Bien sûr chacun a ses raisons de pratiquer ou non le streaming qui ne sont nécessairement celles des autres. Chacun a raison dès lors que la musique accompagne réellement, on veut dire sensiblement et pensivement son existence, et qu’elle n’est pas le spectacle esthétisant que la plupart des concerts proposent dans l’inconfort des salles et le brouhaha des tousseurs et autres regardeurs de leur précieux : leur smartphone.
Les raisons du streaming sont subjectives, matérielles aussi en ce sens, et on s’inclinera à cet égard, sans le moindre jugement de valeur ou de mépris hautain. Ainsi le manque de place, la facilité d’écoute, les voisins et la famille qu’il ne faut pas, de toutes les manières, incommoder. Mais elles le sont également autrement : chaque disque acquis (et c’est aussi un trait générationnel, les disques coûtaient épouvantablement cher, les disquaires étaient nombreux mais il fallait se rendre dans les grandes villes, les pochettes étaient magnifiques, on y était attaché au point de les contempler comme des tableaux, chaque achat marquait un moment dans l’existence et aura tissé la mémoire et ses constellations occasionnelles – telle pensée, telle amitié, le succès au concours pour lequel l’achat était une façon de se féliciter soi-même, etc.) chaque disque, donc, composait la trame de sa propre histoire, élaborait l’écoute, permettait de revenir au passé, ou, par remords, sur lui, car les découvertes n’étaient pas toujours instantanées, ainsi de tel disque surgissait un beau jour une lumière qu’on n’avait pas entrevue et cette lumière était captée sur une pochette, qui à son tour illuminait une pièce (on la retrouvait les yeux fermés).
Depuis, ce sont des milliers de disques qu’on l’on possède, cd et « vinyles » comme on dit aujourd’hui (« auparavant », pendant sa période faste, on disait tout simple « disque ») et qui se sont accumulés. On a déménagé pour cela dans les recoins immobiliers les moins chers du pays, on ne le regrette pas. On se tient au côté de son existence, toujours incomprise, là, mais disponible à l’écoute sans doute infinie. C’est une trame.
On peut arrêter là ces considérations. Les mélomanes n’en en pas eu besoin pour comprendre.
À propos du refus, cette fois-ci, du streaming, il existe également des raisons objectives. Sans entrer dans des considérations qui répèteraient vainement les propos d’Adorno qui, de toute façon, méprisait le disque en général (Adorno était toujours contre, contre tout – c’est ma réserve à son égard, horresco referens son point de bêtise (ce qu’il dit sur le Jazz, sur Sibelius, parfois sur Schoenberg, toujours sur Stravinsky et bien d’autres), quelques remarques, en effet, s’imposent.
J’ai personnellement essayé et pratiqué le streaming. J’ai assez vite cessé. Pourquoi ?
D’où ces impressions, dont la pertinence n’est peut-être due qu’à mon idiosyncrasie… Outre ce que l’on peut inférer des raisons subjectives qui précèdent, bien sûr ont compté (elles se sont imposées d’elles-mêmes) la disparition de l’industrie du disque, celle des disquaires, les derniers, l’inutilité désormais de se rendre en ville pour les visiter, de sortir tout simplement pour autre chose que faire ses courses ou, pour le meilleur, pratiquer un sport (tout cela participe du creusement des centre-ville qui sont devenus des trous et des façades taguées, des lieux pour crétins avides de boutiques de luxe et de fast-foods). En un mot, de plus en plus, les villes, même les plus grandes, n’existent plus. Au demeurant, ce flux est le signe, on comprend qu’il console puisqu’il nous accorde encore quelque sucrerie, de la musique, dissout progressivement l’existence et tout ce qui existe…
(Bien sûr, il y a les artistes, bien qu’il y ait « artiste » et « artiste » – la musique dite « classique » échappant néanmoins à ce dilemme car le travail et la compétence technique y sont exigé –, l’industrie de l’internet ne rétribuant au disque comme au livre que les plus médiatisés d’entre eux. Or, soit on rétribue tout le monde, soit personne. Cela finira bien sûr, et c’est déjà un peu (beaucoup, on songe aux éditeurs de livres) le cas, par personne.
