Après les écrits d’Arnold Schönberg récemment parus aux mêmes éditions, après ceux d’Anton Webern que l’on déjà pu lire auparavant, avec ce nouveau volume consacré aux écrits et aux entretiens d’Alban Berg, impeccablement édité, annoté et dirigé par Georges Starobinski, le mélomane de langue française est comblé au regard de la passion qu’il éprouve pour ce qu’on appelle la seconde « École de Vienne ».
Le volume se compose des écrits « littéraires » d’Alban Berg et démontre, s’il le fallait, sa connaissance substantielle de la littérature ainsi que l’ambition qui, dans sa prime jeunesse, était la sienne en cette matière, en particulier, on s’en doute, son intérêt pour le théâtre qui devait, on se le dit ainsi, déboucher sur les compositions majeures que sont Wozzeck et Lulu. On lira ensuite de véritables essais concernant les Gurre-lieder de Schönberg en particulier, de son Pelléas et Mélisande aussi. Enfin, on entendra avec bonheur la « voix » de Berg vivant dans les entretiens concernant surtout la composition et les représentations de Wozzeck. Pour conclure ce déjà gros volume, moins intimidant néanmoins que celui consacré à Schönberg, on pourra s’aider des notices éclairantes et érudites consacrées aux différents chapitres qu’on vient d’énumérer.
Sur le fond, et pour cerner au plus près cette musique, subjectivement, cela va de soi, comme on doit s’y fier en matière d’art et de musique en particulier, car c’est l’auditeur en l’occurrence qui vit et existe à travers l’œuvre, qui ne se satisfait ni de la rumeur la concernant (contre laquelle Berg n’a au demeurant pas cesser de polémiquer et donc de protester, en défendant son maître Schönberg surtout, contre les platitudes émises selon lui par Pfitzner, pour la musique dite atonale, pour le classicisme maintenu jusque dans l’extrême modernité), ni de l’appréhension purement esthétisante, encore moins intellectualiste. Et c’est cette chair que l’auditeur demande à l’œuvre, cette proximité qu’on dira simplement « humaine », un sens qui loin de désigner quelque platitude exige attention, esprit et compassion, ce qui s’impose en réalité comme le contraire de toute facilité et de réaction purement affective, ce pôle opposé de toute pensée. Berg en effet pensait dans sa chair, il suffit d’entendre un peu de sa musique.
En cela il se distingue de Webern, un pur lyrique laissait entendre Adorno à son propos, ce qui voulait souligner une dimension trop formelle, ainsi que de Schönberg, très métaphysicien en vérité. Berg est en effet l’humain même, son creusement jusqu’à « l’homme infâme », celui que l’on estime tel alors qu’on en néglige les profondeurs, les vérités qu’il exprime ainsi que les beautés propres. Ainsi, Wozzeck est partout rejeté jusqu’à devenir criminel, Lulu elle aussi tuera parce qu’on n’aura pas su voir et sentir en elle la richesse et même l’amour qu’elle pouvait exprimer. L’incompréhension, en somme s’agissant de tous les deux.
Adorno souligne la beauté propre de la tonalité que Berg déposait sur et dans son nom lorsqu’on l’appelait au téléphone et qu’il le prononçait, une seule syllabe pourtant, immense cependant dans sa grandeur intensive comme s’il retenait sa signification dans la langue allemande (montagne !), au point que le philosophe évoque à son propos le « ton », celui qui enveloppe et la personne et l’œuvre, l’une dans et à travers l’autre, l’une passant par le fond de l’autre. Une œuvre est en effet un ton. Et un ton est le propre d’un être, toujours incomparable et insubstituable. Le ton de Berg est immédiatement perceptible, sans doute dans sa voix lorsqu’il parlait, instruit en cela par Karl Kraus, se laissant guider par la diction juste. La langue n’était pas encore détruite par les vociférations, et la voix hélas perdue de Berg pour nous en reste à travers sa musique l’opposé. On peut s’en faire une idée tonale par exemple, dans l’usage, irrésistible de couleur, du saxophone dans Lulu dont la dimension charnelle est au demeurant plus simple, plus directement expressive même que dans le Pierrot lunaire de Schönberg. La relation à Büchner surtout et à Wedekind dans cet ordre d’idée va de soi.
Mais il y bien autre chose encore dans l’œuvre de Berg, on dira son secret, la dimension qui reste secrète de ses œuvres, comme s’il avait composé pour à la fois se cacher et révéler quelque chose de lui-même ou de ce qu’il aurait entrevu. On ne songe pas uniquement à la Suite lyrique dont on sait à présent qu’elle exprime de part en part, mais sur un mode crypté, son amour pour Hanna Fuchs. « Du bist mein eigen », comme dira Zemlinsky avec les mots de Tagore plus tard dans sa Symphonie lyrique dont le titre est évidemment tiré de l’œuvre de Berg. Les autres œuvres conservent un mystère, on dira le partage avec d’autres existences, une vie double en un certain sens. Être lui et un autre afin de lui rendre justice (Wozzeck…), être là mais avec la toute jeune Manon Gropius pour l’élever à l’immortalité, là-bas, ailleurs, dans l’Au-delà (le Concerto à la mémoire d’un ange), être avec Schubert (peut-être son musicien préféré.. ? C’est en tout cas subliminal la plupart du temps…).
