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A propos des deux livres d’André Hirt

par | 2/11/2025 | Bibliothèque, Editoriaux et chroniques, Littérature, Notes de lecture, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Le voyage avec l’enfant – un récit,  Les Grands détroits, Coll. Carnets, juillet 2024 et

         Seuils du silence – une chronique, Les Grands détroits, Coll. Carnets, septembre 2025

         Si les deux livres d’André Hirt tiennent une part de leur puissance à leur même profond adossement à sa vie, leurs objets sont suffisamment distincts et suffisamment exposés à la méditation pour qu’on puisse les lire séparément.

         Le voyage avec l’enfant – un récit ose le dialogue avec l’enfant qui, généreusement accueilli en l’adulte, délivre, dans tous les sens du terme, les impressions, les émerveillements et les effarements, les furtives rencontres, les peines et les joies où s’initie et s’éprouve l’existence, telle qu’elle défie la parole, dans l’entourage silencieux d’une famille démunie et le cadre d’un austère village mosellan abandonné, à la frontière allemande.     

         Seuils du silence – une chronique est situé dans une période qui précède, surplombe et d’une certaine façon « réalise » celle de l’enfant. C’est le moment où André Hirt prend en charge l’irruption et les ravages de l’Histoire. Ce volume donne peut-être son sens au choix du triptyque dont il occupe, dans l’ordre du sens et donc au-delà de celui de la chronologie, une position médiane, centrale, peut-être fondatrice. Nous ne sommes pas dans le village de l’enfant mais dans celui, voisin, où vivait la famille de sa mère, au début de l’offensive allemande de l’automne 39. Le livre projette le lecteur dans la guerre, parmi celles et ceux dont la mobilisation et l’invasion ont fait basculer les vies : l’exode massif imposé par les autorités françaises, puis le retour dans un village occupé, et, aussitôt, l’enrôlement brutal des trois oncles de l’enfant dans la Wehrmacht. Miraculeusement revenus des années de guerre sur le front de l’Est, auxquelles André Hirt consacre des pages d’une incroyable force d’évocation, les trois hommes reviennent en quelque sorte échouer dans leur village, où ils entraînent leur famille dans le douloureux silence dont ils ne pourront sortir. Le livre n’est pas « sur » les Malgré-nous, il révèle et confie au lecteur l’anéantissement où la guerre les a précipités ainsi que, de proche en proche, les familles et villages de la région. Affectivement autant que cliniquement attentif à un groupe de personnages brisés par cette épreuve, André Hirt tente de percer cette chappe de silence. Thérèse, Ludvina, Alex, Georges, Adalbert, Paul, Nicolas, dit Nickel : il faut prendre la mesure du choix de faire des prénoms de ces personnages des titres et sous-titres du livre.

         Tout l’enjeu de cette entreprise est de faire sentir, presque physiquement, à quel point le projet de témoignage témoigne nécessairement … de sa limite, voire de son implacable échec. L’extrême violence de la guerre ne relève d’aucun témoignage : c’est en quoi elle est peut-être comme à la pointe de l’existence des hommes. Le lieu du pluriel de leur condition, le lieu énigmatique du risque dont « politique » est le nom. Et c’est là sans doute ce qui donne à ces livres leur gravité. Étudiant en philosophie, puis professeur de philosophie en classes préparatoires, en particulier à Strasbourg, où il a croisé et accompagné de grands noms de la philosophie contemporaine, auteur de nombreux livres, André Hirt s’exerce à une écriture qui puisse donner à penser ce qui, de l’existence, ne relève peut-être d’aucune discursivité de système ni de traité.

         L’expérience ou l’épreuve « cruciale » dont il a pourtant décidé de témoigner ouvre ainsi à la question d’une façon de philosopher autrement. C’est en quoi il a toute sa place dans le projet éditorial des Grands Détroits. Aucune formule définitive ne peut bien sûr être déduite de ces deux livres : la discontinuité du triptyque annonce peut-être qu’il ne s’agit pas de tendre à une conclusion, mais de tenir un engagement. Quelque chose comme le geste de la composition et de l’interprétation musicale, dont André Hirt est aussi le décrypteur passionné.    

         L’ampleur du défi se voit et s’entend à même l’écriture, au point que ce terme échappe ici aux codes et aux tripatouillages de la communication pour retrouver le monde des sortilèges et des charmes où il exerce sa vraie puissance, dans la compagnie audacieuse et insolente de « littérature », de « philosophie » et d’autres qui composent tout le long du livre une sorte de lexique renouvelé de l’existence.   

         Au plus loin de tout égocentrisme ou égolâtrie, André Hirt ouvre son texte au témoin « malgré lui » qu’il est d’abord lui-même, comme on ouvre sa porte, son atelier, sa scène, son cœur à un compagnon d’aventure. Ce personnage immédiatement, délibérément, inlassablement présent dans l’anonymat de la troisième personne du singulier veut et vient d’abord manifester son profond respect et son immense attachement pour celles et ceux qui ont fait et font silencieusement face à la sauvagerie de l’histoire. Si la phrase est inquiète, hésitante, mystérieuse c’est que, pour l’auteur, il s’agit sans cesse d’écrire ce qu’ « il se dit », quant à cette résistance héroïque jusqu’au mutisme. Il y a une leçon d’éthique dans ce démêlé avec les mots : le choix de cette écriture est à la hauteur du courage de celles et ceux qui « survivent » à la souffrance.

         Lui, Le silence, Écrire, traduire, témoigner, L’arrivée : ces titres permettent de mesurer la portée des courts et émouvants derniers chapitres consacrés à l’arrivée dans ce temps et cet espace du village, d’un jeune instituteur : le père de l’auteur.

         C’est donc bien d’une autre façon d’écrire la philosophie qu’il s’agit.

© Yann Mouton, éditeur, Les Grands Détroits, 11/2025.

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