À la réflexion, cependant, en en restant à la seule réalité du streaming, j’en suis resté à l’indifférence à la qualité sonore tant vantée – je possède un équipement de qualité dans une pièce et de banales petites chaîne-hifi dans d’autres, un vieil appareil qui « mange » des disques. Les sources sonores possèdent, me dis-je sans cesse, chacune leur vertu. D’ailleurs, les plus belles expériences musicales, je les ai connues à partir d’appareils très modestes (mon premier tourne-disque, ainsi disait-on, ma première chaîne-stéréo, ainsi l’appelait-on) et il ne s’agit guère d’une illusion rétrospective puisque l’expérience ne cesse de se renouveler comme celle d’un bonheur ininterrompu.
Le streaming, malgré ses affichages, est immatériel, vraiment, il confine en effet à l’inexistence (je me dis que tout va s’arrêter à l’instant suivant), et derrière la disponibilité en effet qui confine à l’infini, je perçois le silence et le vide. La mort, dans toute sa généralité de Maître absolu se tient derrière le streaming. C’est un (le) Dispositif, indifférent, qui par conséquent ne m’est pas (jamais) adressé là où le disque, avec ses maniements, ses usures, entre et travaille dans l’histoire personnelle. Le streaming : de la musique pour personne. Le Dispositif, comme dit le philosophe, vous requiert, il est invisible, immatériel et lourd comme la plus lourde des matières (Lyotard avait déjà tout dit à ce sujet).
Pour paraphraser cette fois-ci Foucault, le fétichiste heureux que je suis – et pourquoi faudrait-il en avoir honte d’ailleurs ? –, néanmoins très peu naïf quant à ce qu’il en est de la marchandise, s’oppose à ce nihilisme, car c’en est un, majeur, du streaming et de son ressort, l’internet, à ce platonisme extrême (un pléonasme !) qui glorifie l’abstraction, qui n’est que la face présentable et déculpabilisée du prestige par ailleurs libidineux de l’immédiateté, le fétichiste donc n’en finit pas de cultiver sa passion. Il déteste la sensation (c’est plus fort que le sentiment, plus réel, plus incontestable, parce qu’il « cogne ») de perdre ce disque – et le bonheur de le retrouver, parfois de le racheter, est sans commune mesure. Le disque n’est pas un objet érotique immatériel, mais une personne. Il est si individué, si distinct de la masse indistincte du Dispositif.
Bien sûr, c’est lui aura raison, car c’est lui la raison. Mais la raison s’est métamorphosée en si peu de réalité qu’elle n’est plus guère raisonnable. Ce n’est donc pas pour autant une raison d’irréaliser la pratique quotidienne la plus concrète de l’existence qui est celle des livres et des disques.
(Mêmes remarques concernant les liseuses, mot affreux).
Mélomania, boulevard Saint-Germain ferme. Mille fois hélas ! Avant les tout derniers, un peu Gibert les bons jours et selon les arrivages. Certes, on possède déjà beaucoup de choses, mais comme pour l’alcoolique, disait Deleuze, c’est le dernier (verre) qui compte ! Ce qui, au demeurant, est juste, car un (le) dernier est toujours, nécessairement, une individualité.
Mélomania ferme. Les librairies ont fermé (dans ma ville, il n’en existe plus, bien que l’une d’elle affirme être « la plus grande d’Europe » (sic !), les autres ayant pour « coup de cœur » ce qu’on leur présente, impose plutôt ainsi, partout la même chose, qu’on trouve aussi bien au relai de la gare. Et les mauvais « libraires » (gloire à ceux qui le sont restés!) devant leur ordinateur, sans un regard pour vous… C’est fermé, ça ferme. On est bien.
© André Hirt


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