est rien d’autre qu’une abstraction et une prouesse exclusivement technique. Finalement, il entendait la musique sans la jouer. Il a aussi toujours entendu la musique même lorsqu’il ne la jouait plus. Et sans regret, car qu’y avait-il à regretter ?
Il n’empêche, malgré sa célébrité lentement acquise, Alfred Brendel occupa paradoxalement la place de musicien des marges. Déjà, fondamentalement, et à tous égards, il nous venait de nulle part. Et puis, au demeurant, la poésie, au sens large qu’on a esquissé plus haut et qui englobe la musique, la pensée et la philosophie, provient des marges, parce qu’elle n’est pas de façon déterminée, quelque chose. Alfred Brendel jouait la musique en artiste intégral. La musique comme art à part ne lui suffisait donc pas. Il fallait passer par les marges pour aborder la clef de la partition.
(Cela nous instruit aussi, nous qui ne sommes pas techniquement musicien, sur ceci, que nous la jouons sans le savoir à notre manière).
C’est donc par Schubert qu’on a fait personnellement connaissance de la personnalité musicale d’Alfred Brendel, bien avant que son nom devienne sonore avec de nouveaux Beethoven, des Liszt mémorables et des Schumann qui ne le sont pas moins (ceux avec Heinz Holliger au hautbois ont donné lieu à des moments de grâce lors de leur écoute). Mais c’est un autre disque qui marqua, un Bach, tout petit et solitaire, un des premiers disques compact (on parlait comme cela à l’époque) contenant le Italienisches Konzert, la Chromatische Fantasie und Fuge, et quelques autres pièces enregistrées en 1976. On se mit à entendre autre chose que Glenn Gould, on percevait une autre provenance, tout aussi intellectuelle mais également très sensible. Dans Bach, il y avait eu Edwin Fischer, il y aura bien Argerich, même Pirès et Andreas Schiff, mais ce disque constitua une autre révélation, une actualisation et une projection de Bach, on veut dire très simplement un Bach pensé et non une accumulation d’exercices, un univers en somme qu’on pouvait toujours et sans doute à jamais habiter et donc exister.
Alfred Brendel était l’homme aux grosses lunettes derrière lesquelles, comme ce n’est guère courant dans ce cas, on croisait très clairement de grands yeux, on aurait cru des questions si spontanément ouvertes s’il ne s’agissait pas de l’expression d’une curiosité pour autrui sans la moindre concession pour ce qui y ferait obstacle, et par conséquent d’une générosité manifeste.
Alfred Brendel était l’homme au béret, l’homme de l’auréole d’un être fini, sans religion manifeste ou mentionnée, qui explorait avec bonheur, au-delà des douleurs et des tragédies, l’infinité de cette finité.
© André Hirt


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