Grandeur et démythification
À propos de la Missa Solemnis de Beethoven
Il y eut, indéniablement, la fascination pour la grandeur, mais comme gênée ou déçue, c’est du moins l’impression que l’on retire de la lecture des Carnets et de la Correspondance. En témoigne dans un autre ordre d’idée la colère, souvent perçue dans la musique, mais alors une colère qui se sent aussitôt coupable… Fidelio, cet anti-Cosi fan tutte, marqua un point d’équilibre entre la passion amoureuse, son ivresse toutefois contrôlée, raisonnée, et, précisément, la dimension formelle parfaitement maîtrisée que la musique à la fois incarne et enveloppe. Bien plus tard, le « Chef-d’œuvre distancié » qu’est la Missa Solemnis selon l’expression quelque peu ésotérique ou cryptée d’Adorno répétera la grandeur, comme son titre d’ailleurs l’indique d’un côté (tout en ne négligeant pas l’autre hypothèse, peu pratiquée, selon laquelle Beethoven aurait pu entendre dans « solemnis » ou « sollemnis » l’autre sens, inverse de « solennel » ou de « consacré », celui d’ « habituel », de « commun », sans et avec jeu de mots « consacré par l’usage », hypothèse qui corroborerait ce que l’on voudrait mettre en valeur ici) tout en la dépassant indéniablement. C’est une manière de dire aussi que Beethoven écrit une musique religieuse sans religion, qui ne relève d’aucune religion ou bien, en toute rigueur, dont les moments (Credo, Sanctus, etc.) ne sont qu’une manière de nommer des gestes et des pensées très singulières qui s’approchent au plus près certes du divin mais en référence à ou depuis la seule idée de l’humain ou de l’humanité.
Parallèlement, ce que la Missa fait entendre et en quelque façon déclame se tient en même temps sur la réserve, au point de, progressivement, ne plus être que réserve. L’œuvre, de l’aveu d’Adorno et malgré ses efforts de déchiffrage, est étrange et étrangère tout à la fois, ce que condense le titre, auquel on peut conférer également d’autres significations et allusions, Verfremdetes Hauptwerk-zur Missa Solemnis (1959), que l’on a traduit par Chef-d’œuvre distancié–À propos de la Missa solemnis. Assurément, c’est cet élément à tous égards étrange que partagent la Missa et les œuvres tardives. La messe chapeaute et prend en écharpe, ou de haut, au-delà et à travers le temps, l’ensemble de l’œuvre beethovienne. On a joué ensemble, à sa création, la Missa avec le IX° Symphonie, et on n’a peut-être pas, en tout cas, assez, et sans le moins du monde en faire le reproche, qu’il s’agissait dans cette continuité entre les deux œuvres imposantes d’un ensemble qui allait harmonieusement de soi, alors qu’on fond, et depuis ce fond, il s’agit en réalité d’un oxymore ! L’éclat de la Missa renvoie au secret des Bagatelles opus 126. Le Gloria et le Credo de la Missas’épuisent et s’éteignent, tout en se faisant entendre encore, dans la sonate opus 106 Hammerklavier et même dans le mouvement de retrait et d’adieu de l’Arietta de l’opus 111.
Pour Adorno, la Missa « demeure énigmatique, incompréhensible et [qui], quel que soit son contenu, n’offre aucun point d’appui à l’admiration générale dont elle fait l’objet. » Plus loin, le philosophe évoque sa dimension « exigeante ». En même temps, il fait le parallèle, au sommet, entre l’œuvre du musicien et la philosophie de Hegel : « la puissance de Beethoven, faite d’humanité et de démythification, exige justement d’elle-même la destruction de tabous mythiques ». Ce point, ou plutôt cette dimension, est en effet décisif : l’œuvre entière de Beethoven consiste, et se déroule comme telle, en une démythification. Au premier chef on doit prendre la mesure de ceci que les œuvres tardives se démythifient elles-mêmes au titre d’œuvre. Davantage, elles se démythifient elles-mêmes comme lorsqu’on dit, Benjamin reprenant F. Schlegel, que « l’Idéal de la poésie, c’est la prose ». Ce n’est pas là simple analogie, car la grandeur « poétique » est ramenée à la nécessité et à la vérité terrestre du poème, tout comme la grandeur mathématique, ou quantitative, doit être reprise dans son éventuelle profondeur à même « les plus petits choses », dirait Nietzsche, ou dans et par des bagatelles.
