“Il se dit que décidément il y a quelque chose, toute une dimension sonore dans ce paysage, qui lui aussi s’est inscrit à la façon des ondes éternelles, c’est ainsi qu’il se le formule sans chercher plus avant, dans les corps et les âmes. Et c’est depuis cette expérience qui se ramène fondamentalement à un ébranlement physique donné à la pâte matérielle sortie de cette terre que lui viendrait la reconnaissance de ce qui arrive dans la musique, une certaine musique, par exemple celles de Schubert ou de Schumann, une musique de la forêt, des rivières et des fleuves, des vignes et des baies, des chemins qui se perdent, de la solitude où l’on est heureux et aussi désespéré, d’un monde dans lequel le temps passe mais sans véritablement tenir compte de la moindre chronologie ou d’un mouvement qui se dirigerait quelque part. Tout comme le fœtus ignore qu’il est enveloppé dans le monde, le globe, la sphère que forme en tous sens la mère, de même la musique nous enroule depuis toujours sur elle-même dans le milieu singulier et éthéré qui est le sien. Cette idée bien banale lui apparaît pourtant dans toute sa vérité, de façon irréfutable, et l’idée s’élabore aussitôt en lui que ni le souvenir et encore moins la pensée ne rejoindront ce dont nous avons fait originairement l’expérience, que ce que nous sommes est au fond irrécouvrable, que nous ne cessons de courir après un temps qui avance dans le passé en s’éloignant de toute prise. Cela n’empêche pas la conjugaison du silence et de la musique qu’il éprouve à cet instant, comme le souvenir de cette expérience à la fois irrémédiablement perdue et malgré tout présente puisqu’elle se manifeste à mi-voix. Il se tient là, si loin de l’enfance et si proche de l’enfant qu’il était. Il entend en réalité cette rencontre, il ressent cette conjugaison des temps, cette concentration qui s’oppose à tout épanchement qui ferait croire à une extase. Car, il s’en fait la remarque imprévue, rien dans ce paysage ni dans cette musique ne prédispose à quelque hystérie, qu’on nomme comme on veut cette tendance de l’expression lorsqu’elle ressent son urgence. Décidément, se dit-il, dans Schubert, il n’existe rien d’hystérique, pas même ou si peu dans Schumann, lui, le grand souffrant, le plus désespéré de tous, celui qui aura entendu le plus précisément jusqu’à l’obsession, et finalement l’insupportable, les sons venus du fond des forêts. Mais, justement, au moment même où en levant la tête il voit des nuages presque en train de tomber sur les sapins, il ne parvient plus à démêler en pensée, à l’image d’une douce couverture qui réchauffe, le léger mais épais bonheur qu’il ressent ici, dans ce paysage, et la certitude, qui soudainement l’épouvante, que l’Histoire est sortie de cette forêt, de ce sol et de la rougeur de cette terre. Et, au loin, dans sa tête du moins, il entend la fureur se déchaîner, les cris de douleur, de frayeur et d’agonie ainsi que les hurlements des chiens retournés à l’état de loups qui se confondent avec ceux des bourreaux.”
© André Hirt, Le Voyage avec l’enfant, éd. Les Grands Détroits, 2024.
0 commentaires