Pourquoi donc aller jusqu’à ces considérations dont on pourrait affirmer qu’elles sont seulement hypothétiques ? Ne serait-ce que pour souligner, et on le fait avec force, ceci, que la musique de Berg n’est en rien formelle ou formaliste, mais qu’elle procède, avec ses moyens, qui sont adéquats et par conséquent honnêtes, au plus près de « l’humain », à son niveau, pour préciser encore ce qu’on a dit (écoutez donc la musique et non pas « l’atonalisme », ce qui, un mot aussi, ne veut strictement rien dire). Si l’art musical nouveau de Berg s’est d’emblée mis au niveau de l’humain, c’est qu’il a pressenti ce qui allait advenir historiquement de lui, la folie, le désespoir, l’humiliation dont celle infligée par le monstre Jack l’éventreur à Lulu dans les chiottes de Londres n’est que la prémisse de la destruction généralisée.
Parler d’un sentiment extrême de la justice chez Berg est cependant insuffisant. Pour prendre les choses par là où il faut, par là où elles s’imposent, c’est alors celui de l’injustice qu’il faut faire valoir et c’est lui qui motive expressément la pensée de l’humain dans l’immanence de l’œuvre. Berg, dans son texte polémique majeur, se situe aux extrêmes de l’esthétisme de Pfitzner et de la pauvreté, et on peut le dire, de la platitude, de son sentiment du beau (qui se résume à l’énoncé terminal d’un « accord parfait » !). Celui-ci relève d’une tout autre profondeur et d’une complexité, un mot décisif s’agissant de Berg, de ce que ce qualificatif prétend désigner. Et seul un travail d’examen de la forme qui va jusqu’au point où elle renaît de son contenu comme de sa justification peut prétendre parvenir à ce que « beau » veut dire.
C’est pourquoi, sur le plan de la forme, Berg a toujours choisi, suivant entre autres, rapporte-t-on, son admiration pour Proust, les phrases longues, le thème n’étant pas déterminé comme un principe duquel le reste découlerait. Mais c’est le mouvement des choses, leur réalité, qui extrait le thème. Celui, central, de Lulu, aux cordes, est exemplaire à cet égard. La phrase courte, en revanche, le bref, apparaît douteux, bien trop abstrait et impérieux. Et lorsqu’il semble que la brièveté de l’expression est mise au premier plan, on n’oublie pas ce qu’elle enveloppe, comme dans plusieurs passages de Wozzeck. La plus belle phrase longue, un continuum, est celle du Concerto à la mémoire d’un ange.
Au demeurant, la phrase longue n’est pas une simple manière de parler car elle se légitime par son intention d’envelopper (d’épouser) le réel. La tâche est infinie, encore romantique, mais surtout, elle recherche d’une part l’exactitude et non le jugement de surplomb aussi bref et donc violent qu’une sentence, et d’autre part elle se confie au mouvement objectif des choses, en l’occurrence au contenu de la musique elle-même dont surgira la forme. C’est la musique elle-même qui impose sa forme. On trouve dans l’œuvre de Berg une sorte de musique improvisée, d’un genre très nouveau, dans laquelle la forme se cherche (on songe au Concerto de chambre) afin d’exhiber et sa nécessité et sa vérité. L’atonalité, pour dire les choses directement, n’est pas un principe, mais le matériau par lequel une œuvre actuelle recherche sa raison d’être et les moyens d’un dévoilement de ce qui est comme de ce qui vient. La musique de Berg dégage un trouble qui laisse deviner la profondeur de champ et de plans de l’œuvre, et dont le secret indique un des aspects.
La forme est le matériau qu’une époque, avec toutes ses caractéristiques, impose. Berg sentait tout cela. Adorno lui-même n’a pas manqué, dans les textes qu’il lui a consacrés comme dans sa monographie, d’en tirer les enseignements. Quelqu’un d’autre, Soma Morgenstern, a recueilli d’autres témoignages que l’amitié rendait accessibles (on invite, modestement, un éditeur un peu courageux à traduire le beau livre, Alban Berg und seine Idole).
Tout au long des pages de ce très beau livre des écrits et entretiens de Berg, duquel on lève si souvent les yeux pour rêver à on ne sait quoi, un autre monde, ou plutôt à ce dont Berg lui-même rêvait, et c’est cela le miracle d’un livre, d’une œuvre musicale ou celui que délivre, même inconnu, un être dont on pressent, avec la lucidité de ne pas idéaliser en quoi que ce soit, qu’il incarne la tendresse absolue, fondamentale, quasiment métaphysique. Sur le visage de Berg, on perçoit une tristesse infinie, un retrait à vrai dire. Un pessimisme, estimera-t-on certainement, mais immédiatement on ose à propos de son œuvre, ce qui vaut également pour lui-même, un qualificatif inédit afin de souligner la fenêtre (ce que cette œuvre est de part en part) d’ouverture à l’autre, d’affection en vérité, celui d’une capacité critique envers l’état de la société et les conditions auxquelles cette dernière soumet les êtres et surtout les plus fragiles, celui d’une négativité, non pas néantisante ni dialectique, mais qu’on dira vibrante de sollicitude et habitée.
© André Hirt


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