En premier lieu, donc, la Missa n’est plus une messe ! Son contenu excède la ou les religions instituées ou bien les contourne. Adorno en fait la remarque, mais curieusement, par la suite, il entend la Missa à travers son « aspect sensuel exactement opposé au dernier style ». Si effectivement, « l’aspect sensuel » en question relève d’un « penchant vers la pompe, vers une monumentalité sonore », on ne peut que donner son assentiment. Mais la Missa est si rêche, si peu séduisante pour l’oreille, du moins dans le Gloria et le Credo, qu’on ne peut parler objectivement de « brillance sensuelle ». Il est plus vrai, en revanche, que « cette tendance vers la persuasion au moyen d’une sonorité écrasante n’a pas été pour rien dans l’autorité acquise par la messe : elle aida les auditeurs à surmonter leur propre incompréhension ».
Et « l’incompréhension » est bien le terme le plus important dans cette affaire. N’importe quel auditeur entend le choc des membra disjecta, des éléments dispersés de la musique, comme de petites cellules qui ne font pas système, qui se reflètent et encore jamais de façon fixe. Aucun mouvement ne les agite qu’on pourrait qualifier de « dialectique », et Adorno le note fortement à ce sujet. Dans son processus de démythification, qui est aussi sa méthode, Beethoven ne ment pas. Si son œuvre repose sur un principe, c’est que l’art ne doit jamais mentir. Ou bien, voilà qui confère à l’œuvre à la fois toute sa difficulté, sa complexité et sa modernité, c’est qu’elle doit déjouer l’apparence, la sienne comme toutes les autres, alors même qu’une œuvre, comme l’art en général, est indissociable de l’apparence. Par ailleurs, aussi bien le contenu que le matériau, que la forme et la méthode indiquent sans conteste la soustraction du travail artistique certes au mythe et à la religion, mais aussi et tout autant, comme reprenant ainsi de manière critique la direction prise par la IX° Symphonie, à l’Histoire.
Ce n’est pas encore tout. D’une part, la Missa prend ses distances à l’égard de l’expression purement subjective. En même temps, elle présente des éléments objectifs, hérités de la tradition, des conventions tout en se laissant, au gré du déroulement de l’œuvre, pénétrer par la subjectivité. Le travail artistique s’effectue ainsi sur la finitude, et s’achève en elle. Il prend en ce sens, par la démythification et l’abandon de la naïveté à l’égard de l’Histoire une allure d’exclusivité, de concentration sur l’humain. La transcendance est, comme telle, repoussée, et l’infini est déniché au sein du fini pour être extrait et exposé.
