Il a l’âge où l’on ne vieillit pas. Impossible de concevoir un lendemain traversé de nostalgie. Dans l’ivresse des salons, parmi la rencontre d’hommes remarquables, avec l’amitié indéfectible de sa sœur Fanny, Félix Mendelssohn à seize ans parvient même à oublier Mozart. La musique ne cesse d’avancer au rythme de l’exposition d’un thème, qui ne quitte rien, ne lâche rien. Cette ivresse tournoie au sein d’une large sphère. Il y a fort à parier que l’enfant prodige est plongé dans une liberté qu’il ne redoute pas. Heureux, joueur, émerveillé, d’une fraîcheur fascinante, l’Octet de Mendelssohn revient certains jours de ma vie comme un mélange d’innocence et d’ironie, l’inspiration insensée d’un adolescent au premier quart du dix-huitième siècle. Une inspiration si libre qu’elle peut être ironique, s’inventer dans une mode classique, en en respectant les principes, tout en séparant, l’air de rien, le corps de l’équilibre obtenu auprès de l’âme et de l’esprit. Il y a ici trop de danse, trop de joie, trop de mouvement et d’exacerbation pour que ledit corps ne soit pas en sueur à un moment ou un autre. Difficile aussi, bien avant nos inquiétudes contemporaines, notre monde obscurci, de ne pas voir du vert partout, tant cela résonne, se déverse, danse, de manière printanière. Pas de bois touffu, de forêt dantesque. Pas même de dame pétrarquéenne, d’Hélène à courtiser. Rien d’un amour à distance, juste la liberté de ton d’un très jeune homme, l’expression que l’on utilise pour ne pas dire enfant. Une musique qui ne pense pas que l’on puisse vieillir : voici comment la première partie de l’Octet se fait entendre, en abusant presque de ses ressources. Bien plus qu’une manière de se donner, cette œuvre donne à voir et ressentir. Elle ouvre les cinq sens avec le plaisir continu de prendre, de cueillir, recueillir, subtiliser. Sa générosité est à l’image du nombre d’instrumentistes : au-delà du cénacle sérieux du quatuor (même si le jeune compositeur va s’intéresser peu après aux derniers quatuors de Beethoven), et avant l’orchestre. Cette huitaine de musiciens, aux allures du signe de l’infini, est la création d’une communauté, à même de se défaire à tout instant, d’aller où bon lui semble une fois divisée, pour l’heure dans la véritable union du premier mouvement, l’Allegro moderato, non con fuoco (non sans flamme !) Il est des bonnes intentions comme des premiers mouvements : quelles paroles vont suivre ? Le deuxième mouvement propose un repos aux danseurs, lie avec une légère logique de propos le vert du premier mouvement à un bleu de ciel clair, avec un peu de cohorte céleste au sein de la ronde humaine. Quelque chose de moins terrestre se fait en effet entendre ; l’élan le cède à la grâce. Comme si le ciel se dévoilait au-dessus d’un pré. Ce qui fascine, c’est l’intelligence du relâchement, ou plutôt le dialogue élégant des instruments les uns avec les autres, sans surplomb, sans démonstration. Une confiance mutuelle, qui ne cherche pas à triompher. Peut-être une insouciance. Elle éloigne les obstacles du corps, la crainte d’un essoufflement qu’aurait pu produire l’étourdissement du premier mouvement. Après la fête, on reconnaît les visages. Tout est là, dans la manière de les approcher, les contourner, sans fixer les yeux. Cette altérité en mouvement ne peut qu’être brève. Et la musique de flirter avec une légère mélancolie, qui n’est pas un regard vers le passé, plutôt le désir prégnant, présent, de ne pas être parmi les autres sans les considérer, les ignorer. La confrontation du vif et du sensible enrichit l’expérience. Avec une intelligence presque philosophique, Mendelssohn poursuit avec un Scherzo. Moins de cinq minutes, où le mot danse pourrait à nouveau s’imposer. Normal cela est court, avec une vivacité revenue, mais plus groupée, plus proche. Serait-on plus conscient ? La construction d’un paysage se dessine sous nos yeux. Les interventions de violoncelle au milieu du mouvement participent à l’élévation d’un opéra en plein air. La parole n’est pas audible ; on devine juste qu’un poème pourrait se mêler à la musique en cours. Comme si le crépuscule s’annonçait, que l’être humain connaissait d’autres sortilèges que ceux traversés dans la fréquentation d’autrui. Avec un humour sibyllin, le Scherzo de l’Octet dit sans le dire un mystère. Jamais exclamatif, il évolue dans des sursauts et des volutes. La parole en est complice. Il se donne à voir comme la lecture d’un conte. Inspiré par Goethe, Félix Mendelssohn ne pouvait savoir qu’il racontait déjà le Valois de Gérard de Nerval, ses traditions, ses danses, ses marches dans la nuit, ses désirs inassouvis. Les trois derniers mouvements excèdent de peu la durée du premier. Comme souvent, une générosité première doit faire preuve d’humilité devant les apparitions des suivants. Le Presto confirme un rapport distant au réel. Nul retour d’une écriture qui se bornerait à circonscrire les élans du début, ni les rêveries qui ont suivi. L’Octet a les vertus d’une marche sans retour, une marche en cadence qui ne regarde jamais en arrière et devient plutôt soucieuse de s’abandonner au merveilleux qu’elle a fait surgir. Rejoindre ce que l’on a créé, voici la course dans laquelle nous sommes, parmi des frondaisons de vert, un bleu teinté de nuit, une indistinction des formes (ces formes sont des corps), qui réunit non seulement dans l’esprit classique corps, âme et esprit, mais également des harmoniques visibles, du terrestre au céleste, passant à travers les souffles de chacun, au sein d’un même et indivisible mystère.
© Marc Blanchet
Wiener Oktett
Decca
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