D’autre part encore, la Missa – et voici le point d’étrangeté qui apparaît avec davantage d’évidence à défaut de délivrer son contenu – retient son vouloir-dire, désignons ainsi son effort d’expression, au moment même où elle déploie des efforts gigantesques à cette fin. Cette retenue est ce qui la distingue du final et de son apparence toute triomphale de la IX° Symphonie. L’expression grandiose se retient dans un accès, à la fois douloureux et serein, de pudeur. Et peut-être même l’œuvre se dirige-t-elle contre elle-même lorsqu’elle semble frôler le désespoir – elle le frôle en effet et ce frôlement est la condition de l’œuvre tout comme il situe la place exacte de l’art ou encore le rail sur lequel il peut, légitimement à ses propres yeux, s’élancer – pour finalement s’arrêter devant lui, éprouvant à cet instant un spasme et s’élançant depuis ce moment de lucidité, ce moment de césure, non pour contourner le désespoir, le sauver grâce aux ressources faciles et illusoire du mythe et donc de la religion, mais pour le pénétrer comme s’il s’agissait de le soigner, d’en prendre acte, non pas de l’accepter en lui disant on ne sait comment « oui » comme feraient un sage stoïcien ou Nietzsche, mais en le chérissant presque, en l’aimant et en cherchant un moyen pour le soulager. Beethoven cherche à dégager du sens là où il n’y en a guère, où il n’y en a plus guère, lorsqu’il a fallu laisser loin derrière et la religion et les prétentions naïves de l’Histoire. Ce sens – le démonstratif ne s’épuisant dans aucune signification – Beethoven cherche à le dire tout en n’y parvenant pas. Ou bien, c’est parce qu’il cherche à se dire en n’y parvenant pas qu’il est sens et fait sens, comme un humain cherche à dire et à montrer son humanité lorsqu’il demande, ouvre la main ou pleure. Adorno voit très bien, et il l’énonce avec rigueur dans la Missa, ce qui se trouvera explicitement comme forme et matériau mêmes dans les œuvres encore plus tardives : « …la plupart du temps, elle [la musique] se retire, par son style et son ton et malgré toute stylisation, vers quelque chose d’indéfinissable, de non dit ». Adorno fait de la Missa une œuvre qui affiche une « impuissance » métaphysique, ce qui peut s’entendre très différemment. Le philosophe évoque en effet l’ « impuissance non pas d’un des compositeurs parmi les plus puissants qui ont existé, mais d’un stade historique de l’Esprit, lequel, quoi qu’il entreprenne de dire ici, n’arrive pas à le dire, ou pas encore ». Sans doute. Toutefois, Adorno ne se délivre pas du cadre de réflexion qu’est l’Histoire et la philosophie hegelienne. On a envie de dire que le dernier Beethoven n’est plus hegelien, encore moins philosophe tout court, car il ne perçoit plus la possibilité du philosopher. En ce sens, Adorno a raison : « L’exigence de vérité chez le dernier Beethoven rejette l’apparence illusoire de cette identité entre le subjectif et l’objectif […] C’est une polarisation qui se produit. L’unité est transcendée vers le fragmentaire ». Et Adorno touche presque juste lorsqu’il admet qu’ « en toute liberté, le sujet autonome s’abandonne à l’hétéronomie, ne sachant plus participer autrement à l’objectivité ». Il touche d’ailleurs tellement juste avec ces quelques mots qui expliquent la suspension de l’Histoire, la mise à l’arrière-plan du mythique et du religieux, la réalité de « l’aliénation » (cet autre sens repérable dans le titre du texte et que reprend le terme de « distancié » (Verfremdetes Hauptwerk)) qu’on s’étonne qu’il n’aille pas jusqu’à ressentir que Beethoven s’approche on ne peut plus près de ce dont il traite, qu’il écoute, comme lorsqu’on tend l’oreille vers quelqu’un qui, mourant, n’a plus la force de s’exprimer et de dire ce qu’il voudrait dire. À la question philosophique « qu’est-ce que l’homme ? », Beethoven a substitué l’expérience de l’humain, à la fois les conditions et la nécessité de cette expérience.
© André Hirt & éditions Kimé

André Hirt, La Dernière sonate, Kimé, 2021.
Extrait de La Dernière sonate, Kimé, 2021, p. 101-104.
[1] Th. W. Adorno, Chef d’œuvre distancié, in Moments musicaux, trad. Martin Kaltenecker, Genève, Contrechamps, 2003, p. 133, sq.
À présent, également dans Th. W. Adorno, Beethoven – Philosophie de la musique, trad. Sacha Zilberfarb, Paris, Rue d’Ulm, 2020, p. 197, sq.
2 Th. W. Adorno, Chef-d’œuvre distancié-À propos de la Missa solemnis, in Moments musicaux, op. cit.
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